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  • La belle affaire...

    Dans un texte écrit en 1733, une Lettre à un premier commis, lequel commis n'est pas un gratte-papier mais un important de ce qu'on ne peut pas encore appeler le corps des fonctionnaires, Voltaire énumère les raisons majeures qui doivent présider à la suppression de la censure pour les livres. C'est un texte que les voltairiens aiment à citer pour rappeler combien cet écrivain représente une figure éminente de la pensée libre et libérée. Ils y voient un esprit très français, une sorte de spiritualité toute hexagonale qui fonde, en partie, l'idée que les Lumières de ce pays forment le sommet de notre pensée. Référence discutable dont on peut ne pas se réclamer...

    Ce texte, donc, contre la censure. Et parmi les objections, le passage qui suit :

    "Les pensées des hommes sont devenues un objet important de commerce. Les libraires hollandais gagnent un million par an, parce que les Français ont eu de l'esprit. Un roman médiocre est, je le sais bien, parmi les livres, ce qu'est dans le monde un sot qui veut avoir de l'imagination. On s'en moque mais on le souffre. Ce roman fait vivre et l'auteur qui l'a composé, et le libraire qui le débite, et le fondeur, et l'imprimeur, et le papetier, et le relieur, et le colporteur, et le marchand de mauvais vin, à qui tous ceux-là portent leur argent. L'ouvrage amuse encore deux ou trois heures quelques femmes avec lesquelles il faut de la nouveauté en livres, comme en tout le reste. Ainsi, tout méprisable qu'il est, il a produit deux choses importantes : du profit et du plaisir."

    Ce qui frappe aussitôt tient à l'abandon de toute considération proprement littéraire ou, nonobstant l'anachronisme du terme, culturelle. Ici, il est question d'affaires, de revenus, de commerce, d'économie pour le dire en simplifiant. C'est le Voltaire anglais qui transpire dans cette analyse, celui qui voit dans le libéralisme et les lois du commerce un moyen d'émancipation. À voir... Ne s'agit-il pas surtout de brasser de l'argent, de s'intégrer dans une logique de concurrence, de considérer les livres comme une marchandise qui "produit deux choses importantes : du profit et du plaisir". L'ordre n'est pas indifférent, je crois, surtout quand le plaisir  fait écho à ces "deux ou trois heures" pendant lesquelles "l'ouvrage amuse (...) quelques femmes".

    La littérature ainsi conçue n'a plus rien à voir avec les Belles Lettres. Elle n'a pas pour objet d'élever l'esprit mais d'entrer dans le cycle vertueux de la comptabilité et des échanges commerciaux. On est loin alors du commerce des esprits tel qu'on l'envisageait encore au XVIIe siècle et que des âmes nostalgiques évoqueront encore dans les temps suivants. Avec Voltaire, nous sommes pleinement dans l'esprit du XVIIIe, lequel fut moins spirituel (1)  que sinistrement hanté par l'omnipotence de la raison, une raison qui n'avait plus rien à voir avec l'usage que voulait en faire, par exemple, un Descartes, dans l'équilibre qu'elle trouve avec le mystère de la foi. Avec Voltaire, on plonge dans l'ordre d'une rigueur utilitariste et mercantile : sa raison est, quand on y regarde bien, celle qui préside aujourd'hui à la grandeur du marché, à l'intelligence marketing, à la gouvernance indexée sur les équations économiques.

    C'est cette raison-là que l'on nous vend depuis la Révolution et la propagande républicano-maçonnique en a fait une de ses œuvres majeures. Certainement, la libre expression, la fin de la censure sont de bien belles choses. Encore faudrait-il que ces dernières ne soient pas des leurres et que les étais culturels de notre histoire n'aient pas été à ce point minés, si l'on veut bien considérer en ce début de XXIe siècle l'extension phénoménale de la bêtise et de l'ignorance...

     

    (1)Particulièrement en France où l'anti-cléricalisme trouva dans les horreurs révolutionnaires de quoi fonder un discours politique dont le bourgeon funeste est la laïcité actuelle, laquelle se prévaut d'une haine anti-chrétienne délirante et d'une collaboration avec l'islamisme radical.

