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foule

  • Liker (verbe)

    Sur la planète Facebook, tout est possible. Tout doit être possible. Il est indispensable, quasi programmatique, que le potentiel de la machine soit au service (apparent) de son utilisateur. La virtualité des mondes tend à satisfaire l'autoritarisme individuel de qui en use. Le libertarisme des rejetons de 68 a fantasmé l'absolu droit du sujet : nous y sommes. Et dans la requête, dérisoire, de l'absolu, et dans le fantasme. Certains, beaucoup même, ne s'en rendent pas compte. C'est leur problème (quoiqu'un peu le nôtre aussi : les aliénés ne frappent pas qu'eux-mêmes...).

     

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    Au pays candide de Zuckerberg, on peut, il faut liker. Liker et être liké. Ce énième anglicisme est une petite merveille. Il est l'alpha et l'oméga d'une présence sur le Net, laquelle présence finit par être le signe, la pulsation vitale de soi, pulsation qui, évidemment, tourne à la pulsion, tant, à ce jeu-là, on n'en aura jamais fini de se remplir des autres et de leurs marques pseudo désirantes. Le Like sur lequel l'internaute clique est d'abord, sur le plan individuel, pour qui le reçoit, en hérite, l'indice des variations saisonnières d'une existence reconnue. Cette validation (comme un ticket dans le bus ou dans le métro) vaut quitus, et dans cette perspective s'ouvre la béance d'un besoin d'être (aimé), dont la source ne peut se tarir. On veut être liké comme on court après ses friends. L'amitié, sur Facebook, est affaire de comptabilité, avec cette étrange conséquence que l'accroissement technique des gains entraîne le creusement du déficit affectif (1).

    Être liké, ce n'est même pas de l'amour, pas même de l'estime, mais une vague appréciation. Cela peut servir pour tout : un jugement intellectuel (pour une analyse), un rire (pour une photo incongrue), un étonnement (pour une nouvelle, un quasi scoop), un remerciement (pour un livre qu'on aura alors envie de lire). On discerne là la simplification du sens et de la communication. Tout dire en un clic, et prendre sa place dans le trafic. Et l'on ne peut s'empêcher de penser que celui ou celle qui like a en toile de fond le souci de participation, même a minima, pour être comme tout le monde. To be like everybody. Tel serait, peut-être, l'aspiration subliminale de cet engagement auquel s'adjoindrait, forcément, le sentiment de choisir, d'être le maître de ses choix, et le régressif besoin de distribuer les bons points. Où l'on voit le retors conflit du pouvoir se jouer et les frustrations devant l'ordre scolaire se dévoiler. Le facebookien est un éternel enfant en bisbille avec le monde, mais une bisbille sans plus de risques, un peu potache...

    Néanmoins, le temps faisant, liker prend une tournure plus politique et l'on en voit ces jours derniers un usage tout à fait curieux. Un bijoutier a abattu un voleur qui l'avait auparavant menacé. Il est mis en examen sous contrôle judiciaire. Une page Facebook est ouverte pour soutenir le commerçant. Laissons de côté pour l'heure la question de la légitime défense, le droit du citoyen et celui du délinquant. La justice fera ou non son travail, dans le sens qu'on attend (ou pas). En attendant, au moment où j'écris, plus de 600 000 personnes sont venus signer, c'est-à-dire liker. Expression démocratique ? reprise en main par le peuple ? Affirmation d'une exaspération ? Signe de radicalisation ? Chacun viendra avec armes et bagages pour fustiger ou défendre le légitimité de cette pétition nouvelle forme/formule. J'en resterai à un principe (2) : quel que soit le sujet, je ne m'abaisserai pas à liker. Je ne like pas la mort d'un homme, je ne like pas le droit de se défendre. Je ne like pas le droit des honnêtes gens, je ne like pas celui des voleurs. Je ne lève pas le pouce informatique, en jouant les petits Césars high-tech. Je n'écrirai pas non plus que le procédé relève d'un populisme ambiant, comme le feront certains qui, par ailleurs, s'extasient de toute une modernité communicationnelle au service d'un monde nouveau, ouvert et mondialisé.

