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sexualité

  • Comment on nous a disputé... (notre vie sexuelle)

    La semaine dernière, la mare au canard médiatique est entrée en agitation parce que 343 salauds (ainsi se désignent-ils) avaient signé un texte attaquant le projet de loi du gouvernement sur la pénalisation des clients ayant recours à la prostitution. L'affaire était à la fois gonflée à l'hélium journalistique et symptomatique d'une évolution plutôt gênante de la société et de son contrôle...

    Commençons par l'acte lui-même. 343 salauds, donc, qui manifestaient par l'écriture pour crier "Touche pas à ma pute !". Il y avait donc double ration de démarcation-citation, de clin d'œil, de pastiche et d'ironie. Au cas où nous n'aurions pas compris. Il y a là un petit côté postmoderne qui étonne. C'est d'autant plus curieux de la part de certains des signataires qui se voudraient redonner du sens devant la dérive amorcée dans l'ordre du langage. Le double écho sonne malgré tout comme une facilité un peu beauf, exaspérante, comme le revers, le pendant du féminisme creux, moralisant de l'époque contemporaine.

    C'est croire qu'en usant des mêmes recettes (concept médiatique essentiel pour structurer désormais le message), on dit la même chose ; c'est imaginer que le monde n'a pas changé alors même que l'évolution/dégradation est au cœur de ce qui alerte les signataires. Les contestataires du nouvel ordre moral auraient voulu passer pour des crétins qu'ils ne s'y seraient pas mieux pris. Le "touche pas à ma pute !" serait une amusante gauloiserie si elle avait servi un humour de comptoir. En jouer comme d'une pied de nez à la logorrhée de l'idéologie anti-raciste qui fait passer Jean-Philippe Désir et consorts pour des philosophes, c'est carrément débile. Je l'ai déjà écrit au sujet de Ni putes ni soumises, on ne construit pas une argumentation avec la langue de l'ennemi. La tentation du jeu de mots doit rester aux humoristes, sans quoi on tourne la politique en galerie d'histrions, ce qui ne manque pas d'arriver avec le règne consternant de la petite phrase, cette rhétorique de poche pour temps incultes. "Touche pas à ma pute !" moque moins Désir et ses amis qu'il ne salit la prostituée. Si pour les signataires, celle-ci est une pute, une pute pure et simple, ils ont vraiment beaucoup, beaucoup d'élégance.

    Néanmoins, ce manifeste, dans toute sa maladresse de boutonneux revendicatifs, soulève sur le fond et dans les réactions engendrées des interrogations. 

    Sanctionner le client... Pourquoi pas... Faire que le sexe tarifé devienne un délit pour celui qui veut en jouir, c'est une idée comme une autre. Un peu grotesque sans doute... Encore aimerions-nous alors que cesse la double hypocrisie de l'État. État qui impose le revenu des prostituées, par exemple. État curieusement défaillant quand il s'agit de régler leur compte aux réseaux mafieux qui alimentent une prostitution d'abattage sordide. Cet aveuglement laisse pantois. Mais sans doute est-ce pour participer à la mythologie littéraro-policière de la pute comme indic ou figure obligée des mondes interlopes qu'on trouve dans les grandes villes (tout le monde à la relecture des romans des XIXe et XXe siècles. Pour le XVIIIe, c'est autre chose : un érotisme plus drôle, un jeu plus joyeux...).

    Les féministes, à commencer par l'amusante Vallaud-Belkacem, ont laissé cette double problématique à la porte. Elles révèlent ainsi ce qu'est leur fonds de commerce. Il n'est pas social ou politique : il est symbolique. Jacassantes bourgeoises, nourries au lait des gender studies et autres absurdités minoritaires comme neutralisation du social, elles n'ont qu'un ennemi, un seul, facile à identifier et à vilipender : le mâle hétéro européen. La condition des femmes, dont elles se prévalent, prend pour elle sens dans le désir ardent d'une revanche ancestrale incarnée par le grand Inquisiteur colonial, machiste et (accessoirement ?) caucasien. On aimerait penser que madame Vallaud-Belkacem, qui fut jusqu'en 2011 membre d'un comité conseillant le roi du Maroc, a œuvré avec succès pour l'émancipation de la femme marocaine. Il semblerait, aux dernières nouvelles, que le chemin est encore long dans le royaume de Mohammed VI, et qu'elle ait échoué, là comme ailleurs (1).

