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  • Toute une vie à se voir....

    "Il voyagea.
    Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues.
    Il revint."


    On aura reconnu le début de l'avant-dernier chapître de L'Education sentimentale, avec son ellipse narrative qui pouvait ravir Proust et sa disposition typographique frappante. Certes, Frédéric Moreau va bientôt revoir Madame Arnoux mais cela ne change rien à l'affaire. Car au delà des effets stylistiques, cette mise en page est aussi une mise en scène, celle d'une perte, et d'un combat pour que celle-ci ne fût pas trop douloureuse. Et Frédéric fait, au moins temporairement, le choix du lointain. Ce n'est peut-être pas briser ses chaînes mais pour le moins les alléger. Flaubert parle d'«étourdissement». Il y a bien, nul n'en doute, une part d'illusion et si l'on considère cette aventure à la lumière d'une autre expérience littéraire, celle de Proust, la mémoire involontaire aura toujours le moyen de surprendre l'être qui a cru pouvoir se préserver de tout. Car la madeleine ou le pavé inégal sont aussi les pièges tendus par la réalité pour nous rappeler à ses bons souvenirs. Le point le plus éloigné de la douleur est toujours, quelque part, un leurre. La mélancolie de Frédéric survient, qui sait ?, de ces moments d'absence qui portent si mal leur nom.

    Mais il appartenait encore un monde où la photographie ne donnait pas l'inquiétant pouvoir de se dupliquer et s'il lui avait fallu emmener dans ses bagages l'objet de son désir il aurait dû, pareil à monsieur de Nemours avec la Princesse de Clèves, lui dérober un quelconque portrait (quoiqu'il ne fût plus quelconque...). Il aurait alors tenu une image figée dans le temps, un simulacre contemporain de sa douleur naissante. Il s'en tint à sa seule mémoire, ce qui n'était pas d'ailleurs une moindre torture.

    Un peu plus d'un siècle après, à l'ère de l'argentique généralisé, l'individu trouvait le moyen de se multiplier : sépia de pose étudiée ou Polaroïd d'une vie prise, croyait-il, sur le vif. Il pouvait alors essaimer son avenir de repères temporels graduant le déroulé de l'amour ou de l'amitié, du temps où ceux-ci étaient une réalité. Il pouvait ensuite recomposer, à ses heures d'infortune (à moins que ce fût le fruit d'une capacité nouvellement acquise de lucidité sur son passé), les multiples avatars d'une histoire désormais achevée. Il lui restait la possibilité, si la souffrance tenue par devers lui ne pouvait être jugulée, de les déchirer et de faire comme si plus rien de ce qui avait été ne subsistait. L'autre était alors dans un ailleurs insondable, seulement altéré par les tensions du hasard. Proust encore.

    Dans une époque à la technologie outrancière, qui voit désormais les individus se mettre en scène par écrans interposés, à l'heure de la convivialité informatique et de l'actualisation de soi sur Facebook et consorts, s'offre aux générations qui arrivent le malheur de voir l'autre ne jamais s'effacer de son paysage, de le contempler, même disparu de son quotidien, dans la régularité de ses évolutions numériques, de voir le regard naguère aimé, le visage jadis adoré, changer, se mouvoir dans un monde dont on n'est plus mais qui ouvre sa petite fenêtre pour accompagner celui/celle qui reste, jusqu'à ce que mort s'ensuive.

    Plus possible alors de s'émerveiller, après tant d'absence, comme le fait Frédéric, devant les cheveux blancs de Marie Arnoux ; plus possible de s'interroger lors d'une rencontre fortuite sur la silhouette qui vient, comme le narrateur de La Recherche retrouvant Gilberte. Fini, tout cela, pour eux : ils ne se seront jamais quittés, seront restés en contact, dupes de n'avoir pas su «garde(r) la forme et l'essence divine/De (leurs) amours décomposés».

     

  • Liker (verbe)

    Sur la planète Facebook, tout est possible. Tout doit être possible. Il est indispensable, quasi programmatique, que le potentiel de la machine soit au service (apparent) de son utilisateur. La virtualité des mondes tend à satisfaire l'autoritarisme individuel de qui en use. Le libertarisme des rejetons de 68 a fantasmé l'absolu droit du sujet : nous y sommes. Et dans la requête, dérisoire, de l'absolu, et dans le fantasme. Certains, beaucoup même, ne s'en rendent pas compte. C'est leur problème (quoiqu'un peu le nôtre aussi : les aliénés ne frappent pas qu'eux-mêmes...).

     

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    Au pays candide de Zuckerberg, on peut, il faut liker. Liker et être liké. Ce énième anglicisme est une petite merveille. Il est l'alpha et l'oméga d'une présence sur le Net, laquelle présence finit par être le signe, la pulsation vitale de soi, pulsation qui, évidemment, tourne à la pulsion, tant, à ce jeu-là, on n'en aura jamais fini de se remplir des autres et de leurs marques pseudo désirantes. Le Like sur lequel l'internaute clique est d'abord, sur le plan individuel, pour qui le reçoit, en hérite, l'indice des variations saisonnières d'une existence reconnue. Cette validation (comme un ticket dans le bus ou dans le métro) vaut quitus, et dans cette perspective s'ouvre la béance d'un besoin d'être (aimé), dont la source ne peut se tarir. On veut être liké comme on court après ses friends. L'amitié, sur Facebook, est affaire de comptabilité, avec cette étrange conséquence que l'accroissement technique des gains entraîne le creusement du déficit affectif (1).

    Être liké, ce n'est même pas de l'amour, pas même de l'estime, mais une vague appréciation. Cela peut servir pour tout : un jugement intellectuel (pour une analyse), un rire (pour une photo incongrue), un étonnement (pour une nouvelle, un quasi scoop), un remerciement (pour un livre qu'on aura alors envie de lire). On discerne là la simplification du sens et de la communication. Tout dire en un clic, et prendre sa place dans le trafic. Et l'on ne peut s'empêcher de penser que celui ou celle qui like a en toile de fond le souci de participation, même a minima, pour être comme tout le monde. To be like everybody. Tel serait, peut-être, l'aspiration subliminale de cet engagement auquel s'adjoindrait, forcément, le sentiment de choisir, d'être le maître de ses choix, et le régressif besoin de distribuer les bons points. Où l'on voit le retors conflit du pouvoir se jouer et les frustrations devant l'ordre scolaire se dévoiler. Le facebookien est un éternel enfant en bisbille avec le monde, mais une bisbille sans plus de risques, un peu potache...