  • Dégoût et couleurs

    Aujourd'hui, lorsque vous aménagez comme locataire, me glisse une mienne connaissance, il est parfois prévu dans le contrat une interdiction à peindre les murs dans un registre trop voyant : rouge incendie, jaune citron, bleu outremer, vert Véronèse. Il faut du blanc, du blanc surtout. Il paraît sinon que votre excentricité est un frein à l'éventuelle revente. Autant dire que le commerce s'accommode mal des tons particuliers lorsque c'est vous qui, dans l'espace où vous vivez, en décidez. 

    Il en va tout autrement quand c'est monsieur Iphone 5 qui envoie la couleur et que vous payez bêtement la note.

  • Les requins cool

     Dans un ouvrage passionnant et riche, Thomas Frank détaille le bouleversement idéologique qui s'est produit, d'abord aux États-Unis, quant au rapport que les individus devenaient entretenir avec la représentation de soi dans un monde ultra-libéral. Ce livre s'intitule Le marché de droit divin . L'ouvrage débute par le récit d'un manifeste anti-gouvernemental (the big government honni), écrit en 1996 par John Perry Barlow, que d'aucuns, déjà plus très jeunes certes, connaissent comme ayant été le parolier de Grateful Dead mené par le légendaire (dans le monde du rock s'entend) Jerry Garcia. Ce brave garçon veut qu'on lui foute la paix, qu'on ne s'occupe pas de son business et revendique un désengagement radical de l'État au nom d'un libertarisme à la fois économique, politique et culturel. Il veut un internet hors contrôle. Et, cerise sur le gâteau évidemment, il écrit ce manifeste de Davos, là où se retrouvent les aéropages planétaires du laisser-faire extrême.

    Plus loin dans le même ouvrage, l'auteur raconte sa surprise, à Chicago, pour une réunion de conseillers stratégiques (account planners), de rencontrer non des costumes et tailleurs classiques mais des individus à la dégaine parfois fort excentrique. Ce n'est en fait que le signe symptomatique d'un changement de paradigme. Au sérieux guindé et donc élitiste d'un capitalisme protestant strict qui a régné sur l'Amérique pendant des lustres succède une version décontractée, cool et, pour ses défenseurs, démocratique du libéralisme. Du old fashion au casual, pour se frotter d'anglicisme... Avec leurs airs d'étudiants tout simples, Page et Brin, Zuckerberg aujourd'hui, Jobs et Gates hier sont les parangons de cette évolutions 2.0 du monde.

    La France s'y met doucement... Comme en témoigne la photo ci-dessous.

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    Le plus petit des deux est Philippe Manœuvre. Il est journaliste musical, une figure majeure du milieu. Il a animé Les Enfants du Rock dans les années 80, il dirige Rock and Folk, il est biographe des Stones, il a été le compagnon de Virgine Despentes. Bref, un rebelle... D'ailleurs son allure de vieux beau (il a trop regardé Mick Jagger et Bowie...), ses postures de pop star, son côté toujours vivant en font une caricature de jeunisme débile, nous faisant croire que la musique dans la peau est un élixir de jeunesse et la preuve que l'on sera toujours en marge (1). On ne dira jamais assez quelle escroquerie rentable aura été le concept de marginalité... Mais, pour en finir avec le sieur Manœuvre, il a fini par se ranger des voitures, comme on dit. Il a épousé Candice Martinon-Boisnier de La Richardière. Il a ce point commun avec Luc Ferry : le frisson aristocratique.

    Le gars à côté n'est pas un musicien. Il cultive pourtant la ressemblance. On pourrait le croire en resurrection de Lynyrd Skynyrd, de Scorpion ou, qui sait, ZZ Top. Il n'en est rien. Il s'appelle Jacques-Antoine Granjon. Il dirige vente-privee.com. Il est diplômé de l'European Business School. C'est  un homme d'affaires nouvelle génération, ce qui veut dire fondu dans le moule d'une conception encore plus poussée des doctrines ultra-libérales. Il est cool comme un Zuckerberg ou un Xavier Niel. La forme se veut souple et décalé. L'habit est simple (quoique d'un certain prix, ne nous y trompons pas) et le discours débarrassé de la rhétorique surannée des gens fier-cul. Il est le chef d'entreprise nouveau : abordable, fun, avec des goûts dans lesquels tout à chacun peut se retrouver. Il a sans doute une Ibanez chez lui, ou une batterie, un petit studio d'enregistrement. Il adore s'éclater. Il aime l'étonnement de ceux qui le croisent sans le connaître en pensant qu'il travaille dans un magasin de musique ou qu'il vend des motos, de grosses Kawasaki, à moins que ce ne soit des Harley Davidson. Il aime cette ambiguïté : elle correspond à son petit côté sauvage. C'est par elle qu'il peut vérifier sa réussite et qu'il peut aussi dénoncer les faux semblants d'un ordre éculé.

