usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

réseaux sociaux

  • Les Nœuds dans le réseau

     

    web-trend-map1

     

                                                                                                                                           (Merci à Gabriel)

    La résolution n'est évidemment pas très bonne pour comprendre immédiatement de quoi il retourne. Il s'agit d'une formalisation de l'exploitation factuelle d'internet, réalisée par l'équipe d'IA (Information Architects) reprenant le schéma du métro tokyote pour essayer de définir, d'une manière efficace, le phénomène de concentration auquel lentement (mais sûrement) se soumet un instrument qui avait vocation première d'être un open space, grâce à quoi l'information et la logique circulatoire afférente permettaient d'envisager un relatif contournement des stratégies concentrationnaires (et ici l'adjectif a vocation à l'ambiguïté, dans un écho prenant sa source dans l'analyse d'un Giorgio Agamben) du pouvoir.

    Mais la formalisation d'IA met immédiatement en lumière le fait qu'internet tend vers une pseudo-liberté d'accès dont profitent avant tout des structures dont la capacité à stocker, à trier, à contrôler l'information risque de déboucher sur une maîtrise terrifiante des individus. Une mienne connaissance, aujourd'hui dans la police (eh oui), me précisait, il y a quelques années, que les renseignements de type économico-sociologiques s'avèreraient, dans l'utilisation ultérieure qui en seraient faites, bien plus redoutables que les techniques policières classiques sur lesquelles des gauchistes dépassés font une fixation : en clair, haro sur le fichier Edwige et tous sur Face de bouc. Il n'est pire aliénation que celle dont on pense qu'elle est un gain individuel (où l'on découvre alors que l'individualisme de type quasi libertarien est une vaste fumisterie. Passons.). Le contrôle ne tient plus dans le strict diktat d'une règle impérieuse et coercitive mais dans la latitude consentie et vécue comme émancipatrice au sein d'une structure qui porte en elle la trace, la traçabilité, la mémoire de ce qui ne nous appartient plus vraiment (1).


    Ainsi, ce qui devait être flux, réseaux décentrés, décentralisés se conforme-t-il, en très peu de temps, en une structure restreinte de passages obligés, inconscients qui nous mènent de réseaux sociaux (Face de bouc, Twitter, MySpace,...) en autoroutes d'informations conformes (Wikipedia, Google...) en passant par des centrales d'achat potentiels (ebay, Amazon,...), par des structures de divertissement (Youtube, Daylimotion,...), par des entreprises à vocation monopolistique (Microsoft, Apple,...). Le moule est là, invisible, indétectable pour le commun des mortels, qui trouve, d'ailleurs, que ne pas participer à une telle entreprise de connection relève ou de la ringardise, ou de la misanthropie.

    Le fait même d'avoir choisi la formalisation du métro en dit long sur le caractère passif (pour l'utilisation) du processus en marche. Il ne s'agit pas d'effacer, sous couvert d'une destination que nous aurions choisie, le cheminement par lequel l'objectif est atteint. C'est un peu comme se retrouver dans un magasin Ikea, cet endroit terrifiant où, quoi que vous veniez chercher, il n'est pas possible d'échapper à la voie tracée pour tous. Vous avez certes le droit de ne pas vous arrêter à tel ou tel rayon mais, dans le fond, même si vous semblez décidé à ne pas suivre la Loi, il en reste quelque chose : une imprégnation, du temps perdu, une lassitude. La réduction du web a des nœuds obligés (une sorte de multiplication planétaire de la station Châtelet, pour faire simple) à de quoi glacer les âmes les plus confiantes en une libération par la technologie (2). Dans cette perspective, la puissance nodale prime sur le parcours. Internet schématise donc la victoire du lieu sur l'espace, la puissance de l'appartenance sur l'errance, l'installation sur le vagabondage. La réflexion induite par la (re)construction d'IA amène à considérer la postmodernité et la révolution technique qui l'accompagne (3) sous le jour d'un asservissement volontaire, le pire qui soit puisque les premiers à le justifier sont les victimes du système mis en place. Le web a vingt ans (pour faire court) et les moyens mis en œuvre ont permis, dans un temps aussi court, de rassembler un maximum de population non pas sur un projet de vie, sur une réflexion politique, mais sur une plateforme coopérative à vocation consumériste et policière dont le dernier des imbéciles se félicitent.