    Néanmoins, le temps faisant, liker prend une tournure plus politique et l'on en voit ces jours derniers un usage tout à fait curieux. Un bijoutier a abattu un voleur qui l'avait auparavant menacé. Il est mis en examen sous contrôle judiciaire. Une page Facebook est ouverte pour soutenir le commerçant. Laissons de côté pour l'heure la question de la légitime défense, le droit du citoyen et celui du délinquant. La justice fera ou non son travail, dans le sens qu'on attend (ou pas). En attendant, au moment où j'écris, plus de 600 000 personnes sont venus signer, c'est-à-dire liker. Expression démocratique ? reprise en main par le peuple ? Affirmation d'une exaspération ? Signe de radicalisation ? Chacun viendra avec armes et bagages pour fustiger ou défendre le légitimité de cette pétition nouvelle forme/formule. J'en resterai à un principe (2) : quel que soit le sujet, je ne m'abaisserai pas à liker. Je ne like pas la mort d'un homme, je ne like pas le droit de se défendre. Je ne like pas le droit des honnêtes gens, je ne like pas celui des voleurs. Je ne lève pas le pouce informatique, en jouant les petits Césars high-tech. Je n'écrirai pas non plus que le procédé relève d'un populisme ambiant, comme le feront certains qui, par ailleurs, s'extasient de toute une modernité communicationnelle au service d'un monde nouveau, ouvert et mondialisé.

    Cet usage épidermique et embrigadant de Facebook n'est pas un hasard. Quand le vocabulaire du sentiment (et liker n'est rien d'autre...) prend la valeur absolue de ce qui peut être pensé, il ne faut pas s'étonner de ce genre de réactions. À cette occasion, le système Zuckerberg démontre un peu plus quelle monstruosité il recouvre : son ouverture est capable de nourrir tous les possibles du discours. On croyait que l'affaire était anodine, qu'elle ne concernerait qu'une génération de désormais trentenaires perdus dans un univers qui s'appauvrit en les appauvrissant. C'est bien pire. Et le refuge dans ce qu'on n'aime ou ce qu'on n'aime pas trouve ces limites. Ce genre d'alternative était bon pour un jeu à la Roland Barthes (3), jeu qui n'était pas du meilleur Roland Barthes, d'ailleurs... Mais ici, l'affaire devient sérieuse.

     

    (1)Il n'est pas anodin qu'il faille ouvrir un compte Facebook, comme à la banque, et cette simple observation devrait alerter les naîfs : quand le compte est gratuit, il y a démultiplication des risques. En terres libérales, point de gratuité. Ce qui ne se paie pas ouvre à la dette (symbolique) exorbitante.

    (2)Une pétition de principe...

    (3) «J'aime : la salade, la cannelle, le fromage, les piments, la pâte d'amandes, l'odeur du foin coupé (j'aimerais qu'un « nez » fabriquât un tel parfum), les roses, les pivoines, la lavande, le champagne, des positions légères en politique, Glenn Gould, la bière excessivement glacée, les oreillers plats, le pain grillé, les cigares de Havane, Haendel, les promenades mesurées, les poires, les pêches blanches ou de vigne, les cerises, les couleurs, les montres, les stylos, les plumes à écrire, les entremets, le sel cru, les romans réalistes, le piano, le café, Pollock, Twombly, toute la musique romantique, Sartre, Brecht, Verne, Fourier, Eisenstein, les trains, le médoc, le bouzy , avoir la monnaie, Bouvard et Pécuchet, marcher en sandales le soir sur les petites routes du Sud  Ouest, le coude de l'Adour vu de la maison du docteur L., les Marx Brothers, le serrano à sept heures du matin en sortant de Salamanque, etc.

    Je n'aime pas: les loulous blancs, les femmes en pantalon, les géraniums, les fraises, le clavecin, Miro, les tautologies, les dessins animés, Arthur Rubinstein, les villas, les après  midi, Satie, Bartok, Vivaldi, téléphoner, les chœurs d'enfants, les concertos de Chopin, les bransles de Bourgogne, les danceries de la Renaissance, l'orgue, M. A. Charpentier, ses trompettes et ses timbales, le politico  sexuel, les scènes, les initiatives, la fidélité, la spontanéité, les soirées avec des gens que je ne connais pas, etc.


    J’
    aime, je n'aime pas: cela n'a aucune importance pour personne; cela, apparemment, n'a pas de sens. Et pourtant tout cela veut dire : mon corps n'est pas le même que le vôtre. Ainsi, dans cette écume anarchique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d'une énigme corporelle, appelant complicité ou irritation. Ici commence l'intimidation du corps, qui oblige l'autre à me supporter libéralement, à rester silencieux et courtois devant des jouissances ou des refus qu'il ne partage pas.

    (Une mouche m'agace, je la tue : on tue ce qui vous agace. Si je n'avais pas tué la mouche, c'eût été par pur libéralisme: je suis libéral pour ne pas être un assassin.) »

     

    Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, 1975

     

  • Les Nœuds dans le réseau

     

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                                                                                                                                           (Merci à Gabriel)

    La résolution n'est évidemment pas très bonne pour comprendre immédiatement de quoi il retourne. Il s'agit d'une formalisation de l'exploitation factuelle d'internet, réalisée par l'équipe d'IA (Information Architects) reprenant le schéma du métro tokyote pour essayer de définir, d'une manière efficace, le phénomène de concentration auquel lentement (mais sûrement) se soumet un instrument qui avait vocation première d'être un open space, grâce à quoi l'information et la logique circulatoire afférente permettaient d'envisager un relatif contournement des stratégies concentrationnaires (et ici l'adjectif a vocation à l'ambiguïté, dans un écho prenant sa source dans l'analyse d'un Giorgio Agamben) du pouvoir.

