Qui pourrait se plaindre qu'un orchestre national français proposât un cycle autour de compositeurs de son pays, sinon peut-être les enragés différentialistes traquant la crispation territoriale avec une obsession imbécile ? C'était ce qui était offert à Lyon durant le mois de février. Le mélomane avait l'occasion, sans pour autant renier Bach, Gesualdo, Britten ou Lindberg de parcourir les allées hexagonales de la musique où, à défaut de l'aura germanique ou russe, il a loisir de croiser de Massenet, Messiaen, Franck ou Chausson.
Ce cycle, ses organisateurs se devaient (?) de lui trouver un titre, puisque désormais il ne suffit pas de se contenter de la dénomination simple des choses : les impératifs managériaux et l'instance marketing veulent que nous emballions la culture dans des couleurs et un vocabulaire qui donnent envie. Rien ne peut se faire sans son pendant clinquant, chic-choc. Ainsi le programme papier glacé se décline-t-il dans une tonalité rose tapageur mélangeant la guimauve et la vulgarité. Un peu comme si vous alliez faire un tour aux enseignes à la mode où s'habille une certaine jeunesse. Sans doute ce qu'on appelle le style (puisque le style, c'est l'homme, que la démocratie esthétique, c'est l'égalité des goûts et que de cela nul n'a plus le droit de discuter sous peine d'être anathémisé...). Le fond de la boutique musique classique française est donc rose. Encore sourirait-on si l'idiotie en était restée à cette laideur chromatique. Mais celle-ci et celle-là avaient un sens.
Elles étaient en effet l'accroche, le produit d'appel de son équivalent linguistique. Le cycle s'intitule French kiss. Quitte à faire dans la grosssièreté, autant ne pas se poser de limites... Et sur ce titre, deux commentaires nécessaires. Il est pour le moins choquant qu'un organisme (puisqu'il faut parler la langue administrative) ayant le label national, vivant essentiellement des subsides publics français se permettent d'utiliser une expression anglaise, surtout quand cette expression ne constitue pas un fait de langue tel qu'elle soit comparable à parking, traveller check ou hi-fi. Il est insupportable de céder à cette subordination anglo-saxonne, pire : de la précéder, avec, je suppose, l'impression d'avoir fait un bon mot. Nous avons déjà mainte fois l'occasion de voir des affiches commerciales se prévaloir de la langue de Shakespeare (quoique ce soit là une périphrase peu adéquate), au point qu'on en oublie et que nous sommes en France, et qu'une loi a été votée en 1994, pour nous épargner ces infamies. Et l'astérisque, et la traduction légal en caractères illisibles ne changent rien à l'affaire. Notre pays s'abandonne lentement à l'esclavage linguistique ; la proposition du ministre de l'Education Nationale d'un apprentissage de l'anglais dès trois ans en est le dernier avatar. Autant, dès lors, renoncer à l'enseignement du français comme langue maternelle : tout le monde avec un chewing-gum et un parler canard... Que l'on aille au plus vite à l'enterrement de l'espagnol, de l'allemand, de l'italien, du portugais...
Je m'égare. Revenons au French kiss. Nul doute que l'esprit malin qui a trouvé cet intitulé voulait retourner la situation, destabiliser le public. Puisque c'est français, faisons anglais. Pourquoi pas ? Il aurait pu (mais je vous l'accorde : c'eût été peu motivé, comme aurait dit Saussure) choisir Pumps and Circumstances ou Water Music. Sauf que de tels choix auraient manqué l'un des fondamentaux de l'époque : en tout, pour tout, partout, quand il s'agit de culture, nous devons combattre l'esprit de sérieux et masquer ce que les hypocrites veulent garder pour eux, soit la hiérarchie des valeurs (1). Parce que, reconnaissons-le, la musique classique est ennuyeuse, austère, bourgeoise. Pour elle aussi, il est utile de ravaler la façade et aucun mot d'esprit (ou se croyant tel) n'est trop facile, quand bien même la motivation dont je viens de parler n'est pas certaine. Comment rapprocher les compositions proposées du French kiss ? A-t-on d'ailleurs réfléchi en ces sphères de l'événementiel à ce qu'induisait, dans l'imaginaire anglo-saxon, cette si belle expression ? Faut-il y voir une incitation à ce qu'à la fin de chaque concert les auditeurs s'embrassent à bouche que veux-tu, dans un état de liesse magnifique, tant la musique est capable d'adoucir les caractères ? Mais nous en serions alors à un quasi Flowers Power et à un auditorium en Woodstock à couvert (un peu anachronique...)
Ce qui est regrettable dans ce genre d'exercice tient au sentiment que la vulgarité aurait gagné encore en efficacité si l'auteur de la trouvaille avait poussé plus loin le lien entre musique et sexe, parce qu'en la matière une belle âme aurait proposé autre chose qu'un bisou avec la langue. Pour la prochaine série musicale française, je suggère donc : Swingers Party, Gang Band, One Night Stand, voire This is hardcore (en reversant quelques royalties à Pulp et Jarvis Cocker...).
Ce renoncement à désigner la culture pour ce qu'elle est et la volonté de l'amalgamer à tout prix à la sphère du divertissement est, option basse, une hypocrisie grotesque, option haute, le signe d'une déliquescence intellectuelle dans laquelle l'euphémisation festive s'est substituée à la bêtise du bourgeois moqué par Flaubert. Il n'y a en tout cas plus à espérer d'un pays dont les institutions culturelles collaborent ainsi à son anéantissement.