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Miroirs

  • Miroirs (VII) : Mark Rothko, tragique

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    Mark Rothko renonça assez vite à l’art figuratif et en particulier à la représentation des personnes parce qu’il avait « l’impression d’abimer le visage ». Renoncement qu’on ne peut discuter (c’est-à-dire contester) du point de vue esthétique, voire sur le plan éthique. L’artiste est souverain. Mais si l’on considère l’histoire des idées et leur formalisation, on peut effectivement s’interroger sur ce glissement qui relègue au rang de quasi archaïsme la question de la figure humaine. Faut-il y voir comme Paul Virilio la matérialisation d’un art impitoyable qui a, entre autres, récusé l’histoire d’après 1945 (même si l’horreur n’est pas réductible à cette période) ? Il est en tout cas troublant que Rothko ne peignit qu’un auto-portrait, en 1936.

    En 1936, pendant que d’autres organisaient l’effacement systématique des juifs, le peintre abandonnait l’idée de se tenir à distance de lui-même. L’affaire, nous l’avons écrit d’emblée, semblait avoir une raison plus théorique. Néanmoins, cet abîme avait aussi à voir avec cette question d’identité qui allait faire de Markus Rothkowicz, à partir des années 40, Mark Rothko. Troncation du nom, mais dans une certaine limite, pour ne pas tomber dans l’identifiable immédiat : Roth, comme Philip Roth ou Joseph Roth, par exemple… Ne plus se peindre parce qu’il y a, peut-être, une difficulté à se peindre. Un problème de légitimité. Dès lors, on regarde cette unique expérience avec une certaine circonspection.

    La question de la ressemblance n’est pas vraiment au cœur du tableau. On le reconnaît assez facilement, si l’on se réfère aux photos de l’artiste. L’œuvre n’est pas en soi très remarquable. Les couleurs sont pauvres, l’angle de vue est assez classique (l’amour de Rothko pour Rembrandt), les proportions n’ont rien d’originales et nous sommes loin des « déformations » qu’ont depuis longtemps exploré les cubistes et leurs suivants. Alors quoi ?

    Les yeux. Encore que le terme soit inapproprié, puisque Rothko porte déjà les lunettes qu’on lui connaît. Mais ce n’est évidemment qu’un élément secondaire, parce qu’il s’agit plutôt du regard. Et le regard est d’abord une question dynamique. Si les yeux existent en soi, le regard, lui, n’a de sens que dans le rapport avec l’objet qu’il a en perspective. Le regard, c’est à la fois l’acte mais aussi un choix, une manière de. Il est l’essence même de la peinture et de sa théâtralisation (si l’on veut se rappeler que l’étymologie grecque du mot renvoie au verbe « regarder »). Il est le fondement de l’art de Rothko, comme de tout peintre. La peinture est un regard porté sur quelque chose et la manière de faire procède d’une manière de voir.

    Quid donc de cet œil dissimulé, de cette obscurité fondamentale dans la représentation de soi ? Il ne ferme pas les yeux, mais il accentue l’écran par quoi n’importe qui peut prétendre être une énigme. Faut-il croire qu’un homme aussi grave que Rothko puisse ainsi se mettre en scène ? Ce serait à peine croyable. Si l’on considère la position du corps, le trois-quarts face, il est de toute manière évident que le modèle ne nous regarde pas. Son œil fuit quelque part. Il n’essaie pas d’accrocher notre attention. Le vrai trouble tient au redoublement de cette noirceur que le spectateur peut décomposer : le noir de l’organe et le quasi noir des verres de lunettes. De quelle angoisse cette dissimulation marque-t-elle la vérité ? 

    Car c'est bien une angoisse latente que nous raconte cet autoportrait. La noirceur désignée du regard n'est pas une afféterie, mais la trace d'une (in)consciente torture de ce qui sera l'appui de l'artiste pour exister, pour s'exprimer. Et l'on descend un peu plus bas dans le tableau, pour observer les mains. Croisées, l'une sur l'autre, l'une tenant l'autre, la pressant, comme s'il y avait péril en la demeure. Les mains, ou l'autre medium de la peinture, ce qui traduit la vision, lui donne sa densité. Le passage du virtuel au réel. La crispation que l'on sent en elles est troublante. La liberté est comme absente de l'œuvre. L'artiste n'est pas au travail (il est habillé pour sortir, peut-être, avec sa cravate) mais il porte toute l'attention de sa représentation autour des deux conditions de son existence comme peintre. Ce n'est pas son visage qu'il abîme, ni même sa figuration sociale ou proprement existentielle. On y lit plutôt un étrange aveu de cette impossibilité à aller au-delà de ce qu'il serait censé représenter. Il se montre et on pense petit à petit à une posture de contrition, à la mise à peine transformée (la cravate est bien sûr trop claire, trop voyante) d'un homme en deuil. De qui ? De quoi ? Comme le tableau ne contient lui-même aucun élément narratif extérieur, il ne reste pour le spectateur qu'à se retourner vers le sujet en tant que tel : Rothko lui-même.