    Mais la formalisation d'IA met immédiatement en lumière le fait qu'internet tend vers une pseudo-liberté d'accès dont profitent avant tout des structures dont la capacité à stocker, à trier, à contrôler l'information risque de déboucher sur une maîtrise terrifiante des individus. Une mienne connaissance, aujourd'hui dans la police (eh oui), me précisait, il y a quelques années, que les renseignements de type économico-sociologiques s'avèreraient, dans l'utilisation ultérieure qui en seraient faites, bien plus redoutables que les techniques policières classiques sur lesquelles des gauchistes dépassés font une fixation : en clair, haro sur le fichier Edwige et tous sur Face de bouc. Il n'est pire aliénation que celle dont on pense qu'elle est un gain individuel (où l'on découvre alors que l'individualisme de type quasi libertarien est une vaste fumisterie. Passons.). Le contrôle ne tient plus dans le strict diktat d'une règle impérieuse et coercitive mais dans la latitude consentie et vécue comme émancipatrice au sein d'une structure qui porte en elle la trace, la traçabilité, la mémoire de ce qui ne nous appartient plus vraiment (1).


    Ainsi, ce qui devait être flux, réseaux décentrés, décentralisés se conforme-t-il, en très peu de temps, en une structure restreinte de passages obligés, inconscients qui nous mènent de réseaux sociaux (Face de bouc, Twitter, MySpace,...) en autoroutes d'informations conformes (Wikipedia, Google...) en passant par des centrales d'achat potentiels (ebay, Amazon,...), par des structures de divertissement (Youtube, Daylimotion,...), par des entreprises à vocation monopolistique (Microsoft, Apple,...). Le moule est là, invisible, indétectable pour le commun des mortels, qui trouve, d'ailleurs, que ne pas participer à une telle entreprise de connection relève ou de la ringardise, ou de la misanthropie.

    Le fait même d'avoir choisi la formalisation du métro en dit long sur le caractère passif (pour l'utilisation) du processus en marche. Il ne s'agit pas d'effacer, sous couvert d'une destination que nous aurions choisie, le cheminement par lequel l'objectif est atteint. C'est un peu comme se retrouver dans un magasin Ikea, cet endroit terrifiant où, quoi que vous veniez chercher, il n'est pas possible d'échapper à la voie tracée pour tous. Vous avez certes le droit de ne pas vous arrêter à tel ou tel rayon mais, dans le fond, même si vous semblez décidé à ne pas suivre la Loi, il en reste quelque chose : une imprégnation, du temps perdu, une lassitude. La réduction du web a des nœuds obligés (une sorte de multiplication planétaire de la station Châtelet, pour faire simple) à de quoi glacer les âmes les plus confiantes en une libération par la technologie (2). Dans cette perspective, la puissance nodale prime sur le parcours. Internet schématise donc la victoire du lieu sur l'espace, la puissance de l'appartenance sur l'errance, l'installation sur le vagabondage. La réflexion induite par la (re)construction d'IA amène à considérer la postmodernité et la révolution technique qui l'accompagne (3) sous le jour d'un asservissement volontaire, le pire qui soit puisque les premiers à le justifier sont les victimes du système mis en place. Le web a vingt ans (pour faire court) et les moyens mis en œuvre ont permis, dans un temps aussi court, de rassembler un maximum de population non pas sur un projet de vie, sur une réflexion politique, mais sur une plateforme coopérative à vocation consumériste et policière dont le dernier des imbéciles se félicitent.

    La lucidité de certains informaticiens les pousse à creuser les moyens qui ouvriraient vers une véritable alternative, un peu comme, dans le monde dont ils sont issus, est apparue une volonté de contrer Microsoft en développant des logiciels libres (du type Linux). Pour avoir eu l'occasion d'en discuter avec l'un d'eux, la partie n'est pas gagnée. Non qu'il n'y ait pas le désir de se battre contre l'hydre, mais l'inertie d'un confort consommateur, l'inconscience d'un public doucement installé de l'autre côté de l'écran, l'écrasement progressif d'une conscience politique, tous ces paramètres laissent augurer que le métro de Tokyo ainsi revisité a encore de beaux jours devant lui.

     

     

     

     

     

    (1)Sur ce point, il y aurait à développer, dans une opposition évidemment schématique, d'un symbolisme sans doute outrancier, ce que le phénomène mémoriel a perdu en autorité à mesure même que la modernité s'enfonçait dans une course contre l'entropie, pour la conservation à tout prix de ce qui était vécu et senti. L'espace et le temps contemporains sont à l'opposé absolu d'une démarche proustienne dans laquelle l'épopée individuelle admet la perte comme signe même de l'existence, la recollection comme marque de vitalité, jusque dans sa limitation. Proust, même dans le prodige d'une vie tournée vers une mémorisation aussi étendue qu'elle pût être des instants, admet implicitement que tout n'est pas dans la maîtrise. L'involontaire (pour ne dire d'une affreux barbarisme -l'involonté- fait partie de l'être : la madeleine, le pavé de Guermantes...)

    (2)Si ce n'est que l'Histoire nous a appris que la technologisation du monde, dans une forme encore très archaïque, peut féconder les régimes les plus sanglants...

    (3)Laquelle révolution pourrait s'avérer bien plus déterminante, in fine, que la chute du Mur de Berlin et l'écroulement du bloc soviétique qu'un penseur comme Emmanuel Todd avait anticipé dès le milieu des années 70, quand les Américains craignaient encore l'arrivée de ministres communistes en Occident comme une catastrophe diabolique.


  • De l'atonie en milieu tempéré

     

     

    J'ai déjà expliqué l'an dernier l'inquiétude que m'inspire la structure Facebook comme dispositif sournois d'une société de/sous surveillance, forme moderne d'une politique de contrôle qu'avait théorisée Foucault. Ce réseau social -mais il n'est pas unique en son genre- contraint, avec une certaine finesse il faut le reconnaître, les individus (les jeunes surtout), au-delà du conformisme des pratiques qu'on y trouve, à un fichage inavoué/inavouable, prouvant au passage que les listings économiques et sociaux pouvaient s'avérer autrement plus efficace que les fichiers policiers.