    Son argumentaire pour contrer cette fronde masculine, fut d'ailleurs assez légère. Revenant sur le parallèle avec l'appel des 343 salopes de 1971, elle rétorqua qu'alors des femmes se battaient pour disposer de leur corps, quand ces hommes-là revendiquaient le droit de disposer du corps d'autrui. Petit retournement auquel certains répondraient que :

    a-l'avortement peut aussi être vu comme le droit de disposer du corps d'un autre (l'embryon) (2)

    b-les signataires ne parlaient pas d'autre chose que de relations tarifés avec des adultes consentantes.

    Cette façon de vouloir régenter les droits et les devoirs de la personne, selon une géométrie idéologique qui n'a fait l'objet d'aucune discussion publique sérieuse, est insupportable. Il n'est pas de l'autorité de l'État d'ainsi organiser ma sexualité d'adulte à adulte, sinon dans les limites qui porteraient atteinte à l'intégrité d'autrui. Faire du client des prostituées (3) un délinquant quand la bourgeoisie gay va se voir offrir bientôt les moyens de louer des ventres et d'alimenter à un trafic (légal ?) de conception d'enfants est proprement abject.

    j'imagine bien que ces mêmes intransigeants doivent regarder avec sévérité la pornographie. Il n'y a pas de raison qu'ils ne désirent pas pendre haut et court les vilains messieurs fantasmant (ou ayant fantasmé) sur Claudine Beccari, Tori Welles, Tabatha Cash ou Sasha Grey (4). Hélas pour eux/elles, le temps béni des cinés pornos est fini depuis longtemps : ils ne pourront nous guetter à la sortie des séances... Nous avons tout désormais à porter de télécommandes. Il leur faudrait  donc investir nos salons ou nos chambres, à moins qu'ils ne tentent, et ce serait là un vrai courage politique et économique, d'interdire les sites et les chaînes du X (5).

    En fait, tout cela, c'est de la poudre aux yeux politiques et un vrai combat symbolique et civilisationnel. Le mâle hétéro est une figure qui plaît aux féministes nouvelle mouture. Il leur donne l'impression d'exister et de penser. Ce qui s'identifie simplement et cristallise les affects est idéal pour la non-pensée. Elles y mettent un tel acharnement que cela en devient risible. Un rêveur aurait souhaité qu'elles en usassent avec d'autres comme avec celui-ci. Par exemple : que les déclarations ignominieuses de Pierre Bergé sur les mères porteuses fissent se lever comme un seul homme (je plaisante) ces consciences alarmées, guettant la discrimination et le mépris envers les femmes. Il n'en fut rien. On se demandera naïvement pourquoi elles ne trouvèrent rien à y redire.

    (1)Là comme ailleurs, en effet, si l'on veut bien prendre pour un échec sa couardise électorale qui la fit renoncer à briguer un siège de députée en juin 2012... Trop d'incertitudes et le risque de perdre sa prébende ministérielle.

    (2)En écrivant cela, nous considérons un point de vue tenable sur le plan de la morale (puisque désormais la morale....). Je n'ai personnellement pas la moindre envie que soit remis en cause le droit à l'avortement.

    (3)On notera au passage que la prostitution masculine semble ne pas exister, qu'elle soit homo ou hétéro...

    (4)Sasha Grey, par exemple, qui plaît si bien à la littérature journalistique décalée de gauche, du type Libération.

    (5)Mais il est vrai que le porno, comme objet de consommation, s'est féminisé. En témoignent les dernières déclarations sur le sujet de Scarlett Johansson.

  • De quoi parlent-ils ?

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    Gerard ter Borch, ca 1654, Rijksmuseum, Amsterdam

     

    Gerard ter Borch fait partie de ces fort nombreux peintres flamands ayant exercé leur art pendant le siècle d'or des Provinces-Unies. Il n'est pas le plus connu : Vermeer et Rembrandt, bien sûr, Peter de Hooch ou Frans Hals aussi, ont laissé dans l'histoire de leur art une marque bien plus importante.