    C'est un mec relax. Le week end, il est free, il voit ses potes et on ne parle pas boulot. On se demande juste si on ne va prendre l'avion pour aller voir le show case intimiste de Damon Albarn à Londres. Le dernier qui l'a vu avec une cravate est à la retraite. Il a toujours été différent. Sa force est là.

    Pour le reste, il a les codes de la nouvelle économie, celle qui va de pair avec un épuisement accru des hommes, des ressources et des opportunités ; celle qui fonctionne par l'accélération des flux et un rétrécissement du temps, par l'étouffement de la contestation et une intégration de plus en plus grande des individus privés dans la sphère économique ; celle qui, sous couvert d'innovation et de renouvellement, presse, oppresse et déprime de plus en plus de personnes... Le motif pourrait être celui-là : cool pour soi, dur pour les autres. Les affaires sont les affaires : la coupe de cheveux, la culture pop et le blouson rebelle ne sont qu'un déguisement. Et encore, même pas : ils sont la continuation de ce refus baba-cool de la contrainte. Laisser-faire, laisser-aller. Il est interdit d'interdire. Des barricades au bunker commercial. Si l'enseigne et la façade ont changé, la ligne idéologique reste la même : elle s'est affinée dans le sens du pire.

      

     

    Mais ne nous irritons pas et comme tout finit par des chansons, depuis Figaro, concluons avec ce petit bijou de Pulp, hymne anti-Blair plein de malice. Le morceau s'intitule Glory Days, tiré du brillantissime album This is hardcore, en date de 1997 (mais du politique, Manœuvre, il y a longtemps qu'il s'en fiche...)

     



      

    (1) Un peu comme les crétins de sportifs qui font des "quenelles" en expliquant que c'est un geste anti-système. Il est certain qu'au prix où ils sont payés, ils sont hors du système. Le pire n'est pas qu'ils soient complètement idiots mais qu'ils imaginent que nous le soyons autant qu'eux.

  • De Veronese à Klein, la confiscation...

    veronese - The National Museum of Western Art The Mystic Marriage Of St. Catherine C. 1547Details Paolo Veronese (Paolo Caliari).jpg

    Veronese, Le Mariage mystique de Sainte Catherine, 1547 Yale University Art Gallery, New Haven

    Véronèse est un peintre sublime dont certaines œuvres laissent le contemplateur sans voix. Le Repas chez Levi est d'une démesure magique. En plus de ses tableaux, l'artiste a laissé dans l'histoire de l'art une trace rare : une couleur. Le vert Véronèse, lequel vert se retrouve dans le vêtement supérieur de Sainte Catherine.

    Un autre peintre a ce privilège : Yves Klein.

     

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    Le bleu de Klein. L'IKB (International Klein Blue). Marque déposée. Propriété industrielle. 

    Le génitif n'a plus la même valeur. La possession est devenue de plein droit. C'est une arrogance sonnante et trébuchante. Un autre monde. L'expression, le sentiment et l'art n'ont plus cours. La touche est secondaire ; c'est la couche qui compte. Le badigeon uniforme contre la nuance de la couleur dans le dess(e)in. 

    D'un côté une forme d'éternité, de l'autre une assurance bancaire à 70 ans après la mort de l'inventeur...

  • Baudruches

     

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    L'automne est la saison des prix. Les prix sont les fruits d'un labeur acharné sans doute. C'est l'heure de récolter.

    Cette semaine, c'était les prix Nobel, l'égrenage journalier des prestiges scientifiques et au milieu de toutes les équations, des formules polynomiales et des espaces infinis, il y a eu le moment glorieux de la littérature, et celui plus particulier d'Alice Munro.

    Il y en aura bien eu, en entendant ce nom, à vouloir l'écrire selon une orthographe blonde, galbée et hollywoodienne, mais cela n'avait rien à voir. L'écrivain canadien n'a rien de très glamour.

    Pendant quelques minutes, il fut donc nationalement question de littérature. Le prix Nobel, c'est le Goncourt, mais en plus grand, en somme, le prestige tarifé, éditorial et vaguement symbolique à l'échelle mondiale.