    La lucidité de certains informaticiens les pousse à creuser les moyens qui ouvriraient vers une véritable alternative, un peu comme, dans le monde dont ils sont issus, est apparue une volonté de contrer Microsoft en développant des logiciels libres (du type Linux). Pour avoir eu l'occasion d'en discuter avec l'un d'eux, la partie n'est pas gagnée. Non qu'il n'y ait pas le désir de se battre contre l'hydre, mais l'inertie d'un confort consommateur, l'inconscience d'un public doucement installé de l'autre côté de l'écran, l'écrasement progressif d'une conscience politique, tous ces paramètres laissent augurer que le métro de Tokyo ainsi revisité a encore de beaux jours devant lui.

     

     

     

     

     

    (1)Sur ce point, il y aurait à développer, dans une opposition évidemment schématique, d'un symbolisme sans doute outrancier, ce que le phénomène mémoriel a perdu en autorité à mesure même que la modernité s'enfonçait dans une course contre l'entropie, pour la conservation à tout prix de ce qui était vécu et senti. L'espace et le temps contemporains sont à l'opposé absolu d'une démarche proustienne dans laquelle l'épopée individuelle admet la perte comme signe même de l'existence, la recollection comme marque de vitalité, jusque dans sa limitation. Proust, même dans le prodige d'une vie tournée vers une mémorisation aussi étendue qu'elle pût être des instants, admet implicitement que tout n'est pas dans la maîtrise. L'involontaire (pour ne dire d'une affreux barbarisme -l'involonté- fait partie de l'être : la madeleine, le pavé de Guermantes...)

    (2)Si ce n'est que l'Histoire nous a appris que la technologisation du monde, dans une forme encore très archaïque, peut féconder les régimes les plus sanglants...

    (3)Laquelle révolution pourrait s'avérer bien plus déterminante, in fine, que la chute du Mur de Berlin et l'écroulement du bloc soviétique qu'un penseur comme Emmanuel Todd avait anticipé dès le milieu des années 70, quand les Américains craignaient encore l'arrivée de ministres communistes en Occident comme une catastrophe diabolique.


  • Élisabeth et moi

     

    En début de semaine, Le Monde.fr annonçait qu’Elisabeth II ouvrait sa page sur Face-de-Bouc. Ainsi, une phrase comme : « et moi, je suis l’ami(e) de la reine d’Angleterre, peut-être ! » (avec un accent parisien, genre Arletty ou Françoise Rosay), une telle phrase passe-t-elle de la fiction à la réalité… Quelle grandeur que la démocratisation technologique ! Cela vous donnerait presque l’envie d’avoir, vous aussi, votre page… d'être comme tout le monde, du plus modeste des individus à la plus royale des têtes. Presque…

    J'avoue que j'ai hésité, parce que si Face-de-bouc peut avoir une utilité, être véritablement un réseau social, relier les hommes aux hommes (comme le disait il y a quelques années une pub France-Telecom), elle doit être celle-ci : abolir la distance physique et briser les barrières sociales pour que, dans un même élan, nous nous retrouvions et que l'aspiration égalitaire se concrétise enfin. La simplicité royale me semblait un signe de ce chemin politique accompli par les puissants pour être accessible. L'entreprise en soi n'est pas si nouvelle. De Giscard d'Estaing et ses repas chez l'habitant à Sarkozy et son phrasé banlieue, il y aura eu bien des mises en scène de la proximité politique pour leurrer le vulgus. Avec la reine d'Angleterre en possible chat (direct live...), on franchit un pas supplémentaire. Le saut est qualitatif.

    L'hésitation à m'inscrire a duré le temps que monte l'angoisse, laquelle a procédé des contraintes soudainement sensibles de ce qu'on appelle le protocole, les manières. La presse s'étant déjà offusquée de la familiarité chiraquienne, il y a quelques années, j'ai compris que la forme serait au cœur du contact. Si je demandais à Elisabeth II d'être mon amie, et en admettant qu'elle acceptât une si modeste origine de la part du requérant, il me faudrait trouver ensuite la bonne distance, le ton juste. Rien n'est simple en la matière, car on est pris en tenailles entre le désir d'une relative convivialité (mot à la mode s'il en est) et le souci de la bonne éducation. Mais peut-on parler avec toute la retenue de la tradition à une amie ? Ne peut-on pas y introduire un soupçon de souplesse, une liberté linguistique qui n'entacherait pas le respect qu'on lui doit ? Commencer chaque échange par "Her Majesty..." finit par être lassant et amoindrit l'élan amical : une telle rigueur vous ferait même douter de la validité du mot "ami"/"friend" choisi par Face-de-Bouc. Je trouve qu'Élisabeth est un beau prénom, mais plutôt long à écrire. Seulement, je me demandais si elle accepterait un diminutif et lequel. "Liz" : impossible, parce qu'il n'y en a qu'une et c'est la Taylor. Idem pour "Beth", avec la Davis. "Babette", peut-être. "Eli", j'aime beaucoup, bien que cela sonne étrangement masculin. Cette question, toute bête, toute simple, n'était, je le sentais, que les prémices d'une relation compliquée entre Élisabeth et moi.