    Cette œuvre est à la fois très belle et très émouvante. Elle est si loin de ce qui fera le succès de l'artiste, de son goût pour les couleurs vives, avant que ne viennent les tons sombres et la touche finale de la chapelle de Houston. Certes, il est toujours facile de revisiter une toile à la lumière d'un destin tragique et d'en faire un acte prémonitoire. Une toile n'est pas un acte, sinon à être déclarée comme telle. Mais cette volonté, dans cet unique autoportrait, de se dépouiller du moindre orgueil de l'art est poignante. La simplicité y est une forme d'aveu et une manière de clore le débat autour de l'homme. Arrivé à ce point, on comprend mieux pourquoi il a voulu explorer l'énergie de la couleur, d'où il pouvait se soustraire.

     

     

     

  • Miroirs (VI) : Robert Mapplethorpe, sans sourciller...

     

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    Autoportrait à la canne

     

    Memento mori. Sagesse antique dont nul ne peut raisonnablement s'éloigner. Le tragique, banal, circonscrit dans les bornes du corps, alors qu'on passe une partie de l'existence à vouloir le conjurer.

    Le cliché date de 1988. Dans un an, le photographe sera mort. Il est atteint du sida. Nous sommes encore à une époque où les miracles sont rares, les thérapies imprécises. L'espoir n'est plus de ce monde. C'est un temps où l'on enterre en série, dans un climat de peur assez palpable. Fare sex, sortez protégé... Soit, mais toutes les précautions n'enlèvent ni la crainte ni le désarroi.

    Mapplethorpe a les traits tirés, le visage marqué. Sa beauté sauvage et angélique a laissé la place à une raideur sourde, fruit malin de la fatigue maladive. Il fait avec, comme on dit. Il n'y a pas de prémonition brute de la mort dans cet autoportrait mais une mise en forme, un mélange d'arrogance esthétique et de simplicité à vouloir tout maîtriser. Dans le temps : avant et après ; dans l'espace : le devant et l'arrière. Mapplethorpe veut (r)emporter la fin : finitude et finalité.

    Quel est le fond de l'histoire ? Le photographe en liquide, de manière radicale, l'évidence. En s'habillant de noir (comme on porte le deuil...) l'artiste supprime le corps, l'intègre à l'arrière-plan lui aussi noir qui, par ce biais, n'en est plus un au sens strict, puisqu'il est l'horizon (en somme un futur) amené jusqu'à l'assomption d'une planéité qui  transpose un présent perpétuel : être et ne pas/plus être là. Le noir est lisse et le corps démembré. La disparition est en cours et ce n'est pas l'effacement absolu que Mapplethorpe nous montre, vide sidérant ou rideau total, mais la mise en scène du reste, et par dessus tout : l'image.

    Le visage de Mapplethorpe re-produit l'imago originel, soit : le masque mortuaire que présentait la procession funéraire. Ce visage, si éteint dans sa matité creusée, est en apesanteur et on pense à quelque peinture symboliste de Gustave Moreau. La morbidité est coupée du sol, de sa réalité la plus pesante, pour se concentrer en un masque où la dernière ardeur vient des yeux, des yeux qui nous fixent après s'être fixés eux-mêmes, au second degré, quand l'artiste s'est pensé de l'autre côté de l'appareil (ce qui rabat la photo sur la thématique de la frontière, à franchir, une fois pour toutes). Il se regarde se voir et le moindre élément de divertissement (pascalien...) a été éliminée; le pathétique n'est pas de mise. Il viendra plus tard, quand nous regarderons le cliché comme un testament et que nous nous dirons qu'il savait (ce qui est, sur un plan logique, une fausse explication puisque, par principe, nous savons "cela" depuis longtemps, depuis le moment où nous avons compris que nous étions mortels).