    Pour l'heure, néanmoins, mettons un bémol à nos critiques. Les divers observateurs, et les témoignages directs, ont en effet souligné quelle place avait prise Facebook (entre autres, certes) dans la mobilisation populaire, aussi bien en Tunisie qu'en Egypte, dans certains pays du Golfe, et aujourd'hui au Maroc. Le réseau social a facilité les rencontres, les échanges, les rassemblements. Il a été un moyen efficace pour contrer la répression et le contrôle des individus. En permettant aussi d'ouvrir vers l'extérieur une parole étouffée, d'exfiltrer des images qui démentaient l'optimisme des pouvoirs en place, Facebook a pu aider à ces mouvements d'émancipation (dont il n'est pas ici temps d'analyser le futur. Il n'est pas certain que l'avenir soit si magnifique...).

    Cette situation et ce détournement à des fins clairement politiques d'un instrument de pacification, pour ne pas dire de neutralisation, de l'espace public, feront sans doute rêver les observateurs d'une Europe aveugle et sans souffle. L'usage purement festif qui est fait ici de ce réseau social, sa réduction en un outil de pure signalétique existentielle, en disent long sur le manque de vigueur d'une agora politique exsangue. Que Facebook ne soit que l'agenda grotesque d'une société qui compte ses amis, étale ses vacances et bavarde de néant montre à quel point l'entreprise d'acceptation d'un ordre inégal, producteur de misère et de précarité, a réussi. Peut-on imaginer qu'il soit dans l'hexagone une arme structurelle pour une révolte des laissés-pour-compte de l'ultra-libéralisme ? Ne soyons pas naïfs. Dans ce système, chacun cherche désormais son ilôt, son utopie. C'est ainsi que la futilité devient une manière d'être ou, tout du moins, une stratégie d'évitement et de préservation. Croyant que le si peu que nous ayons soit à perdre vaille le coup, nous nous plongeons sans réserve vers une sociabilité dépolitisée. Facebook, en Europe, est pour l'essentiel, un bonheur de bien-nourris (même s'ils sont pauvres...), la signature devenue universelle d'une existence normée/normale. Il est un loisir, une distraction, un divertissement pascalien. Nous ne sommes plus capables, à l'inverse de Tunisiens pour qui le joug était alors insupportable, de mobilisation. Quoique ce ne soit pas tout à fait vrai. Les apéros géants : voilà, semble-t-il, une autre manière de faire de la politique... Il faut donc croire alors que la crise est une illusion, un jeu de miroirs et que tout va très bien. Quand certains luttent, d'autres font la fête. Ce n'est pas tant le médium qui est en cause que leurs utilisateurs. Ici, il n'y a pas d'urgence. Tout va bien, très bien...

     

  • Élisabeth et moi

     

    En début de semaine, Le Monde.fr annonçait qu’Elisabeth II ouvrait sa page sur Face-de-Bouc. Ainsi, une phrase comme : « et moi, je suis l’ami(e) de la reine d’Angleterre, peut-être ! » (avec un accent parisien, genre Arletty ou Françoise Rosay), une telle phrase passe-t-elle de la fiction à la réalité… Quelle grandeur que la démocratisation technologique ! Cela vous donnerait presque l’envie d’avoir, vous aussi, votre page… d'être comme tout le monde, du plus modeste des individus à la plus royale des têtes. Presque…

    J'avoue que j'ai hésité, parce que si Face-de-bouc peut avoir une utilité, être véritablement un réseau social, relier les hommes aux hommes (comme le disait il y a quelques années une pub France-Telecom), elle doit être celle-ci : abolir la distance physique et briser les barrières sociales pour que, dans un même élan, nous nous retrouvions et que l'aspiration égalitaire se concrétise enfin. La simplicité royale me semblait un signe de ce chemin politique accompli par les puissants pour être accessible. L'entreprise en soi n'est pas si nouvelle. De Giscard d'Estaing et ses repas chez l'habitant à Sarkozy et son phrasé banlieue, il y aura eu bien des mises en scène de la proximité politique pour leurrer le vulgus. Avec la reine d'Angleterre en possible chat (direct live...), on franchit un pas supplémentaire. Le saut est qualitatif.

    L'hésitation à m'inscrire a duré le temps que monte l'angoisse, laquelle a procédé des contraintes soudainement sensibles de ce qu'on appelle le protocole, les manières. La presse s'étant déjà offusquée de la familiarité chiraquienne, il y a quelques années, j'ai compris que la forme serait au cœur du contact. Si je demandais à Elisabeth II d'être mon amie, et en admettant qu'elle acceptât une si modeste origine de la part du requérant, il me faudrait trouver ensuite la bonne distance, le ton juste. Rien n'est simple en la matière, car on est pris en tenailles entre le désir d'une relative convivialité (mot à la mode s'il en est) et le souci de la bonne éducation. Mais peut-on parler avec toute la retenue de la tradition à une amie ? Ne peut-on pas y introduire un soupçon de souplesse, une liberté linguistique qui n'entacherait pas le respect qu'on lui doit ? Commencer chaque échange par "Her Majesty..." finit par être lassant et amoindrit l'élan amical : une telle rigueur vous ferait même douter de la validité du mot "ami"/"friend" choisi par Face-de-Bouc. Je trouve qu'Élisabeth est un beau prénom, mais plutôt long à écrire. Seulement, je me demandais si elle accepterait un diminutif et lequel. "Liz" : impossible, parce qu'il n'y en a qu'une et c'est la Taylor. Idem pour "Beth", avec la Davis. "Babette", peut-être. "Eli", j'aime beaucoup, bien que cela sonne étrangement masculin. Cette question, toute bête, toute simple, n'était, je le sentais, que les prémices d'une relation compliquée entre Élisabeth et moi.