    Néanmoins je persistais dans ma réflexion et laissais de côté les questions protocolaires pour m'attaquer au fond : de quoi notre amitié serait-elle nourrie ? Sur quoi pourrais-je m'appuyer pour que chaque soir tous les deux jours chaque semaine chaque quinzaine nous nous retrouvions sur Face-de-Bouc ? J'avais vu quelques connaissances lancées dans de grandes discussions sur leur réseau : interrogations existentielles sur ce qu'il fallait amener pour la soirée de X, les bruits autour d'une heureuse conclusion entre A et B, des "ce soir, c'est couette. Trop crevé", etc. J'en passe et des meilleures. Fallait-il imaginer que mes rencontres avec Eli (je viens de me décider : ce serait Éli) atteignissent ce degré de familiarité, cette quotidienneté élevée au rang de philosophie vivante ? Était-il possible que nos deux univers, sans qu'ils se rencontrassent jamais, pussent se nourrir du banal ? Encore que, de son côté, cela devait être autrement plus varié. Des gens forts différents, j'en connais, mais devant l'éventail de ses possibles  à elle, un léger sentiment de faiblesse s'emparait de moi.

    Mais, me dis-je, dans un grand souffle optimiste, elle attend peut-être cela, de son inscription à Face-de-Bouc : qu'un modeste quidam lui raconte la vie du peuple. il y aurait alors, qui sait ?, une justification sociale à mes petites humeurs, à mes angoisses, à mes joies, à mes peines, à ma sociabilité commune, à mes goûts, à mes talents (et, rêvons un peu : elle ferait de la crêpe au caramel-beurre salé -au sel de Guérande !- un dessert obligé de Buckingham Palace) : celle de lui faire connaître une autre partie du monde. Je serais l'exotique correspondant d'une reine qui a fini par vouloir échapper à son palais (ce qui, ainsi présenté, est plus reluisant qu'une vieille femme rongée par l'ennui). Et je lui dirais que j'ai des amitiés qui valent le coup. Elles ne parlent pas toutes l'anglais. Qu'importe. Je les lui présenterais. On s'enverrait des photos marrantes ; on ferait des concours de grimaces ; on se raconterait nos vacances. On se ferait un réseau super fun. On aurait une vie commune. Un conte de fées moderne (en tout bien tout honneur, évidemment).

    Mon enthousiasme n'a pas duré. Je sentais que quelque chose clochait et c'était cela : si Paul, Jacques ou Marie avaient déjà sur leur mur respectif trois cents, quatre cents, huit cents amis (si j'en crois ce que me disent des copains, il y a des concours à ce niveau...), Éli les comptabiliserait par milliers, par millions et je serais noyé dans la masse ! Vanité du médiocre qu'on ne choisit pas, de l'enfant famille nombreuse qui voudrait être fils unique.

    Il y avait donc entourloupe. Cette descente dans le labyrinthe des réseaux sociaux était une tromperie, un effet de com... Alors, plutôt que de faire les choses à moitié, j'ai renoncé, trouvant toutes les mauvaises excuses du monde (et parfois, elles n'étaient pas glorieuses) pour justifier ma décision. Pas de reine pour moi tout seul, alors pas de Face-de-Bouc. Chacun ses caprices et ses enfantillages.

     

     

  • Plus on est de fous....