    Certes, ces traits tirés, dans l'aveu qu'ils portent, sont, plus qu'à la normale, une certaine essence du portrait, du pourtraict, d'abord peint, puis, photographique, tiré. Le relief de la maladie lui donne sa profondeur, et l'on se demande aussi combien il est nécessaire que le désordre règne pour que nous nous intéressions à la vie (laquelle n'a pas de valeur intrinsèque, ne comptant qu'à mesure de sa perte). La beauté en souvenir poignant nous émeut, mais elle n'est qu'une transition, quand Mapplethorpe se redouble en ce pommeau mortifère, en cette tête de mort qu'il feint de ne pouvoir regarder mais que d'une main ferme il projette vers nous, frontalement et nettement.

    L'artiste excède le fatras baroque des vanités. Inutile d'accumuler les objets, les signes, les symboles, les allusions ou les preuves. Trop facile, le jeu des déformations et des anamorphoses (comme dans Les Ambassadeurs de Holbein). Le crâne, les orbites oculaires, les maxillaires, l'osseux et le décharné sont le destin à l'état brut et c'est avec un courage plein de noblesse que Mapplethorpe en revendique la présence. Cette main est, de fait, l'élément le plus émouvant du cliché, sa part la plus vivante. Car si la tête de mort et le visage du photographe sont des équivalents, comme les deux temps d'une histoire en miroir, la main, unique replie l'inéluctable sur un choix digne. Elle ne lâche pas prise, et grâce à elle, la résignation recule. C'est un peu comme si, au contraire, des versets de L'Ecclésiaste, le savoir loin d'augmenter la douleur, en suspendait la réalité. Elle est la main vivante chère à Keats, celle qui tranche (dans) le vif.

    On connaît le "ça a été" barthésien. Cet autoportrait vient en démentir la portée simplificatrice. Mapplethorpe ne cherche pas tant à témoigner de ce qui le guette que de détruire la linéarité de toute existence. Sa force d'anticipation s'entend comme l'acquisition d'un droit à l'éternité parce que théâtraliser son devenir revient à en choisir l'essence. La mort n'est plus alors une défaite mais une péripétie que le photographe regarde en face, et cette loyauté envers soi est la plus belle manière de ne pas se perdre en attendant ce qui ne peut manquer d'arriver...

  • Miroirs (V) : Hippolyte Bayard, allégorique

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    Hippolyte Bayard, Autoportrait en noyé, 1840

    Lorsque, dans l'histoire de la photographie, il devint patent que le procédé de Daguerre, sur métal, l'emporterait, son concurrent, promoteur du support papier, Hippolyte Bayard comprit qu'il finirait dans les greniers (ou les caves) de l'Histoire. Pressentant que l'ère industrielle donnerait aux seuls triomphants le droit au souvenir, il se photographia en noyé. Autoportrait en mort, d'une certaine manière. Cette première mise en scène de soi n'est pas sans rapport avec l'analyse courante reliant la photographie et la mort. Il faut rappeler la tradition du XIXe pour le portrait des morts sur le lit (Hugo, Ibsen, Proust...) et relire, évidemment, Bazin et Barthes.

    Pour revenir à ce pauvre Bayard, outre le caractère morbide dans la théâtralisation de l'échec, il y a un je ne sais quoi de mélancolique, à penser que toute l'énergie de cet homme se sera convertie en un acte symbolique où l'invention sert en propre à se nier. Voilà qui est terrible : se battre, concentrer volonté et intelligence pour n'être plus qu'une ombre. On imagine Bayard cherchant une formule adéquate pour signifier son désarroi et trouvant, d'un coup, ce subterfuge morbide grâce auquel il devient le premier acteur de l'épopée photographique. La machine sacrifie, et doublement, la vie de son inventeur. 

    Que pouvait signifier, pour un homme de cette époque, de se voir mort ? Les peintres avaient déjà joué avec le feu mais la technique, la distance même de l'art les protégeaient. Ils étaient eux et quelqu'un d'autre. Bayard, lui, se lance brutalement dans la disparition vivante. Il est le premier à se voir mort, à pouvoir s'en faire une idée... Que devint cet autoportrait, pour lui, tout le restant de ses jours, puisqu'il ne mourut qu'en 1887, alors que la photographie triomphait auprès du bourgeois, fasciné et ému. Comment vécut-il de se regarder mort, et pourtant vivant. Vivant mais oublié. Oublié jusqu'à sa résurrection en noyé, dans l'histoire de la photographie ; retour dont on doutera qu'il ait pu la croire possible...

