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allégorie

  • Miroirs (V) : Hippolyte Bayard, allégorique

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    Hippolyte Bayard, Autoportrait en noyé, 1840

    Lorsque, dans l'histoire de la photographie, il devint patent que le procédé de Daguerre, sur métal, l'emporterait, son concurrent, promoteur du support papier, Hippolyte Bayard comprit qu'il finirait dans les greniers (ou les caves) de l'Histoire. Pressentant que l'ère industrielle donnerait aux seuls triomphants le droit au souvenir, il se photographia en noyé. Autoportrait en mort, d'une certaine manière. Cette première mise en scène de soi n'est pas sans rapport avec l'analyse courante reliant la photographie et la mort. Il faut rappeler la tradition du XIXe pour le portrait des morts sur le lit (Hugo, Ibsen, Proust...) et relire, évidemment, Bazin et Barthes.

    Pour revenir à ce pauvre Bayard, outre le caractère morbide dans la théâtralisation de l'échec, il y a un je ne sais quoi de mélancolique, à penser que toute l'énergie de cet homme se sera convertie en un acte symbolique où l'invention sert en propre à se nier. Voilà qui est terrible : se battre, concentrer volonté et intelligence pour n'être plus qu'une ombre. On imagine Bayard cherchant une formule adéquate pour signifier son désarroi et trouvant, d'un coup, ce subterfuge morbide grâce auquel il devient le premier acteur de l'épopée photographique. La machine sacrifie, et doublement, la vie de son inventeur. 

    Que pouvait signifier, pour un homme de cette époque, de se voir mort ? Les peintres avaient déjà joué avec le feu mais la technique, la distance même de l'art les protégeaient. Ils étaient eux et quelqu'un d'autre. Bayard, lui, se lance brutalement dans la disparition vivante. Il est le premier à se voir mort, à pouvoir s'en faire une idée... Que devint cet autoportrait, pour lui, tout le restant de ses jours, puisqu'il ne mourut qu'en 1887, alors que la photographie triomphait auprès du bourgeois, fasciné et ému. Comment vécut-il de se regarder mort, et pourtant vivant. Vivant mais oublié. Oublié jusqu'à sa résurrection en noyé, dans l'histoire de la photographie ; retour dont on doutera qu'il ait pu la croire possible...

  • Voir, savoir

    Jan van Huysum (1682-1747), Nature morte aux fruits

    La peinture est un modus operandi qui a longtemps mis en jeu trois éléments distinctifs : le référent, c'est-à-dire l'objet (ou le sujet) à imiter, ce qu'on appellera abusivement la réalité ; l'œuvre comme telle en tant que rendu de cette réalité ; les signes symboliques structurant le sens de ce travail pictural (1). Cette relation aussi évidente (mais c'est une illusion) a longtemps fait croire que ce que nous voyions, puisqu'il y avait moyen de s'y repérer, épargnait de s'interroger sur la lecture même que nous pouvions faire du procès de la signification. Ou, pour plus d'exactitude, elle a formé, avec le temps, une sorte d'écran.

    Le basculement vers l'abstraction a jeté un trouble et l'un des reproches les plus courants à son encontre a été justement de faire glisser la peinture du côté des mots, d'un appareillage discursif sans lequel il n'était plus possible de comprendre où voulait en venir l'esprit de l'artiste. C'est sur ce point que revient Jacques Rancière lorsqu'il fait ce constat que les débats sur la peinture ont touché avec le tournant du XXe siècle la question du modèle explicatif. Les opposants à l'abstrait invoqueront aisément que la lisibilité de l'œuvre, et ce serait là sa limite, ne se cristallise qu'à partir du moment où un commentaire le précède. D'une certaine manière, cette évolution de la peinture nous précipite vers un «trop de mots», et des mots qui ne sont nulle part sur la toile, alors même que l'œuvre mimétique nous garantit une lecture quasi instantanée. Il n'y aurait avec ni disjonction, ni extrapolation. C'est là, cela se voit, on sait ce qui est représenté. La peinture peut alors se fondre dans l'exercice du protocole descriptif et cette adéquation a quelque chose de rassurant (peu importe, d'ailleurs, que l'œuvre plaise ou non).

    Mais décrire n'est pas signifier, lorsque la description croit que le visible n'a pas d'autre destination que la représentation. Ce leurre est à la fois ce qui rassure la culture de l'observateur (qui se dit que voir, c'est savoir) et restreint l'œuvre. Si, par exemple, je m'arrête sur le tableau de Jan van Huysum, je peux toujours le réduire à un travail convenu de nature morte, avec une multitude d'objets que mon sens de l'observation pourra détailler et dont je pourrais apprécier le rendu, ne serait-ce que sur le plan de la composition et des équilibres chromatiques. Il est fréquent alors de n'y voir qu'un protocole technique doublé d'un petit exercice de botaniste et de jardinier. Pourquoi pas... Ce réductionnisme est d'autant plus facile que nous avons perdu, lentement mais sûrement, les repères qui ont fondé en partie l'exécution de cette toile. Combien aujourd'hui sont-ils à même de considérer cette Nature morte aux fruits dans sa dimension spirituelle, de raccorder les éléments peints à une symbolique précise ? On peut regarder cette profusion comme le signe d'une richesse sociale, la traduction d'un essor économique dans une Hollande vouée au commerce. Certes, mais quid de la spiritualité ? Ces œillets sont une allégorie de la Résurrection ; ces raisins un écho du sacrifice christique ; cette grenade, outre sa symbolique mariale, définit aussi la relation du chrétien à sa communauté, à la fois particularisé, comme chaque grain du fruit, mais indissociable de cet ensemble auquel il se rattache ; cette noix est une allégorie de la nourriture spirituelle du message religieux : il faut faire preuve de persévérance car, derrière l'âpreté de l'apprentissage, la dureté du travail de connaissance, viendra le fruit récompensant cette volonté...

    Ce qui est offert à l'œil du spectateur nécessite donc, outre une attention, un savoir, construit, maîtrisé ; ce que peint van Huysum est aussi un discours qui n'est pas moins abstrait dans les détours qu'il prend que les commentaires élaborés à partir d'une installation de Beuys. Mais le processus de laïcisation de la culture occidentale en a rendu le décryptage difficile, voire souvent impossible. Et nous nous rassurons en raccrochant la contemplation de la toile au seul paramètre de la représentation, comme si la mimesis avait été une fin en soi.


    (1)Ces signes symboliques sont complexes, touchant à la fois la modélisation de l'espace (comme le démontre Panofsky quand il analyse le procès de la perspective), les choix esthétiques liées à un cadre idéologique déterminé (la place donnée aux corps, aux architectures, à la nature,...), les éléments métaphorisés (que nous allons évoquer plus loin).