usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

interprétation

  • De quoi parlent-ils ?

    Gerard ter Borch Paternal Admonition.jpg

    Gerard ter Borch, ca 1654, Rijksmuseum, Amsterdam

     

    Gerard ter Borch fait partie de ces fort nombreux peintres flamands ayant exercé leur art pendant le siècle d'or des Provinces-Unies. Il n'est pas le plus connu : Vermeer et Rembrandt, bien sûr, Peter de Hooch ou Frans Hals aussi, ont laissé dans l'histoire de leur art une marque bien plus importante.

    Ter Borch, comme beaucoup de ses contemporains artistes, avait intégré l'idée d'un marché, parfois fort avantageux, de la peinture. Et pour plaire à la potentielle clientèle bourgeoise, il se spécialisa dans les scènes de genre capable de séduire les acheteurs. Il fallait donc que la représentation ait des accointances avec le décor même où le tableau pouvait être accroché. Ce n'est pas un peintre négligeable mais il ne s'agit pas ici de s'étendre sur ses qualités propres. La curiosité se porte sur un aspect plus amusant, plus surprenant, et elle concerne le tableau qui ouvre ce billet.

    Cette œuvre, Goethe l'évoque dans les Affinités électives, publié en 1809. Voici ce qu'il écrit : 

    "La réprimande paternelle de Terburg, que la belle gravure de Wille a rendue familière à tous les amis des arts, était le sujet du troisième tableau, aussi intéressant dans son genre que les deux premiers.

    Un vieux chevalier assis et les jambes croisées semble parler à sa fille avec l’intention de toucher sa conscience. L’expression de ses traits et de son attitude prouve, toutefois, qu’il ne lui dit rien d’humiliant, et qu’il est plutôt peiné qu’irrité. La contenance de la jeune personne, debout devant lui, mais dont on ne voit pas le visage, annonce qu’elle cherche à maîtriser une vive émotion. La mère, témoin de la réprimande, a l’air embarrassée ; elle regarde au fond d’un verre plein de vin blanc qu’elle tient à la main et dans lequel elle paraît boire à longs traits."

    Pour résumer : une scène moralisante dans un milieu bourgeois ; une manière de garder l'œil sur sa progéniture.

    Il faut croire que ce bon vieux Johann Wolfgang était faillible dans ses interprétations parce qu'il ne s'agit nullement d'une mise au point paternelle, bien au contraire. Et c'est justement cet écart qui amuse.

    Dans un fort intéressant article, Odile Le Guern (1) éclaire notre lanterne. Cette toile porte désormais le titre sans ambiguïté de Conversation galante. Le chien est par exemple un motif fréquent au XVIIe et son lien avec l'espace amoureux est non négligeable, et notamment dans les scène grivoises et galantes. Il est là, dans l'œuvre de Ter Borch, avec la bougie, symbole phallique imparable. La grande tenture rouge cache le lit. ll serait bien difficile d'imaginer qu'un homme si jeune puisse endosser le rôle paternel. L'éclat de la tenue féminine ne peut non plus tromper sur l'entreprise de séduction. Ainsi, le visage invisible de la demoiselle, tourné vers son interlocuteur masculine, ne peut s'imaginer (mais faut-il imaginer ce qui n'existe pas, puisque la peinture ne donne que ce qu'elle est...) sous le signe de la soumission. Elle attend que l'affaire se fasse, que le prix soit ajusté, et la vieille au milieu est l'entremetteuse classique.

    Pour ajouter au savoureux de la méprise, il se trouve que cette œuvre réapparaît dans la toile d'un autre hollandais, Samuel van Hoogstraten, et ce dans un contexte qui lève l'équivoque. Entre la bougie, la clef dans la serrure et les pantoufles à l'abandon, on doit se rendre à l'évidence que la citation tronquée (on ne voit que la jeune fille) infléchit la lecture du tableau de ter Borch vers le commentaire à connotation sexuelle.

     

    peinture,interprétation,gerard ter borch,goethe,morale,ambiguïté

    Samuel van Hoogstraten, Vue d'intérieur ou les pantoufles, 1658, Louvre


    Il est évidemment charmant de voir une œuvre ainsi balancer d'un extrême à un autre dans son interprétation. De la reprise familiale vers la scène de bordel (ou presque). Il serait trop facile de moquer la naïveté (et pourquoi pas la cécité...) de Goethe en ce cas bien précis. L'erreur d'appréciation est commune. Ce grand écart, plein d'ironie, laisse néanmoins penser que la construction d'un sens n'est pas chose aisée, que la bonne foi (pourquoi soupçonner l'écrivain de pudibonderie : ce serait absurde) n'est pas la garantie de la vérité, que l'évidence est un paramètre relatif, que la peinture, malgré sa circonscription nous laissant croire qu'avec toute l'attention requise nous feront le tour de l'œuvre, est un piège, un piège sérieux, redoutable et délicieux. 


