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zuckerberg

  • Les requins cool

     Dans un ouvrage passionnant et riche, Thomas Frank détaille le bouleversement idéologique qui s'est produit, d'abord aux États-Unis, quant au rapport que les individus devenaient entretenir avec la représentation de soi dans un monde ultra-libéral. Ce livre s'intitule Le marché de droit divin . L'ouvrage débute par le récit d'un manifeste anti-gouvernemental (the big government honni), écrit en 1996 par John Perry Barlow, que d'aucuns, déjà plus très jeunes certes, connaissent comme ayant été le parolier de Grateful Dead mené par le légendaire (dans le monde du rock s'entend) Jerry Garcia. Ce brave garçon veut qu'on lui foute la paix, qu'on ne s'occupe pas de son business et revendique un désengagement radical de l'État au nom d'un libertarisme à la fois économique, politique et culturel. Il veut un internet hors contrôle. Et, cerise sur le gâteau évidemment, il écrit ce manifeste de Davos, là où se retrouvent les aéropages planétaires du laisser-faire extrême.

    Plus loin dans le même ouvrage, l'auteur raconte sa surprise, à Chicago, pour une réunion de conseillers stratégiques (account planners), de rencontrer non des costumes et tailleurs classiques mais des individus à la dégaine parfois fort excentrique. Ce n'est en fait que le signe symptomatique d'un changement de paradigme. Au sérieux guindé et donc élitiste d'un capitalisme protestant strict qui a régné sur l'Amérique pendant des lustres succède une version décontractée, cool et, pour ses défenseurs, démocratique du libéralisme. Du old fashion au casual, pour se frotter d'anglicisme... Avec leurs airs d'étudiants tout simples, Page et Brin, Zuckerberg aujourd'hui, Jobs et Gates hier sont les parangons de cette évolutions 2.0 du monde.

    La France s'y met doucement... Comme en témoigne la photo ci-dessous.

    granjon et manoeuvre.jpg

    Le plus petit des deux est Philippe Manœuvre. Il est journaliste musical, une figure majeure du milieu. Il a animé Les Enfants du Rock dans les années 80, il dirige Rock and Folk, il est biographe des Stones, il a été le compagnon de Virgine Despentes. Bref, un rebelle... D'ailleurs son allure de vieux beau (il a trop regardé Mick Jagger et Bowie...), ses postures de pop star, son côté toujours vivant en font une caricature de jeunisme débile, nous faisant croire que la musique dans la peau est un élixir de jeunesse et la preuve que l'on sera toujours en marge (1). On ne dira jamais assez quelle escroquerie rentable aura été le concept de marginalité... Mais, pour en finir avec le sieur Manœuvre, il a fini par se ranger des voitures, comme on dit. Il a épousé Candice Martinon-Boisnier de La Richardière. Il a ce point commun avec Luc Ferry : le frisson aristocratique.

    Le gars à côté n'est pas un musicien. Il cultive pourtant la ressemblance. On pourrait le croire en resurrection de Lynyrd Skynyrd, de Scorpion ou, qui sait, ZZ Top. Il n'en est rien. Il s'appelle Jacques-Antoine Granjon. Il dirige vente-privee.com. Il est diplômé de l'European Business School. C'est  un homme d'affaires nouvelle génération, ce qui veut dire fondu dans le moule d'une conception encore plus poussée des doctrines ultra-libérales. Il est cool comme un Zuckerberg ou un Xavier Niel. La forme se veut souple et décalé. L'habit est simple (quoique d'un certain prix, ne nous y trompons pas) et le discours débarrassé de la rhétorique surannée des gens fier-cul. Il est le chef d'entreprise nouveau : abordable, fun, avec des goûts dans lesquels tout à chacun peut se retrouver. Il a sans doute une Ibanez chez lui, ou une batterie, un petit studio d'enregistrement. Il adore s'éclater. Il aime l'étonnement de ceux qui le croisent sans le connaître en pensant qu'il travaille dans un magasin de musique ou qu'il vend des motos, de grosses Kawasaki, à moins que ce ne soit des Harley Davidson. Il aime cette ambiguïté : elle correspond à son petit côté sauvage. C'est par elle qu'il peut vérifier sa réussite et qu'il peut aussi dénoncer les faux semblants d'un ordre éculé.

    C'est un mec relax. Le week end, il est free, il voit ses potes et on ne parle pas boulot. On se demande juste si on ne va prendre l'avion pour aller voir le show case intimiste de Damon Albarn à Londres. Le dernier qui l'a vu avec une cravate est à la retraite. Il a toujours été différent. Sa force est là.