    Cet usage épidermique et embrigadant de Facebook n'est pas un hasard. Quand le vocabulaire du sentiment (et liker n'est rien d'autre...) prend la valeur absolue de ce qui peut être pensé, il ne faut pas s'étonner de ce genre de réactions. À cette occasion, le système Zuckerberg démontre un peu plus quelle monstruosité il recouvre : son ouverture est capable de nourrir tous les possibles du discours. On croyait que l'affaire était anodine, qu'elle ne concernerait qu'une génération de désormais trentenaires perdus dans un univers qui s'appauvrit en les appauvrissant. C'est bien pire. Et le refuge dans ce qu'on n'aime ou ce qu'on n'aime pas trouve ces limites. Ce genre d'alternative était bon pour un jeu à la Roland Barthes (3), jeu qui n'était pas du meilleur Roland Barthes, d'ailleurs... Mais ici, l'affaire devient sérieuse.

     

    (1)Il n'est pas anodin qu'il faille ouvrir un compte Facebook, comme à la banque, et cette simple observation devrait alerter les naîfs : quand le compte est gratuit, il y a démultiplication des risques. En terres libérales, point de gratuité. Ce qui ne se paie pas ouvre à la dette (symbolique) exorbitante.

    (2)Une pétition de principe...

    (3) «J'aime : la salade, la cannelle, le fromage, les piments, la pâte d'amandes, l'odeur du foin coupé (j'aimerais qu'un « nez » fabriquât un tel parfum), les roses, les pivoines, la lavande, le champagne, des positions légères en politique, Glenn Gould, la bière excessivement glacée, les oreillers plats, le pain grillé, les cigares de Havane, Haendel, les promenades mesurées, les poires, les pêches blanches ou de vigne, les cerises, les couleurs, les montres, les stylos, les plumes à écrire, les entremets, le sel cru, les romans réalistes, le piano, le café, Pollock, Twombly, toute la musique romantique, Sartre, Brecht, Verne, Fourier, Eisenstein, les trains, le médoc, le bouzy , avoir la monnaie, Bouvard et Pécuchet, marcher en sandales le soir sur les petites routes du Sud  Ouest, le coude de l'Adour vu de la maison du docteur L., les Marx Brothers, le serrano à sept heures du matin en sortant de Salamanque, etc.

    Je n'aime pas: les loulous blancs, les femmes en pantalon, les géraniums, les fraises, le clavecin, Miro, les tautologies, les dessins animés, Arthur Rubinstein, les villas, les après  midi, Satie, Bartok, Vivaldi, téléphoner, les chœurs d'enfants, les concertos de Chopin, les bransles de Bourgogne, les danceries de la Renaissance, l'orgue, M. A. Charpentier, ses trompettes et ses timbales, le politico  sexuel, les scènes, les initiatives, la fidélité, la spontanéité, les soirées avec des gens que je ne connais pas, etc.


    J’
    aime, je n'aime pas: cela n'a aucune importance pour personne; cela, apparemment, n'a pas de sens. Et pourtant tout cela veut dire : mon corps n'est pas le même que le vôtre. Ainsi, dans cette écume anarchique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d'une énigme corporelle, appelant complicité ou irritation. Ici commence l'intimidation du corps, qui oblige l'autre à me supporter libéralement, à rester silencieux et courtois devant des jouissances ou des refus qu'il ne partage pas.

    (Une mouche m'agace, je la tue : on tue ce qui vous agace. Si je n'avais pas tué la mouche, c'eût été par pur libéralisme: je suis libéral pour ne pas être un assassin.) »

     

    Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, 1975

     

  • Faire corps...


     

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    Le monde se voue au nombre, au dénombrement, à l'accumulation, à l'empilage, au record, au n+1 qui vous assure un peu de notoriété, à la démesure, au rassemblement, au festif et au manifestif (lequel manifestif n'a évidemment plus rien de politique ou de revendicatif, sinon à croire qu'être ensemble est un acte de contestation ou d'affirmation), tout cela jusqu'à l'absurde.

    Une mienne connaissance qui pratique le yoga, seule, forcément seule, parce que c'est pour elle une manière d'être ailleurs, de se soustraire aux aléas de la vie et à la pesanteur du quotidien (1), qui pratique cet art et cette philosophie hors du social, justement, parce que ce n'est pas pour elle une vitrine de convivialité mais un besoin et une attente qui ne concernent qu'elle, cette mienne connaissance rira certainement sous cape en apprenant que 4000 couillons se sont réunis le dimanche 1er septembre pour le plus grand cours de yoga jamais organisé, au Grand Palais.