  • Miroirs (IV) : Gary Schneider, sous X.

     

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    Gary Schneider,  The Genetic Self-Portrait, 1997

     

    Jean-Jacques Rousseau inaugure le texte même des Confessions d'une citation latine censée définir la nouveauté de son projet : Intus et in cute. Intérieurement et sous la peau. Mais ce n'est qu'une formule, une visée métaphorique de l'écriture car de ce qui est sous la peau nous n'en saurons jamais rien. Pourtant le corps : sa masse, son volume, son architecture, sa mécanique, son système pression/dépression, ce corps-là est effectivement l'autre premier de notre singularité. Mais nous avons tendance à le mettre entre parenthèses, sinon pour en faire une apparence, le volet matériel de notre représentation.

    Le portrait, dans sa version picturale, n'échappe pas malgré ses perfectionnements successifs à cette théorie du reflet. Le visage, hiératique et archétypal, se précise peu à peu pour livrer, par ses mimiques ou un regard habité, une part du mystère humain. Et nous, spectateurs, nous admirons la ressemblance (quoique, le plus souvent, nous n'ayons nul modèle pour vérifier), la vérité du trait ; nous scrutons le caractère jusqu'à nous dire : c'est lui, c'est bien lui, tout à fait lui.

    Gary Schneider tente, de son côté, le dépassement de cet abîme des apparences, en explorant le répertoire à la fois concret et pourtant si abstrait de son individualité. Il ne se peint pas, il ne se photographie pas, il se radiographie. Mettons de côté la critique possible qui reversera cette pratique dans le territoire de la facilité technique, du concept postmoderne de la dérision et de l'astuce propice à l'exploitation commerciale. Ces considérations ne sont pas vaines mais portent moins que les questions en contrepoint du procédé choisi (1).

    Outre que ce qu'il fait est à la portée de tous, l'intitulé de l'œuvre joue à plein sur la mystification possible de l'entreprise. Il faut convenir, c'est-à-dire admettre sans autre forme de procès, qu'il s'agit bien de l'artiste (et non de sa cousine, d'un ami, ou d'un inconnu dont Schneider aurait récupéré le cliché). C'est un pacte : lui, en chair et en os, lui noir sur blanc, mais lui inversé. Nul moyen de vérifier, à moins d'avoir accès à son dossier médical. Il nous reste à croire.

    Or, au cœur de l'originalité de l'être, se nichent d'étranges impressions. Avec toute la bonne foi du monde, je ne peux reconnaître celui qui se présente. On pourrait même dire que la matérialité du corps m'éloigne de lui plus que ne le ferait un cliché classique. La conformité, même symbolique, semble moins compter que la ressemblance. Schneider va donc à rebours de l'idée traditionnelle de la photographie comme vérité par le fait de sa valeur d'empreinte, de son caractère indiciel. En donnant à voir ce qui est le propre de son corps, il neutralise toute possibilité d'identification. La précision radiographique annule la reconnaissance. Le spectateur s'évertuera dans l'étude du cliché, il n'en retirera rien (à moins que médecin il ne décèle une anomalie ou une nécrose : lecture pathologique de la matière à montrer. Mais ce ne sera au fond qu'un diagnostic concentré sur un point de l'ensemble). Il ne pourra se faire une idée de Gary Schneider.

    En revanche, ce même spectateur à tout loisir de se reconnaître dans cette œuvre. L'énigme de l'auteur, puisqu'il y a neutralisation du rapport de ressemblance, n'interdit pas une identification du spectateur. L'effort de transparence, qui consiste à décharner l'individu, à ne garder que l'armature, va de pair avec l'impression que nous sommes tous un peu pareils. La chair ne cache plus rien. L'os n'est pas à nu mais presque.