    Ce n'est pas plus reluisant que les divagations sournoises des vieilles croûtes du Fémina, du Goncourt ou du Médicis. Les mêmes magouilles y apparaissent, les mêmes enjeux de pouvoir y fleurissent et les bookmakers se délectent de faire des paris sur les favoris. Depuis plusieurs années, des noms tournent : Murakami, Philip Roth, Amos Oz, Peter Nadas ou Claudio Magris. On dirait le tiercé ou les Jeux Olympiques. À moins qu'il ne faille y voir la perpétuation infantile des récompenses scolaires, soumettant la littérature à la moulinette de la bonne tenue, et ce serait possible tant la liste des récompensés brille par la propreté des lauréats. Pas de risques qu'ils aillent chercher Artaud, Burroughs ou Michaux...

    Je ne sais si les intéressés en rêvent, ou s'ils y sont indifférents. La première hypothèse est plus vraisemblable. Ils devraient pourtant se rassurer. Le Nobel aura réussi l'exploit de passer outre James Joyce, Virginia Woolf, Vladimir Nabokov, Paul Claudel, Albert Cohen et Jorge Luis Borges (1). Ce n'est donc pas très grave de ne pas en être. Mais cette agitation, ce clapotis autour d'un nom et d'un futur discours à Stockholm traduisent une fois de plus la dérive mercantile et spectaculaire de l'entreprise littéraire, de sa récupération dans le giron des formes commerciales (2).

    Non, ce n'est pas très grave, que de ne pas être nobélisé, que de ne pas entrer dans le club fermé d'une litanie médiocre, souvent, d'auteurs ayant bénéficié d'une reconnaissance qui n'avait parfois rien à voir avec leur talent littéraire.

    Il faut dire que l'affaire avait mal commencé. En couronnant en 1901 Sully Prudhomme, le Nobel avait en quelque sorte signé son arrêt de mort. Outre le nom si bourgeoisement verlainien du récipiendaire (qu'y pouvait-il le pauvre ?), on sentait déjà la pompe, le grotesque et le falsifié. Aller chercher un parnassien pour inaugurer le siècle, c'était peu cohérent. Que le lecteur courageux aille se recueillir sur les vers  prudhommesque et il comprendra sa douleur. Ce ne fut pas le seul impair de l'académie suédoise. Churchill en eut les honneurs, pour des mémoires stylistiquement creux. Le Nobel, c'est de la navigation à vue et un certain art d'accommoder les restes.

    À ce jeu, la France aura eu son heure de gloire. Elle reste la nation-phare. quatorze grands hommes au Panthéon mondial, imaginez. De quoi faire bisquer les nationalistes de tous poils. Dans le détail, l'affaire est moins reluisante. La baudruche se dégonfle. Le torse bombé de l'écriture française, c'est la première moitié du XXe siècle, jusqu'en 1960 : la gloriole de l'entre-deux guerres et la vanité intellectuelle de l'après seconde guerre mondiale. On y trouve des auteurs mineurs ou médiocres (entre Mistral et Mauriac) et des figures : l'ennuyeux trio Gide, Camus et Sartre. En clair, le Nobel traduit malgré lui ce que fut l'outrecuidance française à vouloir donner la leçon, le comble de cette prétention étant atteint par le sus-nommé Sartre qui refusa le prix parce qu'il ne voulait pas être une institution (alors même qu'il était dans l'univers des Lettres françaises d'après-guerre le commandant en chef de la Terreur).

    Depuis, il faut croire que l'image hexagonale a pâli, avec seulement trois récipiendaires : Claude Simon en 1986, comme la queue de comète d'une écriture en boucle lassante, fatiguée et mécanique ; Gao Xingjiang, dont l'œuvre est en partie écrite en chinois, ce qui doit inciter à un peu de modestie ; Le Clézio, enfin, dont la célébration sonne comme une gifle pour la moindre âme sensible à la littérature. Le Clézio en Nobel, c'est la récusation de toute pensée sur le style. C'est le mainstream littéraire des bons sentiments et de la prose facile. À ce point, la gloriole des Lettres nationales est tombée si bas qu'on n'espère pas avant longtemps que le plat repasse.

    Mais, de toute manière, l'hexagone a son propre jeu. Dans un mois, le début du cirque littéraire. Et de repenser qu'il y a un mois, c'était justement la rentrée, pas celle des mômes mais de la littérature. Rentrée, prix... Ne manque plus que le tour de manège...