    Néanmoins je persistais dans ma réflexion et laissais de côté les questions protocolaires pour m'attaquer au fond : de quoi notre amitié serait-elle nourrie ? Sur quoi pourrais-je m'appuyer pour que chaque soir tous les deux jours chaque semaine chaque quinzaine nous nous retrouvions sur Face-de-Bouc ? J'avais vu quelques connaissances lancées dans de grandes discussions sur leur réseau : interrogations existentielles sur ce qu'il fallait amener pour la soirée de X, les bruits autour d'une heureuse conclusion entre A et B, des "ce soir, c'est couette. Trop crevé", etc. J'en passe et des meilleures. Fallait-il imaginer que mes rencontres avec Eli (je viens de me décider : ce serait Éli) atteignissent ce degré de familiarité, cette quotidienneté élevée au rang de philosophie vivante ? Était-il possible que nos deux univers, sans qu'ils se rencontrassent jamais, pussent se nourrir du banal ? Encore que, de son côté, cela devait être autrement plus varié. Des gens forts différents, j'en connais, mais devant l'éventail de ses possibles  à elle, un léger sentiment de faiblesse s'emparait de moi.

    Mais, me dis-je, dans un grand souffle optimiste, elle attend peut-être cela, de son inscription à Face-de-Bouc : qu'un modeste quidam lui raconte la vie du peuple. il y aurait alors, qui sait ?, une justification sociale à mes petites humeurs, à mes angoisses, à mes joies, à mes peines, à ma sociabilité commune, à mes goûts, à mes talents (et, rêvons un peu : elle ferait de la crêpe au caramel-beurre salé -au sel de Guérande !- un dessert obligé de Buckingham Palace) : celle de lui faire connaître une autre partie du monde. Je serais l'exotique correspondant d'une reine qui a fini par vouloir échapper à son palais (ce qui, ainsi présenté, est plus reluisant qu'une vieille femme rongée par l'ennui). Et je lui dirais que j'ai des amitiés qui valent le coup. Elles ne parlent pas toutes l'anglais. Qu'importe. Je les lui présenterais. On s'enverrait des photos marrantes ; on ferait des concours de grimaces ; on se raconterait nos vacances. On se ferait un réseau super fun. On aurait une vie commune. Un conte de fées moderne (en tout bien tout honneur, évidemment).

    Mon enthousiasme n'a pas duré. Je sentais que quelque chose clochait et c'était cela : si Paul, Jacques ou Marie avaient déjà sur leur mur respectif trois cents, quatre cents, huit cents amis (si j'en crois ce que me disent des copains, il y a des concours à ce niveau...), Éli les comptabiliserait par milliers, par millions et je serais noyé dans la masse ! Vanité du médiocre qu'on ne choisit pas, de l'enfant famille nombreuse qui voudrait être fils unique.

    Il y avait donc entourloupe. Cette descente dans le labyrinthe des réseaux sociaux était une tromperie, un effet de com... Alors, plutôt que de faire les choses à moitié, j'ai renoncé, trouvant toutes les mauvaises excuses du monde (et parfois, elles n'étaient pas glorieuses) pour justifier ma décision. Pas de reine pour moi tout seul, alors pas de Face-de-Bouc. Chacun ses caprices et ses enfantillages.

     

     

  • Plus on est de fous....

     

    Dix mille personnes réunies à Nantes via Facebook pour un apéro géant ! (1) La question qui vient tout de suite à l'esprit est de savoir à quoi peut répondre une telle manifestation, à quel impératif se soumet le participant et ce que vient combler ce transfert d'un acte habituellement privé vers l'espace public. L'éclairage n'est guère aisé mais il faut d'abord constater qu'il y a là sous couvert d'une action désirant mimer la spontanéité et une certaine forme d'autonomie sociale l'établissement d'un ordonnancement du désir qui ne laisse pas d'inquiéter. L'invitation n'est qu'une mise en demeure masquée par le credo du bonheur partagé. Mais partagé par qui ? avec qui ? Faut-il voir dans cette entreprise une sorte de résurgence d'un happening contestataire, une sorte de Fluxus grand format avec une quelconque finalité politique ? Pour en arriver à ce point d'explication, c'est plus que de l'optimisme qu'on nous demande : une forme d'aveuglement et de naïveté frôlant le ridicule. Flatter ainsi l'instinct grégaire, et aussi facilement, sur l'absence même d'événement ne serait-il pas le symptôme d'une incapacité à prendre en charge sa vie, lorsque celle-ci n'est plus dévolue au travail et aux contraintes du quotidien ? Au moins Woodstock avait-il Hendrix et Ten Years After. Au moins l'euphorie d'une finale de Mondial a-t-elle l'enjeu de la victoire... Dès lors le ressort de l'opération (comme on parle d'opération publicitaire) est-il une loi du nombre, un défi participatif où il s'agit de se compter (2) ?

    On se retranchera derrière l'argument de la gratuité, comme si le geste échappait au conditionnement de la société marchande, comme si les réseaux sociaux du type Facebook étaient les moyens les plus appropriés de se soustraire aux impératifs de l'ordre libéral. On dira aussi que des gens qui se réunissent sans mot d'ordre, voilà bien une preuve de liberté. Pas exactement pourtant. La manipulation des foules sous couvert de réjouissances a fait ses preuves. Panem et circenses, déjà. On sait à quel point la réflexion au début du XXe siècle sur ce phénomène de groupes a servi des desseins funestes. Qu'on relise La Psychologie de foules de Gustave Le Bon. Car, mot d'ordre il y avait, quoique déguisé ; et la convivialité sans dessein (c'est-à-dire sans véritable reconnaissance sociale de l'autre) n'est pas la marque de l'affranchissement mais le signe ultime d'une aliénation d'autant plus redoutable qu'elle semble indolore et qu'elle est présentée à votre profit. Paul Watzlawick  a montré depuis longtemps combien sont incongrues, absurdes même, des propositions du type : "soyez spontané". On peut en dire autant d'un "soyez conviviaux", "soyez heureux" que recèle la proposition anonyme du réseau Facebook. Peut-être est-ce d'un pessimisme désolant  que de voir dans ce genre de pratique une expérience sur la réactivité paradoxalement passive de toutes ces unités dispersées que sont les individus. Alors soyons pessimistes, mais cela n'empêche nullement, n'en déplaise à ce que voudrait la doxa du fun à tout prix, d'être gais et heureux... Cela a-t-il besoin de preuve autre qu'à ceux qui nous sont proches, avec qui nous élaborons une vraie (re)connaissance ?