    Tous en blanc, tous en rang, tous comme des glands...

    Quand Moon et sa secte organisaient des mariages de masse, cela soulevait l'interrogation voire l'indignation. On parlait de manipulation, de contrôle des esprits. Quand la Chine communiste organise ses réveils gymnastiques, chacun déplore. Mais quand je ne sais quel organisateur, dans ce si beau pays démocratique qu'est la France, monte un happening pseudo revival, où la petite (ou pas) bourgeoisie bobo ou alternative vient étaler son ego contestataire et vaguement orientalisé (2), c'est l'extase, la jouissance maximale, un signe de liberté et le bonheur des participants d'avoir vécu quelque chose de fffffooooormiddaaaaaablle.

    On imagine bien Marie-Rose, le 3 septembre, jour de rentrée de la marmaille, devant la grille de la primaire, raconter à Chantal (qui revient juste du Cantal) combien ce fut une expérience, mais une expérience !, je vous jure. D'ailleurs, elle ne trouve pas ses mots. Son yin et son yang, ses chakras, ses points d'énergie, et tout le tremblement : elle ne sait pas par où commencer. Et tout ce monde, Chantal, tout ce monde, qui aime le yoga, qui communiait dans le yoga, bon des fois, qui regardait quand même les kilos en trop de la voisine ou le style du voisin, parce qu'on ne pouvait pas faire autrement, non, c'était terrible. On ne peut pas imaginer. Il faut l'avoir vécu. Tu sais, Chantal, un peu comme l'apéro géant auquel on a participé l'an passé au bord d'un canal pourri, avec Jérôme. La même chose qui se passe, sauf qu'alors  j'étais un peu bourrée. Mais, au fond, là, c'était aussi un peu le cas : l'ivresse de l'ailleurs. Trop beau, trop trop beau.

    Il faut que le monde contemporain soit arrivé à un tel point d'absurdité invisible, ou bien dissimulée, pour que l'on puisse, sans coup férir, monter de telles affaires. Affaires, oui, car, derrière, cela sent a pub, le coup de bluff, le divertissement tourné en spectacle (l'un étant souvent le pendant de l'autre). Cette anecdote yogi est, en tous cas, un exemple parfait de ce que la contre-culture est foutaise et que le paysage dessiné par les escrocs politiques de 68 s'est transformé en machine à produire parfaitement huilée. Alors que le yoga nous est vendu comme un autre temps, une autre approche, fondé sur l'écoute et l'introspection, la plaisanterie du Grand Palais charrie l'image d'une foule (car c'en est bien une, silencieuse et allongée sur son tapis mais pas plus intelligente que les braillardes. Gustave Le Bon ou Gabriel de Tarde rigoleraient bien...) réduite à une posture fort contradictoire. Yogons, soit, mais en groupe. C'est-à-dire : faisons de la pause, du retrait, de la suspension un acte collectif. Soyons dans la différence mais à plusieurs. Philosophons de tout notre corps mais comme si nous étions à la plage ou à la salle de fitness.

    On hésite entre le happening éculé ou la peur de la solitude, cette si terrible solitude que ne peut tolérer une société désirant, exigeant que l'on soit en relation, en contact à chaque moment de notre vie, une société qui combat toutes les formes d'autonomie (3). Ce n'est pas le lumpenproletariat spirituel dont parle Andrej Stasiuk mais cela ne vaut guère mieux. Tout est affaire de présentation et de valorisation socio-culturelle. En attendant, ce genre de démonstration, qui  se veut certainement et convivial et signe d'une ouverture sur le monde, est une caricature de son objet et montre encore une fois que la bêtise est, comme l'univers, infinie et en expansion.

     

    (1)Ce qui n'a rien à voir avec une expression aussi sotte qu'être en phase (avec soi-même)

    (2)Parce que l'orientalisme, nous le garderons pour les souvenirs littéraires et artistiques du XIXe.

    (3)L'autonomie, quand elle est mise en avant, dans le monde contemporain, n'a qu'une fonction : placer l'individu dans la position de l'isolement social et économique. Le libéralisme aime l'autonomie lorsque celle-ci affaiblit le sujet pour en faire un objet.