    Ter Borch, comme beaucoup de ses contemporains artistes, avait intégré l'idée d'un marché, parfois fort avantageux, de la peinture. Et pour plaire à la potentielle clientèle bourgeoise, il se spécialisa dans les scènes de genre capable de séduire les acheteurs. Il fallait donc que la représentation ait des accointances avec le décor même où le tableau pouvait être accroché. Ce n'est pas un peintre négligeable mais il ne s'agit pas ici de s'étendre sur ses qualités propres. La curiosité se porte sur un aspect plus amusant, plus surprenant, et elle concerne le tableau qui ouvre ce billet.

    Cette œuvre, Goethe l'évoque dans les Affinités électives, publié en 1809. Voici ce qu'il écrit : 

    "La réprimande paternelle de Terburg, que la belle gravure de Wille a rendue familière à tous les amis des arts, était le sujet du troisième tableau, aussi intéressant dans son genre que les deux premiers.

    Un vieux chevalier assis et les jambes croisées semble parler à sa fille avec l’intention de toucher sa conscience. L’expression de ses traits et de son attitude prouve, toutefois, qu’il ne lui dit rien d’humiliant, et qu’il est plutôt peiné qu’irrité. La contenance de la jeune personne, debout devant lui, mais dont on ne voit pas le visage, annonce qu’elle cherche à maîtriser une vive émotion. La mère, témoin de la réprimande, a l’air embarrassée ; elle regarde au fond d’un verre plein de vin blanc qu’elle tient à la main et dans lequel elle paraît boire à longs traits."

    Pour résumer : une scène moralisante dans un milieu bourgeois ; une manière de garder l'œil sur sa progéniture.

    Il faut croire que ce bon vieux Johann Wolfgang était faillible dans ses interprétations parce qu'il ne s'agit nullement d'une mise au point paternelle, bien au contraire. Et c'est justement cet écart qui amuse.

    Dans un fort intéressant article, Odile Le Guern (1) éclaire notre lanterne. Cette toile porte désormais le titre sans ambiguïté de Conversation galante. Le chien est par exemple un motif fréquent au XVIIe et son lien avec l'espace amoureux est non négligeable, et notamment dans les scène grivoises et galantes. Il est là, dans l'œuvre de Ter Borch, avec la bougie, symbole phallique imparable. La grande tenture rouge cache le lit. ll serait bien difficile d'imaginer qu'un homme si jeune puisse endosser le rôle paternel. L'éclat de la tenue féminine ne peut non plus tromper sur l'entreprise de séduction. Ainsi, le visage invisible de la demoiselle, tourné vers son interlocuteur masculine, ne peut s'imaginer (mais faut-il imaginer ce qui n'existe pas, puisque la peinture ne donne que ce qu'elle est...) sous le signe de la soumission. Elle attend que l'affaire se fasse, que le prix soit ajusté, et la vieille au milieu est l'entremetteuse classique.

    Pour ajouter au savoureux de la méprise, il se trouve que cette œuvre réapparaît dans la toile d'un autre hollandais, Samuel van Hoogstraten, et ce dans un contexte qui lève l'équivoque. Entre la bougie, la clef dans la serrure et les pantoufles à l'abandon, on doit se rendre à l'évidence que la citation tronquée (on ne voit que la jeune fille) infléchit la lecture du tableau de ter Borch vers le commentaire à connotation sexuelle.

     

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    Samuel van Hoogstraten, Vue d'intérieur ou les pantoufles, 1658, Louvre


    Il est évidemment charmant de voir une œuvre ainsi balancer d'un extrême à un autre dans son interprétation. De la reprise familiale vers la scène de bordel (ou presque). Il serait trop facile de moquer la naïveté (et pourquoi pas la cécité...) de Goethe en ce cas bien précis. L'erreur d'appréciation est commune. Ce grand écart, plein d'ironie, laisse néanmoins penser que la construction d'un sens n'est pas chose aisée, que la bonne foi (pourquoi soupçonner l'écrivain de pudibonderie : ce serait absurde) n'est pas la garantie de la vérité, que l'évidence est un paramètre relatif, que la peinture, malgré sa circonscription nous laissant croire qu'avec toute l'attention requise nous feront le tour de l'œuvre, est un piège, un piège sérieux, redoutable et délicieux. 