    Relisons Rabelais, Le Quart Livre, chapitre VIII : «Malfaisant, pipeur, buveur !». Tout un programme. Et puisqu'il n'est pas nécessaire que l'on nous intime l'ordre d'être heureux et conviviaux , nous nous en tiendrons à notre désir imprévisible, à celui de nos ami(e)s et au hasard de la discussion qui dure et donne soif : ce sera alors champagne pour tout le monde (et caviar pour les autres...).

    (1)Dix milles personnes et un mort, dont on nous rebat les oreilles. Désolé de ne pas compatir : je suis ce qui se passe  dans les manifestations de Bangkok (25 morts, 200 blessés à l'heure de ce billet). Au moins se rassemblent-ils, eux, pour quelque chose qui a un sens.

    (2)On y pense d'autant plus aisément que c'est très clairement l'usage pervers et consternant de Facebook. Compter/se compter. Compter ses amis, ce qui n'est pas la même chose que compter sur ses amis. Une préposition en moins et nous voici nous glissons dans le performatif. Mais il y a bien pire, dans toute cette affaire : l'affligeante égalisation de tous et toutes (quoiqu'en cette période d'égalitarisme forcené, on comprend qu'il ne faille froisser personne) et la course vers l'abîme d'un je kaléidoscopique. Le paradoxe : un Narcisse survitaminé au bord de son propre gouffre.




     

  • Facebook : l'inversion du Panopticon

    Comment faut-il dénommer ce nouvel espace qui se développe sur la toile et dans lequel s'engouffre tout à chacun pour signaler sa présence ? Mystère. Facebook, MySpace et autres mouvements participatifs de reconnaissance. Où est-ce ? Sur quel(s) continent(s) imaginaire(s) ces nouvelles (id)entités viennent-elles s'amarrer ? Faut-il une réponse, un concept qui en rende compte ?

    S'occuper de l'espace n'est pas une mince affaire. Sans doute est-ce plus périlleux, d'une certaine manière, que de s'inquiéter du temps. La spatialité est un écueil plus redoutable que la temporalité, la borne plus problématique que la montre. C'est, en tout cas, ce que rappelle B. Westphal dans les premières pages de sa Géocritique (1). Faut-il en l'espèce y voir la concession que l'on fera à l'évidence du vécu, à l'incontournable réalité (?) de ce qui nous entoure et qui, par le fait même que cet univers perdure dans sa motilité, nous donne l'impression d'être d'une telle solidité (ou du moins d'une telle constance) qu'il n'est pas si nécessaire d'en débattre, j'allais écrire, pour le goût de la métaphore, d'en découdre. Le temps, lui, est une perte, une entropie de notre désir, une conscience mutilante. C'est pourquoi on lui attribue le magister du regret, de la perte, de l'abandon. Avec lui, on éprouve. Il n'en serait pas vraiment de même avec l'espace qui n'a le plus souvent qu'une fonction de support. Si notre nostalgie prend acte de ce qu'elle, soit : un écoulement contre lequel il est vain de lutter, devant un lieu anciennement connu, ou bien un lieu qui nous en rappelle un autre, elle ne confère pas à cet espace une valeur autonome, propre. Il n'est qu'à notre service et lorsqu'il n'est plus sous nos yeux, mais seulement une image emmagasinée dans notre univers intérieur, il demeure avant tout comme un matériau de notre volonté. Il n'est plus là mais en nous. Nous avons substitué au réel spatial une configuration temporelle de notre souvenir dont la torsion (par rapport à ce réel justement) est le signe d'une adéquation sensible du monde à nos aspirations. On se fait son cinéma, en quelque sorte.

    N'empêche : le temps n'a pas été le seul axe sur lequel l'activité humaine a déployé ses angoisses et ses envies. On peut même prétendre qu'en ce domaine, le rapport de l'individu à son environnement a prévalu. Le premier travail auquel il s'est astreint n'est pas de se souvenir mais de trouver sa place dans le lieu, ou pour user d'une distinction à la Michel de Certeau, à faire de l'espace un lieu. De la manière la plus concrète. Il s'est arrangé avec ce que lui donnait la nature pour se frayer un chemin dans le désordre environnant. Il a plié le monde autant que faire se pouvait à ses nécessités qui, au fil du temps, se sont accrues. Le débat n'est pas d'évaluer les limites qu'il aurait dû (ou doit, ou devra) s'imposer mais plus simplement de concevoir que l'existence humaine a pris un sens particulier en déterminant, certains diront excessivement, sa place dans l'espace, et en ayant conscience de sa latitude à vivre dans cet espace combinant à la fois les données naturelles et les possibilités développées par sa propre activité.

    C'est en sachant cela qu'il a aussi été capable de produire un imaginaire intégrant tout un système binaire (connu/inconnu ; familier/mystérieux ; amical/hostile ;...) dont les recherches anthropologiques et ethnologiques nous ont largement informés. Il y a donc eu très tôt une logique du lieu autre, de cette étrangeté singulière qui était à même de prendre en compte le rapport spécifique du proche et du lointain, par le biais d'une connaissance projective capable de relier deux bornes contradictoires : l'assuré-le rassurant/l'inconnu-l'inquiétant. Et l'imaginaire est, nous semble-t-il, ce compromis, admettant variations et aléatoires, qui facilite, jusque dans les angoisses, le passage de l'un à l'autre, qui permet même que le curseur se déplace, malgré tout, pour repousser plus loin les limites de l'inconnu.