    Pour le reste, il a les codes de la nouvelle économie, celle qui va de pair avec un épuisement accru des hommes, des ressources et des opportunités ; celle qui fonctionne par l'accélération des flux et un rétrécissement du temps, par l'étouffement de la contestation et une intégration de plus en plus grande des individus privés dans la sphère économique ; celle qui, sous couvert d'innovation et de renouvellement, presse, oppresse et déprime de plus en plus de personnes... Le motif pourrait être celui-là : cool pour soi, dur pour les autres. Les affaires sont les affaires : la coupe de cheveux, la culture pop et le blouson rebelle ne sont qu'un déguisement. Et encore, même pas : ils sont la continuation de ce refus baba-cool de la contrainte. Laisser-faire, laisser-aller. Il est interdit d'interdire. Des barricades au bunker commercial. Si l'enseigne et la façade ont changé, la ligne idéologique reste la même : elle s'est affinée dans le sens du pire.

      

     

    Mais ne nous irritons pas et comme tout finit par des chansons, depuis Figaro, concluons avec ce petit bijou de Pulp, hymne anti-Blair plein de malice. Le morceau s'intitule Glory Days, tiré du brillantissime album This is hardcore, en date de 1997 (mais du politique, Manœuvre, il y a longtemps qu'il s'en fiche...)

     



      

    (1) Un peu comme les crétins de sportifs qui font des "quenelles" en expliquant que c'est un geste anti-système. Il est certain qu'au prix où ils sont payés, ils sont hors du système. Le pire n'est pas qu'ils soient complètement idiots mais qu'ils imaginent que nous le soyons autant qu'eux.

  • Liker (verbe)

    Sur la planète Facebook, tout est possible. Tout doit être possible. Il est indispensable, quasi programmatique, que le potentiel de la machine soit au service (apparent) de son utilisateur. La virtualité des mondes tend à satisfaire l'autoritarisme individuel de qui en use. Le libertarisme des rejetons de 68 a fantasmé l'absolu droit du sujet : nous y sommes. Et dans la requête, dérisoire, de l'absolu, et dans le fantasme. Certains, beaucoup même, ne s'en rendent pas compte. C'est leur problème (quoiqu'un peu le nôtre aussi : les aliénés ne frappent pas qu'eux-mêmes...).

     

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    Au pays candide de Zuckerberg, on peut, il faut liker. Liker et être liké. Ce énième anglicisme est une petite merveille. Il est l'alpha et l'oméga d'une présence sur le Net, laquelle présence finit par être le signe, la pulsation vitale de soi, pulsation qui, évidemment, tourne à la pulsion, tant, à ce jeu-là, on n'en aura jamais fini de se remplir des autres et de leurs marques pseudo désirantes. Le Like sur lequel l'internaute clique est d'abord, sur le plan individuel, pour qui le reçoit, en hérite, l'indice des variations saisonnières d'une existence reconnue. Cette validation (comme un ticket dans le bus ou dans le métro) vaut quitus, et dans cette perspective s'ouvre la béance d'un besoin d'être (aimé), dont la source ne peut se tarir. On veut être liké comme on court après ses friends. L'amitié, sur Facebook, est affaire de comptabilité, avec cette étrange conséquence que l'accroissement technique des gains entraîne le creusement du déficit affectif (1).

    Être liké, ce n'est même pas de l'amour, pas même de l'estime, mais une vague appréciation. Cela peut servir pour tout : un jugement intellectuel (pour une analyse), un rire (pour une photo incongrue), un étonnement (pour une nouvelle, un quasi scoop), un remerciement (pour un livre qu'on aura alors envie de lire). On discerne là la simplification du sens et de la communication. Tout dire en un clic, et prendre sa place dans le trafic. Et l'on ne peut s'empêcher de penser que celui ou celle qui like a en toile de fond le souci de participation, même a minima, pour être comme tout le monde. To be like everybody. Tel serait, peut-être, l'aspiration subliminale de cet engagement auquel s'adjoindrait, forcément, le sentiment de choisir, d'être le maître de ses choix, et le régressif besoin de distribuer les bons points. Où l'on voit le retors conflit du pouvoir se jouer et les frustrations devant l'ordre scolaire se dévoiler. Le facebookien est un éternel enfant en bisbille avec le monde, mais une bisbille sans plus de risques, un peu potache...