    (1)Je m'en tiens ici à des auteurs ayant vécu suffisamment vieux pour que la négligence frise la bêtise. Il faut en revanche être de mauvaise foi pour invoquer les oublis de Proust ou Perec, morts jeunes, de Kafka ou Pessoa dont l'œuvre est essentiellement posthume.

    (2)Même si, pour le prix Nobel, certaines attributions regardaient une littérature confidentielle, comme la poésie de Brodsky ou de Derek Walcott, et que les perspectives éditoriales ne pouvaient pas être phénoménales. Le choix relevait ici de la beauté du geste...


    Photo : X

  • Le pois de l'art

    La France a Buren et ses bandes de 8,7 cm ; le Japon a Yayoi Kusama et ses points. Selon l'envie, on se croira dans une boutique de Smarties

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    ou dans un lieu dédié au Marsupilami.

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    Pour ces deux artistes contemporains, on nous sortira tout un battage théorique, à commencer par l'imposition par eux-mêmes des concepts (mais le singulier convient mieux : tout est dans LE concept) qui motivent la reproduction ad nauseam d'une trouvaille plus ou moins amusante devenue une signature, un effet reconnaissable et de reconnaissance.

    On peut en rire (et c'est notre cas) mais cela assure les fins de mois de ces charlatans de l'art. Il s'agit de vendre en faisant croire que l'on dit quelque chose. Kusama, comme Buren, c'est du toc philosophico-artistique travesti en visibilité marketing.

    Louis Vuitton ne s'y est pas trompé, qui a sollicité la Japonaise à pois pour des bijoux, des sacs, des chaussures ou des accessoires. Il sera facile d'expliquer pour la énième fois que c'est une manière de rompre les frontières, d'intégrer la beauté de l'art dans le quotidien (un petit effort pour un argument surréaliste...), donner à un artiste l'occasion de rendre son œuvre accessible, de montrer que le commercial n'est pas incompatible avec la créativité...

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    Nous nous contenterons de dire que cette collaboration souligne un peu plus la double aporie de l'art contemporain : un minimum de moyens pour un maximum de fric...

     

  • Par ailleurs dans l'actualité (VI)

    C'est beau l'Asie, exotique et chaleureux. Les rues grouillent de monde, avec un éternel enthousiasme. En plus, des gens qui bossent. Rapides, efficaces, silencieux. Parfois, dans l'univers des sweatshops si utiles pour optimiser les profits des vendeurs de fringues et rendre plus improbables encore les discours d'ici sur la mode, le style et l'élégance, il arrive qu'un bâtiment s'effondre.

     

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    Près de 400 morts, 700 blessés. Une broutille pour ce continent si exotique et chaleureux. Les rues grouillent toujours de monde. C'est à peine une info, ici. On fait un ratio. Vu la population, tout juste une dizaine de morts ici.

    Ici. Ici. On dit toujours ici. Et là-bas, à Dacca ou Bombay ? On s'en fiche, en fait, malgré les apparences.

    On dit ici parce que c'est ici que ça se passe. Ici qu'on cherche la couleur du nouveau pull, le déroutant imprimé flashy, le coordonné tueur chaussures ceinture col en V, pour la soirée de demain. Une soirée demain ? Où ? Ici. Ici chez moi. C'est bien pour ça qu'on s'appelle, non ?

    Photo : Reuters

  • La littérature dans le siècle (I) : intérieur

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    On aime statufier, c'est ainsi. Certains y verront une sorte d'académisme multi-séculaire. Pourquoi pas ? Pendant longtemps, ces œuvres ont servi de repères. Le citoyen, ou le simple voyageur, pouvait les admirer (ou en rire, qui sait ?) dans les carrefours, sur les places, à l'entrée des villes, devant les monuments majeurs. Il y avait toujours quelque chose de guindé, de terriblement établi. La statue, c'était le stable. Elle portait la durée et l'honneur. Elle était dévolue au pouvoir, d'une certaine manière et par exemple, lorsqu'on voit tous les artistes représentés dans la cour si longue que forment les arcades des Offices, on sait fort bien qu'il y a une dévotion par quoi Pisano ou Giotto appartiennent à une essence remarquable. Ils sont plus qu'eux-mêmes.