    Dans sa formulation la plus élaborée, ce travail revêt l'aspect de l'utopie. Celle-ci, ainsi que l'a montré L. Marin, n'est pas une simple substitution d'une réalité à une autre, sur le mode simple d'une recherche de satisfaction, mais une composition plus complexe, «l'expression discursive du neutre (défini comme «ni l'un, ni l'autre» des contraires). Sur le plan discursif justement, elle fonctionne «comme un schème de l'imagination, comme une «figure textuelle» (...) [C'] est un discours qui met en scène ou donne à voir une solution imaginaire, ou plutôt fictive, des contradictions : il est le simulacre de la synthèse» (2). L'utopie est donc une combinatoire, un agencement du réel environnant sur un plan discursif qui ne peut jamais totalement s'en détacher. Pour en illustrer le caractère binaire, il suffit de lire ou de voir les œuvres de science-fiction dans le recyclage (parfois grotesque et convenu) du présent. Il est bien sûr sensible ici que l'utopie a partie liée avec la projection onirique telle que l'a définie la psychanalyse. Cela induit que ce travail spatial, entre l'autre et le même, correspond à une aspiration émancipatrice. Il n'est, dès lors, pas très étonnant que l'utopie puisse épouser, selon les optiques choisies, des aspirations collectives (du type République de Platon, ou Utopia de More) ou individuelles (du type Espéranza pour Robinson Crusoé, ou les entreprises aventurières tant que le monde n'a pas été clos).

    Il en sera ainsi jusqu'à ce que la puissance de feu des hommes, leur volonté de maîtriser leur environnement et les hommes qui vivent sur les territoires convoités trouvent leur réalité dans une construction plus élaborée que la seule conquête. On pense ici à tout ce que M. Foucault définit comme le bouleversement du politique, quand celle-ci devient une politique du sujet (3). Ce n'est pas un hasard si à partir de cette époque, la littérature va peu ou prou voir émerger une thématique qui substitue à l'inventivité de l'utopie, perçue comme rêverie d'un monde positif (4), une dystopie qui surdétermine l'horreur fictionnelle pour dévoiler la noirceur de la réalité. Le XXe siècle sera particulièrement marqué par ce glissement vers ces univers où la catastrophe politique est, si on le peut dire, organisé. Cette organisation peut alors revêtir les formes d'une logique de la surveillance et du contrôle caractéristique des sociétés qui combinent à une volonté d'oppression classique (les «dictatures» ne sont pas une invention moderne) une puissance technologique accélérant l'efficacité du quadrillage. La référence en ce domaine est sans doute le 1984 d'Orwell. Dans sa forme actualisée, c'est le concept de scanscape dont Mike Davis détaille les effets désastreux dans l'espace urbain américain (5).

    Dans cette perspective, la dystopie est une forme générale dont l'une des applications, dans le domaine de l'espace et de sa segmentation, est, toujours en termes foucaldiens, l'hétérotopie, c'est-à-dire un lieu autre, un espace que la société a configuré pour des usages particuliers et identifiés par le corps social. Foucault, dans ce domaine, se sera particulièrement intéressé aux structures carcérale et psychiatrique. Ces lieux autres fonctionnent dans un rapport étroit à la rectitude imposée par la société. Ils peuvent en être la continuité oppressive (c'est ce qui intéressait précisément le philosophe) ou le retranchement plus ou moins tacite (comme les jardins ouvriers, mais aussi les lieux de vacances organisés). Encore faut-il comprendre que dans ce dernier cas, l'infra-structure continue d'être opérationnelle, comme marginalité contrôlée.

    Par ailleurs, et malgré toutes les réserves sur ces échappées réelles dans un monde de pleine surveillance, il faut comprendre que ces hétérotopies peuvent faire l'objet, dans le décryptage des instances qui les régulent, d'une critique et d'une correction que l'on qualifiera d'effectives. Si je suis mécontent, insatisfait, je peux chercher à améliorer la structure ou la quitter. Parce que ces lieux, pièges ou fausse liberté, existent, ils offrent une résistance palpable à ma propre personne qui, en retour, choisit de se livrer ou non aux règles imposées. Parce que ces lieux ont une identité symbolique (mais pas seulement : le Club Med n'est pas qu'une certaine idée des vacances, c'est aussi un endroit, des services, des échanges.), ils m'assignent à la réaction (adhésion/répulsion). Ils sont donc encore des lieux où mon identité se pose comme un a priori, une différence irréductible à l'objet.

    A l'inverse, l'entrée dans la virtualité de la Toile m'oblige à m'interroger sur ma place, sur l'espace auquel je viens collaborer (6). On rétorquera d'emblée que le propre d'une structure de surveillance telle que pouvait en parler Foucault est justement son invisibilité, sa présence insensible, sa naturalité presque. Il n'y aurait donc pas de différence de fond. Ce ne serait qu'une affaire de modalité. Pas si sûr. L'intégration de son existence à la sphère technologique n'est pas en soi un problème si l'on maintient la distinction forte entre les deux ordres, lorsque, d'une certaine manière, on maintient l'inquiétude très ancienne de l'humain devant le matériel dont il est le créateur. Or, l'usage de cette même technologie comme signe, voire signalisation, de sa propre existence ouvre des perspectives tout autres. Facebook n'est pas un univers dans lequel je me projette. Il n'est pas une structure discursive (comme les blogs, et peu importe ici la profondeur de ce qu'on y lit.) (7), il n'est pas une articulation imaginaire contre laquelle le réalité oppressive viendrait buter, ils n'est pas une interrogation, même sommaire, sur ma place dans le monde. Ils n'a pas d'existence. Il ne montre pas d'existence. Il est a-topique. Cela signifie que ces lieux où mon nom s'impose, et s'impose comme point nodal d'une réticulation capturant d'autres noms propres, avant de devenir soi-même point décentré d'une autre structure, d'un autre Space ; ces lieux où je m'affiche comme maître de cérémonie d'une sarabande qui pourrait potentiellement me mener tout autour du monde, jusqu'à l'épuisement de toutes les combinaisons possibles, faisant de chaque nom, un degré supplémentaire qui m'éloigne du nom premier par lequel je suis entré dans cet univers ; ces lieux annulent, d'une certaine manière, la présence effective du sujet. Ils sont le signe de sa neutralisation.