    (1)Odile Le Guern, "Stéréotypes picturaux et polysémie" in La polysémie ou l'empire des sens : lexique, discours et représentations, PUL, 2003

     


     

     

     

  • Trois femmes (I) : l'extase

     

    C'est le matin. Il fait doux et dans la cour intérieure de l'appartement de la via Sommacompagna tu regardes l'immense sapin qui atteint le cinquième étage. D'où tu es, tu contemples ce jardin privé et le ciel bleu fait un carré pur que tu remercies. La rue est calme, jusqu'à Trombetta, sur le côté de la gare Termini, pour un cappucino, une sfogliata fourrée au chocolat, et un thé froid au citron.

    Le terminus des bus qui mènent aux aéroports grouille de monde. Des gens quittent Rome et tu passes. La piazza Cinquecento est brouillonne, sinistre. Tu n'aimes pas la traverser. Ce sont quelques minutes d'ennui, puis tu remontes vers la piazza della Repubblica, où l'on trouve de beaux hôtels et un MacDo. Quand tu t'y es arrêté pour la première fois, il y a près de trente ans, elle était ornée de panneaux de belles dimensions vantant des voyages pour l'URSS. C'était un autre temps. Mais tout change vite. Les vendeurs ambulants qui proposaient n'importe quoi, trois ans auparavant, ne sont plus là. Rome a été nettoyée. Tu t'étonnes toujours d'apercevoir, dans un lointain de brume polluée, les statues sombres du monument Vittorio Emmanuelle. Tu prends la rue en légère montée et tu y arrives. À Santa Maria della Vittoria. Et c'est un autre monde qui t'attend, en retrait du mouvement, quand l'agitation laisse la place à une ferveur silencieuse qui n'a plus beaucoup sa place aujourd'hui.

     

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    L'intérieur baroque t'ennuie toujours. La surcharge n'est pas ton goût, surtout celui-ci, qui manque d'unité. C'est un lieu médiocre et il est certain que ce serait une église perpétuellement vide si elle n'y était pas, la sidérante Sainte Thérèse d'Avila que Bernin a sculptée.

    Mais elle est là, comme une incarnation du marbre, d'abord, dans la légèreté des plis de la pierre que le regard ne peut pas appréhender dans sa totalité. Il y a trop (mais pas un trop d'excès : la profusion du ciseau et des surfaces polies sont magnifiques) à voir. Tout saisit, à commencer par le visage, d'une finesse angélique, en abandon des attaches humaines et des rudesses de l'existence commune. Le miracle est là : la dureté est ailleurs et le marbre se soumet à la tendresse de l'emportement, du transport divin. L'incarnation du matériau est ici la désintégration des vicissitudes, leur réduction en poussière. Ses traits respirent un autre éther. Du point où tu la contemples, en contre-plongée, tu pourrais croire qu'elle est encore très proche, qu'en tendant la main tu vas la toucher mais illusion que tout cela parce que Bernin ne te laisse pas la chance de l'atteindre (et la sensation physique, que tu éprouverais en passant outre l'espace qui la protège, serait bien plus saisissante que la froideur remontant de ta main à ton cerveau). Elle s'est enfuie. Ce visage est inaccessible. Il est la surface d'une intériorité qu'il te faut imaginer, puisque sa réalité est ailleurs. Tu la contemples, béat, coupé de tous tes moyens, dans une paralysie de la pensée qui te fait croire, un temps, qu'à toi aussi l'extase est accessible.

    Tu penses alors, en déplaçant ton regard vers la main sans force et le pied oublieux du sol, que cette Thérèse flotte dans l'air, que son enveloppe charnelle perd sa force immédiate ; et tu te rends compte de ton erreur, quand, durant des années, tu es venu avec le sourire amusé lui rendre hommage, au-delà du plaisir esthétique (ou justement, parce que ton plaisir esthétique prenait le pas sur le reste et que tu oubliais que le Bernin n'étant pas ton contemporain ne l'avait pas imaginée de la même manière), en pensant à cette autre chose que révèlerait cet œil perdu de bonheur. La sexualisation de l'œuvre est une manière faussée de la contempler. Il n'est pas question de dire qu'on est alors sacrilège ou blasphématoire. Rien à voir avec la morale. Il s'agit de mettre de côté les images qui troublent l'interprétation et de ne pas voir, parce que le Bernin n'est pas Caravage par exemple (1), dans une exploration de la croyance quasiment exotique un jeu quasi obscène sur l'orgasme.

