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Trouver le repos

Il est parti pêcher. La maison a encore les poings fermés. Il est sorti par la fenêtre pour éviter l'alerte du parquet et l'empoignade de la porte qui grince. C'est l'aube. Les nuages, légèrement roses et orange, ont des airs de cotons démaquillés. Il fait encore frais : du brouillard sort de sa bouche. Il a mangé des mûres sur le chemin, les premières de l'année. Il a franchi le gué. Il a toujours préféré le côté d'en face, sans être capable de dire pourquoi. Il a marché pour gagner son coin. Il y était hier, il y sera demain.

A cet endroit, les tourbillons, on dirait des cailloux lancés du fond, à la volée. Contre les pierres qui émergent, la vitesse de l'eau vient tricoter de l'écume. Il s'est installé à gestes lents, a contemplé l'eau longuement et la course insaisissable des poissons, petits et grands, avant de lancer sa ligne. Il doit bien y avoir des logiciels, de nos jours, pour formaliser l'aléatoire de l'épinoche, les allées et venues de la tanche, l'immobilité de la brème.

La seule prise de la matinée ne lui sera jamais reconnaissante d'avoir été remise à la rivière. Parfois même, il n'a pas à user de sa clémence. Il pose sa gaule sur la berge et attend en regardant les bestioles s'agiter, les arbres froufrouter et il se contente de faire ricocher des galets plats à la surface de la rivière, là où elle forme une étendue lente avec des sortes d'algues échevelées et affleurantes.

Il n'a jamais sa montre ; le soleil fait l'horloge dans le ciel et c'est bien suffisant. Ses pensées font des contorsions, il passe de l'une à l'autre comme un trapéziste, c'est trois fois rien, et le plus souvent il pourrait les réduire en poudre comme des coquillages usés.

Il rentre avec ses bottes de sept lieues, caoutchouc vert bouteille. Personne ne lui dit que la filoche est encore vide. Ni son père, ni sa mère, ni son frère, ni sa sœur, ni la compagne de l'un, ni le mari de l'autre. Personne ne vient lui dire qu'il est bredouille. On ne lui demande rien, pas même s'il a passé une bonne matinée. Il se propose d'aider à la préparation du repas, sa mère répond que tout est déjà prêt et qu'il n'y a plus qu'à passer à table, mais auparavant il prendra une bonne douche parce qu'il était en plein soleil et qu'il a sué. Il ne se baigne jamais dans la rivière. Il n'aime pas l'eau.

Quand il avait quinze ans, il s'était battu de longues minutes contre une pièce énorme, argentée et rebelle. Il avait vaincu. Pendant que lui-même reprenait son souffle, la bête s'étouffait sur la berge. Il l'avait vue mourir lentement, s'agiter, ouvrir large ses ouïes, battre l'herbe tassée du chemin de sa queue, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien, plus rien que l'arc-en-ciel posé sur les écailles, arc-en-ciel enfin immobile du poisson enfin mort.

Il l'avait ramené comme un trophée.

On avait devisé sur les manières de l'accommoder. Tout le monde y allait de ses envies, avant de s'entendre sur une recette des plus simples.

Le trésor s'avéra plein d'arêtes et d'une chair fade. Il voyait chacun masquer sa déception derrière les grimaces de la mastication. On avalait les bouchées à grand renfort de mie de pain. On disait que c'était bon, bonne pêche, en ajoutant des hummmm de satisfaction qui sonnaient faux. Le plat avait encore de quoi donner. Personne ne demanda à y revenir. Il avait compris que son offrande n'était pas à la hauteur de ses espérances.

J'y retournerai, se dit-il, mais qu'on ne m'attende plus. Ainsi fit-il. La fin de l'adolescence et le début de sa vie d'adulte.

Jamais la nature ne lui avait offert une seconde prise comparable, rien que du menu fretin ou des tailles quelconques qu'il sortait d'un coup sec du lit de la rivière. Et il lui semblait qu'éternellement il pourrait écrire, du moins se le raconter ainsi : il est parti pêcher...

Il est parti pêcher. La maison a encore les poings fermés. Il fait un peu frais. C'est l'aube. Les nuages, légèrement roses et orange, ont des airs de cotons démaquillés. Il cavale jusqu'à son repaire et là, à peine arrivé, à peine installé devant le tourbillon de l'eau qui ponce la pierre sans qu'on s'en aperçoive, il doit s'y reprendre à plusieurs fois pour abattre sur la berge une bête brillante comme une lame de sabre, bête énorme qui frappe le sol comme un enfant capricieux. Il la laisse mourir. Il la regarde de loin et attend que tout cela finisse avant de s'approcher. Il s'accroupit et, tout à coup, lui apparaît une évidence, une évidence vitreuse, fixe, bouton d'un manteau d'enfant, une évidence qui remonte à l'infini d'un souvenir qui ne veut pas dire son nom, dont il ne sait rien mais qu'il formulerait ainsi : d'un poisson, comme de l'amour, on ne voit jamais qu'un seul œil qui immanquablement vous avale.



 

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