    Curieusement, et à l'inverse de toute démarche créatrice, ce retranchement sur la Toile n'ouvre pas, en effet, une faille dans la réalité mais boucle en quelque sorte l'installation de celui qui semble s'y refuser dans une imparable aliénation où l'existence est avérée comme une matière brute. Il suffit de déposer sa photo et l'on y est. Ce que je suis (ou du moins ce que j'imagine que je suis) est garanti par l'entreprise d'inscription dans un carroussel qui emporte mon identité et celles de ceux que je piège (mais ils sont complices...) dans ce gigantesque annuaire de servitudes volontaires à la technicité identificatrice. Il est pour le moins singulier de voir les gens, si rétifs parfois aux protocoles de contrôle, si soucieux de ne pas souscrire aux investigations étatiques, si frileux devant les politiques sécuritaires de prévention, se précipiter dans ces machineries où ils dévoilent, brutalement, leur(s) réseau(x) privé(s). Faut-il être à ce point perdu avec soi-même pour devoir, dans le maelmstrom d'une structure tentaculaire où l'information se noie aussi vite qu'elle apparaît, imposer sa réalité... La compréhension d'une irréductibilité du monde à soi ne débouche plus sur une quelconque position raisonnée, qui peut aller du silence à une activité originale (politique ou artistique, par exemple.). Il s'agit plutôt de ne pas perdre sa propre trace, d'être sûr de se repérer. Dans un monde trop grand, il est urgent de montrer sa présence. Mais il ne s'agit évidemment plus des réelles présences dont se félicitait G. Steiner. L'a-topie de ces sites Internet ramène à ce qui est sans la moindre épaisseur discursive, et l'homme sans paroles propres n'est plus grand chose. Puisque règne l'incertitude de ce qu'on peut être, les pratiquants de de Facebook revendiquent leur besoin d'être par une territorialité ambiguë : à la fois immatérielle et banale.

    Cette double caractérisation suppose que l'individu, réduit à cet acte d'affirmation muette, vive dans sa quotidienneté une situation de disparition ou d'isolement redoutable. En effet, le rapport de l'identité à l'espace, sans parler des questions politiques afférentes, est une évidence, et l'angoisse que la première peut projeter devant l'incertitude du second n'est pas nouveau. Proust en a sans doute donné littérairement l'un des plus magnifiques exemples lorsqu'au début de la Recherche il raconte les errements de l'esprit flottant dans le sommeil, puis, plus tard, lorsque le narrateur évoque la frayeur de ces chambres inconnues où il se réveille sans savoir qui il est. Mais, dans ces deux situations, c'est l'étrangeté de l'espace qui compte, non la duplication de la réalité commune, comme dans Facebook.

    Ne plus savoir se situer est une expérience traumatisante. Celle-ci est sans doute aussi ancienne que l'humanité. Le problème est que notre époque, après avoir fourni le droit à l'anonymat comme moyen démocratique de pouvoir agir (plus) librement, a réussi le vertigineux retournement d'aliéner les individus jusque dans leur besoin de reconnaissance et de les rendre complices et aveugles d'un contrôle qui ravirait Bentham et son Panopticon. La virtualité du monde dont se délecte la philosophie postmoderne a ses limites : la multiplication des images et des réfractions n'empêche pas qu'à un moment ou à un autre, il s'agit bien de réalité. Pire encore : il s'agit de la dupliquer. Facebook est une sorte d'aveu : celle d'une assignation au miroir, miroir sans tain, où le sujet se tient du mauvais côté, mais prêt à tout pour survivre à la prolifération des êtres, la peur chevillée au corps de l'incertitude de ne pas être ici, en chair et en os, dans un ici qu'il faudrait savoir occuper. Occuper : c'est-à-dire habiter et non pas remplir d'une vague agitation. Occuper et non s'occuper de.

    L'affaire n'est donc pas simple. Elle engage, comme un acte politique, la place que l'on veut s'assigner. Les moyens techniques ont depuis longtemps pris la double figure d'une libération et d'une aliénation. Déjà Vigny, en 1864 (autant dire une préhistoire...) :

    Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne
    Immobile au seul rang que le départ assigne,
    Plongé dans un calcul silencieux et froid.

    Ce n'est pas la Toile qui doit faire lieu mais l'homme. L'instrument ne doit pas être la lorgnette par laquelle le dévoilement vire à la complicité.

    *

    Si l'on voulait pousser à l'extrême la dystopie latente de la situation que nous venons d'évoquer, on pourrait imaginer qu'une population donnée, désirant à tout prix que chacun ne soit pas oublié, vienne faire son propre signalement à la police politique du territoire. Et Agamben aurait définitivement raison. Mais il ne faut pas être si sombre...

    ________________________

    1-B. Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace. Minuit, Paris, 2007.

    2-L. Marin, Utopiques : jeux d'espaces, Minuit, Paris, 1973, p.9.

    3-Nous renvoyons entre autres au cours du Collège de France, Sécurité, territoire, population, Gallimard-Seuil, Paris, 2004

    4-Peu importe ce que nous pouvons penser de ces utopies par ailleurs. L'essentiel n'est pas que l'Utopia de More puisse être glaçante par bien des aspects pour un lecteur moderne, mais que son auteur y voyait une alternative satisfaisante à une situation politique contemporaine.

    5-M. Davis, Au-delà de Blade Runner. Los Angeles et l'imagination du désastre. Allia, Paris, 2006.

    6-La collaboration, comme la convivialité, est un des grands termes du vocabulaire informatique. C'est une manière de placer l'échange entre soi et la machine sur le même plan que celui qui préside à la co-présence des êtres vivants.

    7-Cette parenthèse n'est pas une manière un peu légère pour fonder l'auto-justification légitimant ma propre démarche et pour me soustraire à la moindre critique. On me rétorquera que ce serait grande naïveté ou présomption de croire qu'utiliser la Toile comme moyen de contester l'ordre établi, alors qu'il est en passe d'en devenir l'un des instruments privilégiés, est un acte révolutionnaire. Sans aucun doute. D'autant que la Toile foisonne. Mettons alors cet acte sur le compte d'un esprit pascalien tournant à l'envers, pour lequel, avant que la mort n'advienne, il faut faire le pari de l'écriture. Non par souci de laisser une trace et de soigner sa vanité, mais parce que l'homme maintenant plutôt que Dieu après...