     

    Dix mille personnes réunies à Nantes via Facebook pour un apéro géant ! (1) La question qui vient tout de suite à l'esprit est de savoir à quoi peut répondre une telle manifestation, à quel impératif se soumet le participant et ce que vient combler ce transfert d'un acte habituellement privé vers l'espace public. L'éclairage n'est guère aisé mais il faut d'abord constater qu'il y a là sous couvert d'une action désirant mimer la spontanéité et une certaine forme d'autonomie sociale l'établissement d'un ordonnancement du désir qui ne laisse pas d'inquiéter. L'invitation n'est qu'une mise en demeure masquée par le credo du bonheur partagé. Mais partagé par qui ? avec qui ? Faut-il voir dans cette entreprise une sorte de résurgence d'un happening contestataire, une sorte de Fluxus grand format avec une quelconque finalité politique ? Pour en arriver à ce point d'explication, c'est plus que de l'optimisme qu'on nous demande : une forme d'aveuglement et de naïveté frôlant le ridicule. Flatter ainsi l'instinct grégaire, et aussi facilement, sur l'absence même d'événement ne serait-il pas le symptôme d'une incapacité à prendre en charge sa vie, lorsque celle-ci n'est plus dévolue au travail et aux contraintes du quotidien ? Au moins Woodstock avait-il Hendrix et Ten Years After. Au moins l'euphorie d'une finale de Mondial a-t-elle l'enjeu de la victoire... Dès lors le ressort de l'opération (comme on parle d'opération publicitaire) est-il une loi du nombre, un défi participatif où il s'agit de se compter (2) ?

    On se retranchera derrière l'argument de la gratuité, comme si le geste échappait au conditionnement de la société marchande, comme si les réseaux sociaux du type Facebook étaient les moyens les plus appropriés de se soustraire aux impératifs de l'ordre libéral. On dira aussi que des gens qui se réunissent sans mot d'ordre, voilà bien une preuve de liberté. Pas exactement pourtant. La manipulation des foules sous couvert de réjouissances a fait ses preuves. Panem et circenses, déjà. On sait à quel point la réflexion au début du XXe siècle sur ce phénomène de groupes a servi des desseins funestes. Qu'on relise La Psychologie de foules de Gustave Le Bon. Car, mot d'ordre il y avait, quoique déguisé ; et la convivialité sans dessein (c'est-à-dire sans véritable reconnaissance sociale de l'autre) n'est pas la marque de l'affranchissement mais le signe ultime d'une aliénation d'autant plus redoutable qu'elle semble indolore et qu'elle est présentée à votre profit. Paul Watzlawick  a montré depuis longtemps combien sont incongrues, absurdes même, des propositions du type : "soyez spontané". On peut en dire autant d'un "soyez conviviaux", "soyez heureux" que recèle la proposition anonyme du réseau Facebook. Peut-être est-ce d'un pessimisme désolant  que de voir dans ce genre de pratique une expérience sur la réactivité paradoxalement passive de toutes ces unités dispersées que sont les individus. Alors soyons pessimistes, mais cela n'empêche nullement, n'en déplaise à ce que voudrait la doxa du fun à tout prix, d'être gais et heureux... Cela a-t-il besoin de preuve autre qu'à ceux qui nous sont proches, avec qui nous élaborons une vraie (re)connaissance ?

    Relisons Rabelais, Le Quart Livre, chapitre VIII : «Malfaisant, pipeur, buveur !». Tout un programme. Et puisqu'il n'est pas nécessaire que l'on nous intime l'ordre d'être heureux et conviviaux , nous nous en tiendrons à notre désir imprévisible, à celui de nos ami(e)s et au hasard de la discussion qui dure et donne soif : ce sera alors champagne pour tout le monde (et caviar pour les autres...).

    (1)Dix milles personnes et un mort, dont on nous rebat les oreilles. Désolé de ne pas compatir : je suis ce qui se passe  dans les manifestations de Bangkok (25 morts, 200 blessés à l'heure de ce billet). Au moins se rassemblent-ils, eux, pour quelque chose qui a un sens.

    (2)On y pense d'autant plus aisément que c'est très clairement l'usage pervers et consternant de Facebook. Compter/se compter. Compter ses amis, ce qui n'est pas la même chose que compter sur ses amis. Une préposition en moins et nous voici nous glissons dans le performatif. Mais il y a bien pire, dans toute cette affaire : l'affligeante égalisation de tous et toutes (quoiqu'en cette période d'égalitarisme forcené, on comprend qu'il ne faille froisser personne) et la course vers l'abîme d'un je kaléidoscopique. Le paradoxe : un Narcisse survitaminé au bord de son propre gouffre.