    Il faut te départir de cette tentation pour essayer d'appréhender (mais le peux-tu vraiment ?) ce qui pouvait animer l'âme, l'œil et les mains de l'artiste en recherche de l'élan mystique, parce qu'il y a loin de notre vision moderne aux paroles que tient Thérèse dans Les Chemins de la perfection :

    « Je viens maintenant au détachement dans lequel nous devons estre, et qui importe de tout s’il est parfait. Ouy je le redis encore, il importe de tout s’il est parfait. Car lors que nous ne nous attachons qu’à nostre seul créateur et ne considérons que comme un néant toutes les choses créées, sa souveraine majesté remplit nostre âme de tant de vertus, que pourvû qu’en travaillant de tout nostre pouvoir nous nous avancions peu à peu, nous n’aurons pas ensuite beaucoup à combatre, parce que nostre seigneur s’armera pour nostre défense contre les démons et contre le monde. » (chapitre VIII)

    Il ne s'agit pas de revenir en arrière, de te découvrir une foi que tu n'as pas, de te convertir à quoi que ce soit. Il y a moins de « sainteté » qu'il y paraît à faire ce travail de réflexion. Cette envie reste impie, d'une certaine manière. Elle touche moins le sujet de l'œuvre que la compréhension de celui qui l'a ainsi animé.

    Et c'est dans ce mystère toujours là, ce mystère touchant le Bernin, que tu regardes Thérèse jusqu'à être touché de ne pas être croyant, et en même temps conscient, étrangement, que c'est ton incroyance qui t'amène à ta manière vers elle. Tu la remercies d'être là, simplement, humblement, et tu t'en vas...

     

    (1)Même si on est troublé par l'ambiguïté d'une autre œuvre, dans le Trastevere, quand il sculpte La Bienheureuse Ludovica Albertoni, que l'on peut admirer dans l'église San Francesco a ripa.

     

     

     

     

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  • Femme en bleu (III) : Yves Klein

     

     

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    Les premières tentatives d'Yves Klein sur les empreintes corporelles datent de 1958 mais c'est en 1960 que se développent ce que son ami Pierre Restany définit comme les anthropométries de l'époque bleue. La performance inaugurale de ce qui est du Body Art avant la lettre se déroule dans un cadre très singulier. Le 9 mars de cette année-là, à la Galerie Internationale d'Art Contemporain du Comte d'Arquiau, l'artiste (le peintre ?) élabore une scénographie assez ridicule pour un public trié sur le volet. Il a d'abord convié un orchestre de chambre qui, à son ordre, entame sa symphonie monoton soit vingt minutes d'un son unique et ininterrompu, suivies de vingt minutes de silence. Ce magnifique morceau entamé, Klein, habillé d'un smoking impeccable, ordonne à trois modèles nus d'apparaître, lesquels sont enduits du fameux et si lucratif (il est en droit une propriété de l'artiste) bleu des monochromes qui feront sa célébrité. Puis les modèles, toujours selon ses désirs, vont appuyer leurs formes contre des toiles disposées verticalement, avant de se retirer. Le tableau est fait.

    Les justifications d'une telle démarche sont multiples et l'artiste peut invoquer sa vision pour le moins ésotérique du monde, des réflexions plus radicales sur la question de la trace, sur celle du rituel, sur celle aussi de l'art comme fracas à même de choquer le bourgeois. Lorsque la peinture a abandonné les seules ressources de la technique pour le concept et doublé son immédiateté d'une logorrhée philosophique sur les intentions de l'artiste, elle a beaucoup perdu de sa crédibilité et, très vite, s'est congelée autour de gimmicks, de maniérismes qu'on assimilera à une sorte d'escroquerie intellectuelle (1).