    Néanmoins, le temps faisant, liker prend une tournure plus politique et l'on en voit ces jours derniers un usage tout à fait curieux. Un bijoutier a abattu un voleur qui l'avait auparavant menacé. Il est mis en examen sous contrôle judiciaire. Une page Facebook est ouverte pour soutenir le commerçant. Laissons de côté pour l'heure la question de la légitime défense, le droit du citoyen et celui du délinquant. La justice fera ou non son travail, dans le sens qu'on attend (ou pas). En attendant, au moment où j'écris, plus de 600 000 personnes sont venus signer, c'est-à-dire liker. Expression démocratique ? reprise en main par le peuple ? Affirmation d'une exaspération ? Signe de radicalisation ? Chacun viendra avec armes et bagages pour fustiger ou défendre le légitimité de cette pétition nouvelle forme/formule. J'en resterai à un principe (2) : quel que soit le sujet, je ne m'abaisserai pas à liker. Je ne like pas la mort d'un homme, je ne like pas le droit de se défendre. Je ne like pas le droit des honnêtes gens, je ne like pas celui des voleurs. Je ne lève pas le pouce informatique, en jouant les petits Césars high-tech. Je n'écrirai pas non plus que le procédé relève d'un populisme ambiant, comme le feront certains qui, par ailleurs, s'extasient de toute une modernité communicationnelle au service d'un monde nouveau, ouvert et mondialisé.

    Cet usage épidermique et embrigadant de Facebook n'est pas un hasard. Quand le vocabulaire du sentiment (et liker n'est rien d'autre...) prend la valeur absolue de ce qui peut être pensé, il ne faut pas s'étonner de ce genre de réactions. À cette occasion, le système Zuckerberg démontre un peu plus quelle monstruosité il recouvre : son ouverture est capable de nourrir tous les possibles du discours. On croyait que l'affaire était anodine, qu'elle ne concernerait qu'une génération de désormais trentenaires perdus dans un univers qui s'appauvrit en les appauvrissant. C'est bien pire. Et le refuge dans ce qu'on n'aime ou ce qu'on n'aime pas trouve ces limites. Ce genre d'alternative était bon pour un jeu à la Roland Barthes (3), jeu qui n'était pas du meilleur Roland Barthes, d'ailleurs... Mais ici, l'affaire devient sérieuse.

     

    (1)Il n'est pas anodin qu'il faille ouvrir un compte Facebook, comme à la banque, et cette simple observation devrait alerter les naîfs : quand le compte est gratuit, il y a démultiplication des risques. En terres libérales, point de gratuité. Ce qui ne se paie pas ouvre à la dette (symbolique) exorbitante.

    (2)Une pétition de principe...

    (3) «J'aime : la salade, la cannelle, le fromage, les piments, la pâte d'amandes, l'odeur du foin coupé (j'aimerais qu'un « nez » fabriquât un tel parfum), les roses, les pivoines, la lavande, le champagne, des positions légères en politique, Glenn Gould, la bière excessivement glacée, les oreillers plats, le pain grillé, les cigares de Havane, Haendel, les promenades mesurées, les poires, les pêches blanches ou de vigne, les cerises, les couleurs, les montres, les stylos, les plumes à écrire, les entremets, le sel cru, les romans réalistes, le piano, le café, Pollock, Twombly, toute la musique romantique, Sartre, Brecht, Verne, Fourier, Eisenstein, les trains, le médoc, le bouzy , avoir la monnaie, Bouvard et Pécuchet, marcher en sandales le soir sur les petites routes du Sud  Ouest, le coude de l'Adour vu de la maison du docteur L., les Marx Brothers, le serrano à sept heures du matin en sortant de Salamanque, etc.

    Je n'aime pas: les loulous blancs, les femmes en pantalon, les géraniums, les fraises, le clavecin, Miro, les tautologies, les dessins animés, Arthur Rubinstein, les villas, les après  midi, Satie, Bartok, Vivaldi, téléphoner, les chœurs d'enfants, les concertos de Chopin, les bransles de Bourgogne, les danceries de la Renaissance, l'orgue, M. A. Charpentier, ses trompettes et ses timbales, le politico  sexuel, les scènes, les initiatives, la fidélité, la spontanéité, les soirées avec des gens que je ne connais pas, etc.


    J’
    aime, je n'aime pas: cela n'a aucune importance pour personne; cela, apparemment, n'a pas de sens. Et pourtant tout cela veut dire : mon corps n'est pas le même que le vôtre. Ainsi, dans cette écume anarchique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d'une énigme corporelle, appelant complicité ou irritation. Ici commence l'intimidation du corps, qui oblige l'autre à me supporter libéralement, à rester silencieux et courtois devant des jouissances ou des refus qu'il ne partage pas.

    (Une mouche m'agace, je la tue : on tue ce qui vous agace. Si je n'avais pas tué la mouche, c'eût été par pur libéralisme: je suis libéral pour ne pas être un assassin.) »

     

    Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, 1975