    Photo : Tessier/Reuters

  • Le Saut de l'ange

     

     

    En ces heures dites festives et très clairement frénétiques, nourries de la hantise du cadeau à faire, oublié, incertain, de la dinde à farcir et de la bûche à décorer, il est bien difficile d'échapper, plus encore qu'à l'habitude, au destin de la foule, car nul ne peut, urbain qu'il est, se soustraire au devoir de travailler, au besoin de se nourrir, au désir de retrouver ses amis, et d'être ainsi dehors, ce qui nécessite de plonger dans le flot de la joie programmée, sous des arcades vicinales de lampions, d'étoiles, de guirlandes, de neige en coton, et autres joyeux visages de carton-pâte ; dans un ahurissement de regards en crise, comme des conjurations abruties de cette catastrophe promis ? fatale ? hyperbolique ?, dont les vitrines aveuglantes et les paquets enrubannés vont, un temps, annuler la noirceur ; il est bien difficile d'étouffer un haut-le-cœur devant cette trève ardente contre la réalité - c'est-à-dire la réalité des autres, effacés, du décor politique, à moins que ce ne soit votre image qui soit occultée comme un présage - montée à grands coups de chants luminaires, devant ces garde-à-vous de gras menus pour être gai (enfin), oublieux, somnolent, devant ces files de gavage (il pleut pourtant) dont vous riiez quand elles étaient à Prague ou à Varsovie, pour quelques maudites patates ; il est très difficile de croire Walter Benjamin écrivant qu'en la foule on pouvait voir "la toute dernière drogue du solitaire". Plus de drogue. L'overdose...

  • 6-A la lutte

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

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    Une foule, tu ne peux pas la suivre, si tu veux la regarder et, qui sait ?, la comprendre. Il faut que tu te places face à elle, que tu la laisses venir à toi, que tu sois, toi, à contre-courant. Ce qui ne signifie nullement que tu ne puisses pas être solidaire de sa parole, y être sensible, mais comme un arbre prêt à être bousculé par elle, bouleversé et, potentiel de la lutte, emporté. Pour voir -entr'apercevoir plutôt- ces visages qui cheminent contre toi (sans que tu sois l'objet de la vindicte, bien sûr, mais seulement le pilier circonstanciel qui avère, fragile et incertain), il faut que tu acceptes d'être, étrangement, un frein, un obstacle, une interrogation (que fait-il ici ? Vient-il nous épier, comme si nous étions des bêtes indisciplinées et hagardes ?). Ce n'est rien moins qu'un acte de partage qui te laissera peut-être exsangue, mais dont il reste la force, là, sur la pellicule, quand eux et toi ne serez plus à l'endroit où vous vous êtes rencontrés, que la rue sera vide, et que les chars et les véhicules de l'ordre quadrilleront ce que ton objectif a dérobé au silence d'après.

    Photo : Camp de réfugiés palestiniens dans la banlieue de Bagdad, en 2003.
    Texte "À l'aveugle" : Versatilité


  • 6-Versatilité

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Un soir de manifestation pour protester devant l'augmentation foudroyante des denrées alimentaires. Ou bien la fête nationale. Ou la victoire d'un champion, d'une équipe plutôt. Ou la mort non élucidée (sinon trop claire) d'un quidam. Ou une marche de haine, simple, ordinaire. Ou le retour fêté, après tant d'années d'exil, d'un opposant. Ou le passage du Président. Ou la débandade après un mouvement inattendu de la foule. Ou la cohue née d'un droit temporaire à être réuni. Est-ce le bruit -la bande-son- qui nous éclairerait ? Pas si sûr, car si la langue nous est inconnue, il n'y a pas loin de la violence à la liesse. Ce n'est pas la photographie qui est sombre ou indécise, mais nous qui sommes obscurs.

  • Plus on est de fous....