    Ces considérations ne conviennent plus à une époque comme la nôtre. Il faut ramener l'exception à la banalité (1). C'est sans doute ce qui explique cette tendance à nous offrir des hommages contextualisés, des sortes de happenings figés, de bronze, plus ou moins dorés. Tout à fait charmant, cela.

    À Salamanque, par exemple, dans le café Novelty, GonzaloTorrente Ballester siège à sa table de prédilection. La pose est sans affectation mais la mise montre que l'homme ne s'est jamais laissé aller à la négligence. L'écrivain est dans toute sa stéréotypie. Homme de repli et de travail dans le silence, il dispose de son temps libre pour aller au café, poursuivre la tradition de ce qui fut d'abord une institution française. Cette statue illustrerait donc une certaine idée de la mythologie des écrivains telle qu'elle s'est développée à partir du milieu du XIXe. Le(s) propriétaire(s) du lieu a/ont participé, à la place qui est la leur, à l'épanouissement de l'artiste. Il était donc normal que celui qui assura si longtemps le service auprès du prix Cervantès en tirât un certain bénéfice. Tout travail mérite salaire. 

    C'est un hommage à usage privé en quelque sorte. Le désormais silencieux Ballester devient une curiosité, un produit d'appel, une démarcation. Il faut bien qu'à un moment la littérature serve à quelque chose...


    (1)Alors même qu'on nous vend pour exceptionnel le premier imbécile qui passe la télévision... Mais le paradoxe n'est qu'apparent. Celui qu'on rabaisse n'a pas eu besoin de l'espace médiatique ; celui que l'on hausse n'en est que le produit. Il faut bien vendre sa marchandise...

  • C'est l'histoire d'une œuvre d'art...

     

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    Et tous ces tableaux statistiques, ces reliques d'une économétrie nous ayant amenés au gouffre, les encadrer, écrire son nom dessous et les mettre aux enchères, chez Sotheby's ou ailleurs, dans je ne sais quelle salle des ventes, de Milan, New York ou Paris, à moins que dans les pays émergents, ou à Shanghai... Et toutes ces courbes enchevauchantes, ces lignes brisées, aussi dures que des barbelés, ces alignées de chiffres, comme une citation trop réelle, vraiment mortifère, d'Opalka, les vendre en disant c'est de l'art, de l'art, de l'art, de la photo d'art, et qu'elles fassent l'extase jubilatoire, montée au carré, voire au cube, de ceux qui nous ont bel et bien baisés. (1)



    (1) Le mercredi, 1er aout 2012, pendant plus d'une heure, chaos sur la bourse de New York. Les programmes de trading Knight Capital foirent. Voilà ce que donne le résultat de l'agitation sur le titre Novartis (illustration). Si on vous disait que c'est du Candas Sisman, par exemple, ou du Parvianen. Mieux : du Jim Campbell...

     

  • Florence, boutiquière...

     

               Giotto, Enterrement de Saint-François, Chapelle Bardi, Santa Croce, Florence, 1320-1325.

     

     

    Il fut un temps où, aux étudiants à peine argentés, plus d'un quart de siècle déjà, Florence offrait sa part de désintéressement qui présiderait, dit-on, au bonheur de l'art. La déambulation improvisée menant de palais en palais, de places en places, kaléidoscopie de façades majestueuses en témoignage d'un passé politique fastueux, cette déambulation dans la rigueur d'un pouvoir conscient de lui-même comme il y en eut peu, tirait sa puissance du bonheur qui attendait les rêveurs des merveilles cachées derrière les portes des édifices. L'éclat de la place Santa Croce, accompli dans le marbre tricolore de l'église et le salut respectueux au visage sévère du Dante, était une première joie que l'entrée dans le petit Panthéon florentin (Michel-Ange, Machiavel, Rossini, Galilée ou Vasari y reposent) multipliait d'un mystérieux besoin de se taire, et d'écouter les œuvres, le prestige de la ville. L'envers de l'histoire. Non pas l'envers, sa continuation.

    Le bonheur pouvait ainsi se répéter au Duomo, à Santa Maria Novella, à San Lorenzo, aux Ognissanti, à San Miniato, à Santa Maria del Carmine... : multiples stations de l'histoire florentin accédant à l'universalité, que nous pouvions faire nôtre sans autre devoir que la décence et la mesure de la solennité spirituelle qu'avaient pour certains ces lieux de culte. La moindre église italienne est à la fois une offrande à Dieu, à la peinture et à la sculpture. Florence le savait plus que quiconque.