    Ainsi, d'aller au profond revient-il moins à percer le mystère de l'unicité qu'à découvrir la banalité de ce que nous sommes. Peut-être est-ce pour cette raison (mais pas seulement : l'association à la maladie tient une place non négligeable) que la radiographie nous importune, et que l'on ne peut se détourner du travail de Gary Schneider. Elle touche à l'indiciel, et il n'y a ici pas loin de l'indice à l'indicible. C'est l'intime, l'intime qui nous reste tant mystérieux, avec lequel nous vivons sans jamais pouvoir réellement le voir. Dans L'image précaire, Jean-Marie Schaeffer souligne avec beaucoup d'à propos l'étrange rapport que nous entretenons à la radiographie. "(l'image radiographique) est [...] souvent vécue comme image interdite : autant on aime montrer ses photos-souvenirs, autant on préfère tenir cachées les radiographies de ses organes ou de son squelette. Lorsque, dans La Montagne magique de Thomas Mann, le jeune Hans Castorp se trouve confronté pour la première fois à l'image radiographique de son propre corps, il se rend compte qu'il contemple une image qui en fait ne lui est pas destinée : c'est comme s'il jetait un regard dans son propre tombeau. L'image radiographique anticipe le travail de la putréfaction, éliminant la chair pour ne laisser subsister que les ossements : "... et pour la première fois de sa vie il réalisa qu'il allait mourir."

    Regarder l'autoportrait de Gary Schneider revient à se confronter aux illusions de nous-mêmes et plus encore, en ces temps où le corps est devenu marché, monnaie, pièces détachées, nous sentons que ce qui fait notre propre, notre distinction est le plus susceptible de se fondre dans le commun. La radiographie évide le sujet ; les rayons X nous passent sous X et le supplément de détermination devient la marque de notre anonymat. La monstration de l'intérieur, de ce jamais-vu et jamais-visible, se retourne tout autant contre son auteur que contre le spectateur. La science objective et l'esprit n'y trouve pas matière à se rassurer. 

    Si la tentative de Schneider, au delà des considérations esthétiques (est-ce beau ? est-ce une œuvre ?), a une portée, sans doute faut-il la comprendre comme le signe d'un monde où la connaissance se dissocie de l'humanité. L'autoportrait radiographique porte le masque d'une raison technique, matérielle où l'homme, pris au plus près, au plus profond, est absent. La morbidité qui s'y rattache n'a rien à voir avec les écorchés ou les gisants en squelette des siècles passés, et en particulier ceux du baroque. Le plus terrible du travail de Schneider est justement qu'il n'est pas macabre, même pas repoussant, il est froid. Il conjugue à la fois le vivant le plus évident (puisque radio il y a) et le mort le plus absolu (puisque l'appareillage est capable de vous transpercer).

    La transparence est inhumaine. On ne devrait jamais l'oublier.

     

    (1)Si l'on veut voir ce que donne la radiographie comme formule d'un petit esprit, il suffit d'aller voir les "œuvres" consternantes de Nick Veasy...

  • Miroirs (III) : Hodler, l'infamilier

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    Ferdinand Hodler, Autoportrait, 1891Genève, Musée d’Art et d’Histoire,

     

    Les hommes ont-ils une apparence qui passerait le temps, alors que nous avons tendance à croire que les visages sont le fruit d'une époque et que nous n'avons qu'une lointaine ressemblance avec les têtes antiques ou les marquis emperruqués du XVIIe siècle ?

    C'est l'impression de déjà-vu qui domine dans cet autoportrait de Ferdinand Hodler qui traversa la deuxième partie du XIXe pour mourir en 1918, et dont la notoriété reste somme toute restreinte. Et ce fait n'est pas sans incidence, parce qu'il semblera d'abord au spectateur reconnaître en l'artiste cette figure attendue du bourgeois barbu, à la moustache apprêtée, une sorte de figure classique de la IIIe République. On le regarde de loin et l'on pense à Mallarmé (photographié par Nadar) ou à Huysmans (peint par Forain), comme si, dans le fond, Hodler ne pouvait pas être lui-même avant qu'on ne lise le cartel. Il est, d'une certaine manière, une figure, un être qui ne s'appartient pas mais dont l'apparence est une synthèse de son époque.

    Ce n'est pourtant pas à un homme de son temps qu'on l'associera le plus mais à un personnage de fiction : l'incroyable Mister Arkadin de Welles, héros éponyme d'un film souvent méconnu daté de 1955, dans lequel le génial réalisateur reprend le thème de l'omnipotent mystérieux qu'il avait quinze ans auparavant travaillé avec le magistral portrait de Charles Foster Kane. Et comme lui-même en vieillissant prendra de plus en plus les traits impérieux et menaçants de ses personnages, on est tenté de voir la prémonition un peu folle de l'irascible artiste, une parentèle (certes fausse) entre Hodler et Welles.