     

    Dix mille personnes réunies à Nantes via Facebook pour un apéro géant ! (1) La question qui vient tout de suite à l'esprit est de savoir à quoi peut répondre une telle manifestation, à quel impératif se soumet le participant et ce que vient combler ce transfert d'un acte habituellement privé vers l'espace public. L'éclairage n'est guère aisé mais il faut d'abord constater qu'il y a là sous couvert d'une action désirant mimer la spontanéité et une certaine forme d'autonomie sociale l'établissement d'un ordonnancement du désir qui ne laisse pas d'inquiéter. L'invitation n'est qu'une mise en demeure masquée par le credo du bonheur partagé. Mais partagé par qui ? avec qui ? Faut-il voir dans cette entreprise une sorte de résurgence d'un happening contestataire, une sorte de Fluxus grand format avec une quelconque finalité politique ? Pour en arriver à ce point d'explication, c'est plus que de l'optimisme qu'on nous demande : une forme d'aveuglement et de naïveté frôlant le ridicule. Flatter ainsi l'instinct grégaire, et aussi facilement, sur l'absence même d'événement ne serait-il pas le symptôme d'une incapacité à prendre en charge sa vie, lorsque celle-ci n'est plus dévolue au travail et aux contraintes du quotidien ? Au moins Woodstock avait-il Hendrix et Ten Years After. Au moins l'euphorie d'une finale de Mondial a-t-elle l'enjeu de la victoire... Dès lors le ressort de l'opération (comme on parle d'opération publicitaire) est-il une loi du nombre, un défi participatif où il s'agit de se compter (2) ?

    On se retranchera derrière l'argument de la gratuité, comme si le geste échappait au conditionnement de la société marchande, comme si les réseaux sociaux du type Facebook étaient les moyens les plus appropriés de se soustraire aux impératifs de l'ordre libéral. On dira aussi que des gens qui se réunissent sans mot d'ordre, voilà bien une preuve de liberté. Pas exactement pourtant. La manipulation des foules sous couvert de réjouissances a fait ses preuves. Panem et circenses, déjà. On sait à quel point la réflexion au début du XXe siècle sur ce phénomène de groupes a servi des desseins funestes. Qu'on relise La Psychologie de foules de Gustave Le Bon. Car, mot d'ordre il y avait, quoique déguisé ; et la convivialité sans dessein (c'est-à-dire sans véritable reconnaissance sociale de l'autre) n'est pas la marque de l'affranchissement mais le signe ultime d'une aliénation d'autant plus redoutable qu'elle semble indolore et qu'elle est présentée à votre profit. Paul Watzlawick  a montré depuis longtemps combien sont incongrues, absurdes même, des propositions du type : "soyez spontané". On peut en dire autant d'un "soyez conviviaux", "soyez heureux" que recèle la proposition anonyme du réseau Facebook. Peut-être est-ce d'un pessimisme désolant  que de voir dans ce genre de pratique une expérience sur la réactivité paradoxalement passive de toutes ces unités dispersées que sont les individus. Alors soyons pessimistes, mais cela n'empêche nullement, n'en déplaise à ce que voudrait la doxa du fun à tout prix, d'être gais et heureux... Cela a-t-il besoin de preuve autre qu'à ceux qui nous sont proches, avec qui nous élaborons une vraie (re)connaissance ?

    Relisons Rabelais, Le Quart Livre, chapitre VIII : «Malfaisant, pipeur, buveur !». Tout un programme. Et puisqu'il n'est pas nécessaire que l'on nous intime l'ordre d'être heureux et conviviaux , nous nous en tiendrons à notre désir imprévisible, à celui de nos ami(e)s et au hasard de la discussion qui dure et donne soif : ce sera alors champagne pour tout le monde (et caviar pour les autres...).

    (1)Dix milles personnes et un mort, dont on nous rebat les oreilles. Désolé de ne pas compatir : je suis ce qui se passe  dans les manifestations de Bangkok (25 morts, 200 blessés à l'heure de ce billet). Au moins se rassemblent-ils, eux, pour quelque chose qui a un sens.

    (2)On y pense d'autant plus aisément que c'est très clairement l'usage pervers et consternant de Facebook. Compter/se compter. Compter ses amis, ce qui n'est pas la même chose que compter sur ses amis. Une préposition en moins et nous voici nous glissons dans le performatif. Mais il y a bien pire, dans toute cette affaire : l'affligeante égalisation de tous et toutes (quoiqu'en cette période d'égalitarisme forcené, on comprend qu'il ne faille froisser personne) et la course vers l'abîme d'un je kaléidoscopique. Le paradoxe : un Narcisse survitaminé au bord de son propre gouffre.