    (1)Odile Le Guern, "Stéréotypes picturaux et polysémie" in La polysémie ou l'empire des sens : lexique, discours et représentations, PUL, 2003

     


     

     

     

  • Post-scriptum

    Les faits parlent d'eux-mêmes. Les faits sont là, comme le compte rendu d'un scanner. Je n'ai donc plus rien à dire... Je croyais qu'ils étaient têtus, les faits. Erreur. C'est nous qui nous nous entêtons à vouloir les sauver, et sauver ce que nous avons voulu y mettre, comme quand auprès d'une oreille amie, nous venons avec armes et bagages  pour les poser, les armes et les bagages (pas les faits...) et nous reposer un peu. Les armes sont d'ailleurs plus importantes que les bagages, en valeur et en nombre.  Jamais en paix intégrale. Ce serait trop facile. Alors les faits qui parlent ? Que nous faisons parler plutôt, par peur ou conviction : c'est tout un. Les faits ainsi décomposés, décortiqués, estimés, comme un chassis passé au marbre ; à moins que ce ne soit une opération à cœur ouvert, quand on prend les faits par les sentiments. Nous glissons les faits dans des habits de mots ; nous nous entêtons sur les êtres. Cela dure plus que de raison,  mais c'est en même temps ce qui fait le prix de la vie, jusqu'à ce que nous tournions la page, enfin libres d'avoir fait le nécessaire : non d'avoir renoncé, mais d'avoir accepté l'inéluctable.

  • Voir, savoir

    Jan van Huysum (1682-1747), Nature morte aux fruits

    La peinture est un modus operandi qui a longtemps mis en jeu trois éléments distinctifs : le référent, c'est-à-dire l'objet (ou le sujet) à imiter, ce qu'on appellera abusivement la réalité ; l'œuvre comme telle en tant que rendu de cette réalité ; les signes symboliques structurant le sens de ce travail pictural (1). Cette relation aussi évidente (mais c'est une illusion) a longtemps fait croire que ce que nous voyions, puisqu'il y avait moyen de s'y repérer, épargnait de s'interroger sur la lecture même que nous pouvions faire du procès de la signification. Ou, pour plus d'exactitude, elle a formé, avec le temps, une sorte d'écran.

    Le basculement vers l'abstraction a jeté un trouble et l'un des reproches les plus courants à son encontre a été justement de faire glisser la peinture du côté des mots, d'un appareillage discursif sans lequel il n'était plus possible de comprendre où voulait en venir l'esprit de l'artiste. C'est sur ce point que revient Jacques Rancière lorsqu'il fait ce constat que les débats sur la peinture ont touché avec le tournant du XXe siècle la question du modèle explicatif. Les opposants à l'abstrait invoqueront aisément que la lisibilité de l'œuvre, et ce serait là sa limite, ne se cristallise qu'à partir du moment où un commentaire le précède. D'une certaine manière, cette évolution de la peinture nous précipite vers un «trop de mots», et des mots qui ne sont nulle part sur la toile, alors même que l'œuvre mimétique nous garantit une lecture quasi instantanée. Il n'y aurait avec ni disjonction, ni extrapolation. C'est là, cela se voit, on sait ce qui est représenté. La peinture peut alors se fondre dans l'exercice du protocole descriptif et cette adéquation a quelque chose de rassurant (peu importe, d'ailleurs, que l'œuvre plaise ou non).

    Mais décrire n'est pas signifier, lorsque la description croit que le visible n'a pas d'autre destination que la représentation. Ce leurre est à la fois ce qui rassure la culture de l'observateur (qui se dit que voir, c'est savoir) et restreint l'œuvre. Si, par exemple, je m'arrête sur le tableau de Jan van Huysum, je peux toujours le réduire à un travail convenu de nature morte, avec une multitude d'objets que mon sens de l'observation pourra détailler et dont je pourrais apprécier le rendu, ne serait-ce que sur le plan de la composition et des équilibres chromatiques. Il est fréquent alors de n'y voir qu'un protocole technique doublé d'un petit exercice de botaniste et de jardinier. Pourquoi pas... Ce réductionnisme est d'autant plus facile que nous avons perdu, lentement mais sûrement, les repères qui ont fondé en partie l'exécution de cette toile. Combien aujourd'hui sont-ils à même de considérer cette Nature morte aux fruits dans sa dimension spirituelle, de raccorder les éléments peints à une symbolique précise ? On peut regarder cette profusion comme le signe d'une richesse sociale, la traduction d'un essor économique dans une Hollande vouée au commerce. Certes, mais quid de la spiritualité ? Ces œillets sont une allégorie de la Résurrection ; ces raisins un écho du sacrifice christique ; cette grenade, outre sa symbolique mariale, définit aussi la relation du chrétien à sa communauté, à la fois particularisé, comme chaque grain du fruit, mais indissociable de cet ensemble auquel il se rattache ; cette noix est une allégorie de la nourriture spirituelle du message religieux : il faut faire preuve de persévérance car, derrière l'âpreté de l'apprentissage, la dureté du travail de connaissance, viendra le fruit récompensant cette volonté...

    Ce qui est offert à l'œil du spectateur nécessite donc, outre une attention, un savoir, construit, maîtrisé ; ce que peint van Huysum est aussi un discours qui n'est pas moins abstrait dans les détours qu'il prend que les commentaires élaborés à partir d'une installation de Beuys. Mais le processus de laïcisation de la culture occidentale en a rendu le décryptage difficile, voire souvent impossible. Et nous nous rassurons en raccrochant la contemplation de la toile au seul paramètre de la représentation, comme si la mimesis avait été une fin en soi.


    (1)Ces signes symboliques sont complexes, touchant à la fois la modélisation de l'espace (comme le démontre Panofsky quand il analyse le procès de la perspective), les choix esthétiques liées à un cadre idéologique déterminé (la place donnée aux corps, aux architectures, à la nature,...), les éléments métaphorisés (que nous allons évoquer plus loin).