    Pourquoi prémonition un peu folle ? Il suffit de concentrer son attention sur le regard de Ferdinand Hodler : un regard tendu, saisi dans un mouvement brusque, quand la tête se retourne vers le spectateur. Celui-ci est comme dévisagé. A-t-on dérangé cet homme ? Lui avons-nous dit quelque chose qui le pousse à s'arrêter dans son élan ? Il revient vers nous. Ce n'est même, peut-être, que le premier temps d'un revirement plus dur, l'annonce d'une menace. Il n'a pas l'œil clair, le bleu acier glaçant, quasi caricature d'un assassin, mais il a la noirceur inquiète et inquiétant d'une personnalité imprévisible. À moins que ce ne soit tout le contraire : un effroi impalpable dont nous serions la cause. Nous sommes alors une menace, voire une monstruosité. En ce sens, l'œuvre de Hodler porte aussi, en creux, le visage inquiétant de celui qui regarde, le nôtre.

    La beauté de cet autoportrait tient donc à sa théâtralité, fût-elle incertaine dans son interprétation (1). Nous sommes loin, très loin de la pause et de la convenance. Il n'est pas question de donner l'image attendue, celle qui peut, platement, s'accrocher au mur, dans un mélange de componction et de morbidité. Hodler se veut vivant, peint dans ce qui n'est que le fruit d'un instant, l'instantané d'une histoire dont nous pourrions être, à notre façon, un protagoniste.

    Singulier souci de combattre l'inertie de la peinture, l'ordre terrible du miroir grâce à une disposition qui mélange la fuite et l'agression, comme si le bourgeois qu'il est avait envie de se montrer à travers un instant que l'œil, dans la réalité, ne pourrait saisir. Et de penser alors que nous avons là un exemple discret de l'influence photographique sur l'art pictural, un transfert dans un art ancien des possibilités nouvelles du temps découpé par le nouveau moyen pour rendre compte du monde et de nous-mêmes. Ce glissement fait passer l'autoportrait de la représentation à la mise en scène et plus on le regarde, plus cet homme d'un autre temps nous semble alors proche. Il concentre l'époque révolue et un souvenir présent, une histoire qui est la sienne et une expérience dont je suis sûr de l'avoir vécue. Je ne l'avais encore jamais vu, et pourtant je le connais. Il est fascinant. Je ne puis en détourner mon regard. C'est l'infamilier (2).

     

    (1)Sur la théâtralité en peinture, et sa neutralisation moderne, il faut lire Michael Fried, La Place du spectateur, Gallimard, 1990, dont le titre anglais est plus explicite : Absorption and theatrality

    (2)L'infamilier est le terme choisi par Jacques Nassif pour se rapprocher au mieux de l'unheimlich freudien que les premières traductions françaises ont si mal traduit par "l'inquiétante étrangeté".

     

     

  • Miroirs (II) : Gerhard Richter, désembuage

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    Gerhardt Richter, Selbsportrait, 1996

     

    Évidemment on se sent pris au piège. On désirerait passer un doigt ou un chiffon, sur ce qui ressemble à une glace. Il y aurait d'abord une bande (fine s'il s'agit d'un doigt, plus large si l'on est équipé) et le visage apparaîtrait nettement. On saurait à quoi s'en tenir. Et de dire : oui, c'est bien, au moins on va savoir à quoi il ressemble, ce Richter.

    Mais il y a ce glacis, humide, semble-t-il, pellicule qu'on connaît bien, le matin, en hiver, après la douche, quand le chauffage vous abstrait de la pièce, pour n'être plus qu'une ombre.

    Atmosphère moite et frileuse qui attise le besoin de voir, de se revoir, de se retrouver. C'est la vérification rassurante de l'être récuré.

    Tel est le grand paradoxe de cet unique autoportrait de l'artiste. Le jeu du faux dévoilement agace moins par l'afféterie du peintre, qui ferait la coquette, que par l'expérience personnelle du flou hygiénique. L'eau ne lave pas seulement : elle dilue les traits.

    Puis, retour au tableau même.

    On a beau savoir qu'il n'y a rien d'autre que de la peinture sur une toile ; on en voudrait plus. Et, bien que l'on sache que ce sera prendre la proie pour l'ombre, on va voir ailleurs et l'on trouve des photos de Richter. On vérifie (ou l'on découvre, c'est selon), mais rien n'y fait. La magie, à moins qu'il ne faille parler ici de sortilège, de l'œuvre tient dans cette déception définitive par quoi cet autoportrait refusé, dans son unicité même, on n'en oublie pas la lointaine ressemblance.