    1960. Klein scénarise ses anthropométries pour public chic, celui qui aime se donner l'illusion de la contre-culture propre. Il choisit des nus et ce sont des corps de femmes. Cette option manque un peu d'audace. Elle est dans la continuité civilisationnelle qui a vu, progressivement, le nu masculin s'effacer au seul bénéfice du nu féminin (2). Des femmes à poil... Rien de très original. Des seins, des cuisses, des pubis, des bassins un peu large, une certaine corporalité pulpeuse capable de provoquer une excitation. Surtout pour les témoins directs de la performance qui les avaient devant eux, en chair et en os (3). Peut-être aurait-il été plus troublant, plus inquiétant que ce fût des corps masculins : des verges et des testicules. Dommage...

    Ce peintre-chef d'orchestre, qui ne se bat pas avec la couleur mais envoie d'une certaine manière les autres au front, agace. On a envie de balayer d'un revers de main ces anthropométries, de les prendre définitivement pour des foutaises mais rien n'est simple car à les regarder, et en oubliant (comme on peut) le cirque qui précéda/engendra leur apparition, naît un trouble qu'il faut approfondir. La toile était à la verticale et les corps sont venus les imprégner, témoigner de leur passage, avant de s'éclipser. Réalités sans visage, sans épaules (ou presque), sans bras, sans mains, sans pieds, ces êtres sont réduits à une continuité massive qui ne pouvait pas s'effacer, comme si des femmes nous ne savions nous passer d'une matrice (seins, ventre, sexe, cuisses) qui n'est pas tant celle de la mère que de cet autre que nous aimons fouiller, caresser, lécher, baiser, en femme qu'elle est. Il y a dans ce tableau de Klein une crudité/cruauté du désir née de la concentration soudaine de la pupille sur un corps débarrassé de ce qui atténue la pulsion au profit du sentiment : le visage par exemple (4).

    L'obscénité latente (ceci écrit sans aucun jugement moral) de la toile surgit dans ce que nous impose cette densité brûlante tournant au fétichisme, à un bonheur de répétition (et les cinq corps alignés n'y sont pas pour rien) à même de combler notre penchant voyeur. L'élan quasi libidinal de ces anthropométries se nourrit du paradoxe de leur anonymat qui les désigne comme des êtres fétichisés, des métonymies adorables. Car ces zones de contact dont témoigne le support sont justement celles qui échappent à l'ordre strict des conventions sociales : elles sont les indices vérifiables de l'intimité quand à la désirée nous nous collons, toile de l'une à l'autre, de l'un et de l'autre. Cette vérité de la chair est le point nodal de chacune des empreintes, à la fois discontinue et composante. Le spectateur peut combler le creux mais il n'en a sans doute pas besoin. L'impulsion dernière du modèle venu faire corps avec le support est la parole silencieuse grâce à quoi il (le modèle) lui (le spectateur) dit : ceci n'est pas mon corps-ceci en est le plein ; ceci n'est pas mon identité-ceci en est la première frontière.  Sur ce point, circule en ce tableau de Kelin une vitalité irradiante qu'on n'imaginait pas au premier abord.

    Tout pourrait en rester là : une aventure autour du désir/dans le désir, où les sèmes de nudités entêtantes (parce qu'étêtées) font écho à notre sexualité. Il traîne néanmoins dans cette histoire une zone d'ombre, zone d'autant plus rebelle à la vision qu'elle a l'apparence de la clarté. Le fond. Ce fond blanchâtre sur lequel se sont greffés les corps mais aussi des souvenirs lointains de ces corps, des pigments erratiques, un ensemble indiscipliné de signes introduisant dans le cadre une profondeur floue, comme la vision d'un objet derrière l'écran mouvant d'une flaque laiteuse. Et c'est là que l'on peut retourner la lecture du tableau, non plus en traces/impressions d'un sujet-corps venu à la rencontre de la surface solide de l'objet-tableau, mai en apparition délétère d'un être mutilé remontant à la surface, à cette autre surface que pourrait constituer le rêve ou le cauchemar, avec ses passions sans identité peuplant des trames à jamais perdues. De fait, il circule au dessous de ces épiphanies inachevées une morbidité oppressante semblable à celle éprouvée par le promeneur arrêté sur un pont et voyant remonter un cadavre (que serait alors la toile non plus accrochée au mur mais posée au sol ?). Avatar du lien entre le désir et la mort, l'amour et la (dé)composition de l'autre, le jeu anthropométrique de Klein superpose les paradoxes de l'apparition et de la disparition. Piégé par ce qui reste malgré tout un procédé, il se prive d'en explorer la matière (et répétons que la peinture est aussi une question de matière) à la manière d'un Bacon par exemple (5) . Mais ce sont pourtant ces tableaux qui nous émeuvent, nous parcourent l'échine, quand tout le reste, à commencer par ses monochromes, est mort depuis longtemps...

