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elisabeth ii

  • Élisabeth et moi

     

    En début de semaine, Le Monde.fr annonçait qu’Elisabeth II ouvrait sa page sur Face-de-Bouc. Ainsi, une phrase comme : « et moi, je suis l’ami(e) de la reine d’Angleterre, peut-être ! » (avec un accent parisien, genre Arletty ou Françoise Rosay), une telle phrase passe-t-elle de la fiction à la réalité… Quelle grandeur que la démocratisation technologique ! Cela vous donnerait presque l’envie d’avoir, vous aussi, votre page… d'être comme tout le monde, du plus modeste des individus à la plus royale des têtes. Presque…

    J'avoue que j'ai hésité, parce que si Face-de-bouc peut avoir une utilité, être véritablement un réseau social, relier les hommes aux hommes (comme le disait il y a quelques années une pub France-Telecom), elle doit être celle-ci : abolir la distance physique et briser les barrières sociales pour que, dans un même élan, nous nous retrouvions et que l'aspiration égalitaire se concrétise enfin. La simplicité royale me semblait un signe de ce chemin politique accompli par les puissants pour être accessible. L'entreprise en soi n'est pas si nouvelle. De Giscard d'Estaing et ses repas chez l'habitant à Sarkozy et son phrasé banlieue, il y aura eu bien des mises en scène de la proximité politique pour leurrer le vulgus. Avec la reine d'Angleterre en possible chat (direct live...), on franchit un pas supplémentaire. Le saut est qualitatif.

    L'hésitation à m'inscrire a duré le temps que monte l'angoisse, laquelle a procédé des contraintes soudainement sensibles de ce qu'on appelle le protocole, les manières. La presse s'étant déjà offusquée de la familiarité chiraquienne, il y a quelques années, j'ai compris que la forme serait au cœur du contact. Si je demandais à Elisabeth II d'être mon amie, et en admettant qu'elle acceptât une si modeste origine de la part du requérant, il me faudrait trouver ensuite la bonne distance, le ton juste. Rien n'est simple en la matière, car on est pris en tenailles entre le désir d'une relative convivialité (mot à la mode s'il en est) et le souci de la bonne éducation. Mais peut-on parler avec toute la retenue de la tradition à une amie ? Ne peut-on pas y introduire un soupçon de souplesse, une liberté linguistique qui n'entacherait pas le respect qu'on lui doit ? Commencer chaque échange par "Her Majesty..." finit par être lassant et amoindrit l'élan amical : une telle rigueur vous ferait même douter de la validité du mot "ami"/"friend" choisi par Face-de-Bouc. Je trouve qu'Élisabeth est un beau prénom, mais plutôt long à écrire. Seulement, je me demandais si elle accepterait un diminutif et lequel. "Liz" : impossible, parce qu'il n'y en a qu'une et c'est la Taylor. Idem pour "Beth", avec la Davis. "Babette", peut-être. "Eli", j'aime beaucoup, bien que cela sonne étrangement masculin. Cette question, toute bête, toute simple, n'était, je le sentais, que les prémices d'une relation compliquée entre Élisabeth et moi.

    Néanmoins je persistais dans ma réflexion et laissais de côté les questions protocolaires pour m'attaquer au fond : de quoi notre amitié serait-elle nourrie ? Sur quoi pourrais-je m'appuyer pour que chaque soir tous les deux jours chaque semaine chaque quinzaine nous nous retrouvions sur Face-de-Bouc ? J'avais vu quelques connaissances lancées dans de grandes discussions sur leur réseau : interrogations existentielles sur ce qu'il fallait amener pour la soirée de X, les bruits autour d'une heureuse conclusion entre A et B, des "ce soir, c'est couette. Trop crevé", etc. J'en passe et des meilleures. Fallait-il imaginer que mes rencontres avec Eli (je viens de me décider : ce serait Éli) atteignissent ce degré de familiarité, cette quotidienneté élevée au rang de philosophie vivante ? Était-il possible que nos deux univers, sans qu'ils se rencontrassent jamais, pussent se nourrir du banal ? Encore que, de son côté, cela devait être autrement plus varié. Des gens forts différents, j'en connais, mais devant l'éventail de ses possibles  à elle, un léger sentiment de faiblesse s'emparait de moi.

    Mais, me dis-je, dans un grand souffle optimiste, elle attend peut-être cela, de son inscription à Face-de-Bouc : qu'un modeste quidam lui raconte la vie du peuple. il y aurait alors, qui sait ?, une justification sociale à mes petites humeurs, à mes angoisses, à mes joies, à mes peines, à ma sociabilité commune, à mes goûts, à mes talents (et, rêvons un peu : elle ferait de la crêpe au caramel-beurre salé -au sel de Guérande !- un dessert obligé de Buckingham Palace) : celle de lui faire connaître une autre partie du monde. Je serais l'exotique correspondant d'une reine qui a fini par vouloir échapper à son palais (ce qui, ainsi présenté, est plus reluisant qu'une vieille femme rongée par l'ennui). Et je lui dirais que j'ai des amitiés qui valent le coup. Elles ne parlent pas toutes l'anglais. Qu'importe. Je les lui présenterais. On s'enverrait des photos marrantes ; on ferait des concours de grimaces ; on se raconterait nos vacances. On se ferait un réseau super fun. On aurait une vie commune. Un conte de fées moderne (en tout bien tout honneur, évidemment).

    Mon enthousiasme n'a pas duré. Je sentais que quelque chose clochait et c'était cela : si Paul, Jacques ou Marie avaient déjà sur leur mur respectif trois cents, quatre cents, huit cents amis (si j'en crois ce que me disent des copains, il y a des concours à ce niveau...), Éli les comptabiliserait par milliers, par millions et je serais noyé dans la masse ! Vanité du médiocre qu'on ne choisit pas, de l'enfant famille nombreuse qui voudrait être fils unique.

    Il y avait donc entourloupe. Cette descente dans le labyrinthe des réseaux sociaux était une tromperie, un effet de com... Alors, plutôt que de faire les choses à moitié, j'ai renoncé, trouvant toutes les mauvaises excuses du monde (et parfois, elles n'étaient pas glorieuses) pour justifier ma décision. Pas de reine pour moi tout seul, alors pas de Face-de-Bouc. Chacun ses caprices et ses enfantillages.