    Et on y revient, pour lui trouver des similitudes avec ces mauvaises photos de presse ou de caméras de surveillance qui nous informent sur un suspect ou un homme disparu, dont c'est la dernière apparition. 

    Et on trouve à cette peau un peu laiteuse, à cette mise stricte, à ces montures banales, des allures d'Anglais travaillant pour un service du MI 5. 

    Ou, pourquoi pas, un commissaire européen au sortir d'une réunion bruxelloise.

    Ou un banquier.

    Mais pas à un artiste. On ne pense pas à un artiste (sinon au pseudo guindé des grotesques Gilbert et George) parce qu'on a des clichés d'artistes dans la tête et cela ne cadre pas.

    On ne s'en sort plus, puisque, clairement, moins on en sait et plus on brode.

    Le piège.

    Le piège de vouloir, en effet, connaître absolument le visage d'un homme qu'on ne rencontrera jamais, dont les traits ne nous disent rien du travail qu'il a mené, et de s'irriter du refus sans conséquence d'être identifiable.

  • Miroirs (I) : Egon Schiele, par transparence

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    Egon Schiele, Autoportrait aux doigts écartés, 1914, Geementemuseum La Haye

     

    Ce n'est pas une affaire de chair, mais de jointures et d'os ; moins encore une question de ce qui pourrait se remplir, car les traits ne s'arrondissent pas. Et il faut entendre par traits, la superposition symbolique de la trace laissée par l'outil du dessin et l'apparition du modèle, dans un effet de ressemblance. Une trace qui s'apparente souvent à un sillon, presque une ornière.

    Quel angle de soi donner, quand on ne veut être que la somme hideuse, ou pour le moins dérangeante, de tous les angles et les nœuds de son corps ? L'homme a l'air soucieux, presque absent. La tête penchée se combine aux doigts, longs, qui entrent dans la joue, quasi la transpercent, comme si l'oubli était tellement fort que le corps en soi n'existait plus vraiment. La moue est dubitative. Il y a un semblant de théâtralité. On pourrait penser à une certaine affectation mais la mimique glisse trop vers la grimace pour que l'on puisse se dire : l'artiste prend la pose, il joue et fait des mines. Il y a un dépouillement si terrible que la rêverie morose et romantique ne prend pas, et plus on regarde cet autoportrait, plus il remonte loin dans notre histoire, dans ce qu'elle pourrait être. On y devine une histoire de la souffrance, une histoire de la maladie. Il ne nous restera un jour que la peau et les os, à la manière des clichés médicaux et des négatifs photographiques. 

    Mais l'œuvre de Schiele est évidemment plus troublante puisqu'elle n'a pas la prétention de la vérité argentique. Elle est avant tout une projection déformée, comme tout autoportrait : une mise au loin de soi, une distance trouble qui tient, au moins, dans l'écart entre la feuille et le corps véritable, le corps véritable réduit à la main et la main au crayon qui dessine. Cette main qui, au premier plan, forme comme un éventail déchiré.

    La peau et les os, et guère plus. Tout est transparent. Quelque chose passe à travers et qui n'est pas sans densité, la densité même de ce que n'a pas touché la mains de l'artiste, ou à peine effleuré, parce que de toute manière toute tentative de se peindre est vaine et le manque (pourquoi pas un manquement ?), ce qui est raté compte autant que ce qui a été capturé. Il y a ce qui a été mis sur la feuille mais le vide est tout aussi élémentaire que le trait. La couleur est forte et visible mais comme en périphérie : le manteau et les cheveux sont les seuls signes de l'opacité et de la consistance qui permettent de différencier le visage. Pour le reste, en effet, la couleur doit composer avec le fond même de la feuille. Le corps de l'artiste n'est pas habité, incarné. Il n'est qu'une trace, un quasi souvenir de soi, pour plus tard. La mort est pré-figurée parce que l'existence est étriquée, racornie. Les yeux sont des charbons éteints mais, sur un certain points, presque lumineux, comme les ardeurs d'un maquillage entaché de larmes ou de fatigue. La blancheur est, comme souvent chez Schiele, la matière la plus forte, par quoi justement il in-forme son dessin d'un transitoire, d'un déjà-vécu qui fait frémir.