    Mais les temps ont changé et ceux qui, toujours modestes, sont venus jusque là, découvrent une ville convertie comme nulle autre, plus encore qu'au tourisme, lequel sévit depuis des décennies, à ce qu'il faut bien appeler l'économie artistique. On sait combien l'art a cédé à la logique du marché et aux considérations spéculatives. La gestion fort libérale du patrimoine, la place accrue des structures commerciales (1) ne sont pas des nouveautés. Ce qui l'est davantage réside dans le progressif glissement du monde religieux dans les techniques du mercantilisme le plus éhonté. On me rétorquera que l'affaire n'est pas nouvelle là encore : les pèlerinages en sont un flagrant exemple, et passer une fois à Lourdes vous guérit, si j'ose dire, de la tentation d'y remettre un jour les pieds. Soit, c'est là affaire de foi et cette question, dans ma position d'athée, ne m'intéresse guère. En revanche, ce que je vois à Florence m'irrite au plus haut point. Ainsi les églises de cette ville se sont-elles dotées de véritables péages, dont sont exempts les autochtones, et auxquels l'étranger doit se soumettre s'il veut admirer Giotto, Cimabue ou della Robbia. Encore pourrait-on admettre le procédé (2) si la somme exigée était symbolique, mais il n'en est rien. La catholicité (3) florentine voit le monde de haut. Elle a la condescendance des bien nourris. Elle a, en période estivale, car en hiver la libre circulation de l'intrus et de l'esthète reprend ses droits, des allures de maquerelle ou de mafieux : c'est le pizzo ecclésiastique (4).

    Une telle pratique heurte à plus d'un titre. Celui qui eut le droit au temps béni d'une contemplation sereine (parce que plus que la gratuité, il se souvient de n'être pas entré dans une église comme client) peut toujours vivre avec ses souvenirs, aussi imprécis soient-ils, et refuser le diktat. Sans doute n'est-ce pas d'ailleurs le choix dont il se sentira le moins heureux : il accepte les défauts de sa mémoire en compensation des impressions vives qui lui restent. Mais pour le néophyte désargenté, ayant rêvé d'une longue promenade en Renaissance et Baroque, le goût sera amer. Renouvelée à Pise et à Sienne, à San Gimignano, la confrontation avec les boutiquiers finira par lasser. L'injustice et le mépris dans l'endroit de la miséricorde ! Un comble. N'est-ce pas, d'ailleurs, évoquer une aberration plus magistrale encore, que de ne pouvoir prier son dieu parce que des marchands du temple en soutanes et cornettes y ont établi leur quartier d'été...

    Si mon athéisme m'épargne ce désarroi, mon sens du sacré, fruit d'un long chemin entre les piliers romans, gothiques, classiques ou baroques exaltant une indéniable spiritualité, s'indigne que soit de fait trahi le droit à la Présence, que soit bafouée l'originalité d'une culture ayant à ce point exalté la puissance des images. L'exemple florentin est non seulement crapuleux ; il est funeste. Il marque, de la part des autorités de l'Église, une allégeance à l'ordre libéral, un renoncement à l'Histoire, une capitulation matérialiste. Dès lors, qu'elles ne s'étonnent pas du vide pendant les offices, des appréciations sévères à leur encontre. Et ce ne sont pas les happenings papaux aux JMJ qui peuvent sauver du déclin...

    Florence est boutiquière et prétentieuse, jusque dans sa religiosité. Nefs et chapelles ne sont que des enseignes de plus. Les églises ont leurs saisons, basse, haute, c'est selon, et leur temps de soldes. Il n'y a rien à acheter. Tout est vendu, l'âme comprise. Inutile d'y revenir...

     

     

    (1)Puisque l'on est à Florence, remarquons qu'au sortir de la Galerie des Offices, les nouveaux aménagements permettent de repartir avec des livres (normal), des posters (soit), mais aussi des friandises ou du vin toscans. Petit bonheur sans doute, mais d'une grand imbécillité, que de passer en quelques pas de Raphaël à l'épicerie, dans un même endroit.

    (2)Évidemment, il n'en est rien. C'est ici affaire de principe

    (3)Rappelons au passage que catholique signifie universel. On en est loin.

    (4)Le pizzo est l'impôt mafieux. Sa pratique s'est d'abord développée en Sicile.