     


     

    (1)Le terme d'escroquerie méritant d'ailleurs bien sa place alors tant l'art se commettait jusqu'à ne plus être qu'un investissement, un marché, une perspective de plus-value. Yves Klein, dont la roublardise est spectaculaire, avait déjà préparé son coup quand, en 1958, à la Galleria Apollinaire de Milan, il avait exposé onze monochromes identiques, vendus à des prix différents. C'était une façon de fustiger l'arbitraire des estimations picturales tout en empochant le total de la vente. Ou comment rentabiliser la subversion (ou ce que l'on vend comme telle).

    (2)Lire sur ce point le très éclairant livre de Kenneth Clark Le Nu.

    (3)Des fesses et des seins chez Klein sont somme toute plus nobles que les mêmes attributs au Moulin Rouge...

    (4)On fera bien sûr un parallèle avec le modèle tronqué de L'Origine du monde de Courbet.

    (5)Et ce désagréable sentiment de procédé-procédure n'est pas que le seul fait de Klein, il faut être honnête. Il est aussi lié à l'association inéluctable de ces tableaux à une autre mise en scène, celle d'Alain Robbe-Grillet, lorsque, entre autres fantaisies sexuelles, il reproduit le schéma kleinien avec le corps d'Anicée Alvina. C'est dans Glissements progressifs du désir, tourné en 1974. Film d'un érotisme assez lénifiant qui ne vaut pas grand chose (ni le film, ni l'érotisme de son réalisateur...)Il faut toujours se méfier de ce qui est si facilement récupérable...

  • Le risque de disparaître (qui sait ?)

     

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    Linda Sanchez - À la pêche - 2007 (détail) - Fils de pêche, toiles d’araignées, talc

    Il y a la couleur du monde, grisé rude, l'heure chicken-wings, l'affiche chloroformée d'un -50%, oui -50%, quelque part, dans le centre, ou en zone commerciale. J'erre, je jette, j'adhère, j'achète, j'achève, paronymie moderne. Il y a la traçabilité, dernière odyssée, de la viande morte, plus de cicatrice, Ulysse, de reconnaissance, ou tache de naissance, mais le fil avarié de la transparence. Il y a l'aquarium des devantures et des vitrines et les poissons à cartes qui déambulent, intérieurement, le bruit de la clim. Il y a l'interphone et la bouche à placer juste en face de la bête rétive, puis une deuxième porte, à code. Je compose, j'enregistre, j'annule, je confirme. Il y a l'écarrissage des espérances, les volontés rangées dans la boîte à gants du monospace, sous alarme, et le manège-maestria du passé sur la grand'place. Remasteriser, relooker, réorganiser, réunifier. Il y a les caniveaux FM, la bande passante de la rue, et la minute de silence, Pilate, panoramique de l'Histoire et du fait divers, le bruit sans la fureur, la voix synthétisée des aéroports. J'entends, j'enregistre, j'intègre, j'obéis. Il y a la restauration javellisée du patrimoine, la sauvegarde du marais, micro-climat, micro-sytème, éco-système, l'amibe et le cachalot, la paix verte en contre-argumentaire facile, L'UNESCO et ses rêves assassins de feintes de l'histoire. Préserver, sauvegarder, formoliser, taxidermiser. Il y a la peur intransigeante de la laideur, Dorian, l'élasticité de la peau comme bible existentielle, my body my biography, la salle de bain et les femmes porte-manteaux, l'androgynie cadavérique. Cosmétiques, cataplasmes, prothèses, chirurgie. Le hype, la vibes, le back office, le streaming, les stock options, le sampling, le revolving, les dunks, le soccer 2011, etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc

    Il y a tout cela, et ton râle, de sujet ultra-contemporain, de l'épaisseur d'un écran plat.