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divertissement

  • Féerie, lobotomie

     

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    Il y a quelques jours, le cirque lyonnais des lumières battait la chamade pour un tunnel, un nouveau tunnel que les autorités avaient illuminé, illuminé, illuminé. Un tunnel écolo, pour vélos, piétons et bus propres... Autant dire : une prouesse technique et une idée transcendante. Et la foule de s'engouffrer, pédestrement, pour 1,8 km de bonheur souterrain, à oublier la vie, le monde, le ciel, le vent, les dernières feuilles. Le boyau est courbe, pour que le promeneur puisse supporter le trajet. La ligne droite, quelle horreur ! Les esprits récréatifs pouvaient ainsi penser (bien grand mot) que la vraie grandeur du monde était de s'enterrer, de s'enfoncer dans le béton et ne pas voir le bout du tunnel (comme une métaphore assez facile d'une déliquescence de chaque jour). C'était surprenant que tant de monde s'extasie pour un tunnel... Le spectacle devait être sidérant : un visiteur en est mort ! Le cœur a lâché ! Et tout à coup, la Grande Œuvre tombait dans le fait divers...

    Il est sensible que l'institution municipale a bien compris les enjeux du divertissement contemporain, des abysses de bêtise qu'il offre comme possibilités. La matière du happening, de la performance est secondaire. L'annonce crée la chose. C'est la pensée magique de l'abrutissement collectif.

    Qu'attendre, alors, pour l'an prochain ? La visite en file indienne des nouvelles pissotières illuminées à partir du système d'évacuation ? Une garden party dans le nouveau parking souterrain (5 niveaux) du centre ville ? "Labyrinthe et lumières" dans la prochaine barre HLM désaffectée, avant implosion, le dernier jour des festivités, au soleil couchant ?...

    Photo : Nicolas Tikhomirov




  • Bérénice ripolinée

     

     

    Gravure Jacques de Sève (XVIIIe)


    Il est sans doute trop facile de déplorer la faillite de la culture en un sordide bouillon d'entertainment et d'associer cette catastrophe au triomphe de l'audio-visuel, au règne d'un zapping générationnel accéléré et d'un renoncement politique à la transmission d'une tradition littéraire et artistique, de l'imputer aux seuls tenants d'un marché qui n'a que faire des textes, quand on peut observer cette même tentation chez ceux qui devraient, au premier chef, en être les défenseurs.

    Ainsi, que lis-je dans une publication présentant la saison d'un théâtre  qui fut loint d'être médiocre ? On y montera Bérénice. Quelles sont les intentions du metteur en scène ? Il "a voulu faire entendre l'essentiel : un éternel des sentiments qui nous place depuis la nuit des temps en spectateurs curieux de la déchéance intime de ceux qui nous gouvernent". Jusque-là, tout va bien. Un peu flou mais ce n'est qu'une évocation. Le meilleur est à venir. ""People", dit-on aujourd'hui : ils furent les mêmes à Rome ou à l'Hôtel de Bourgogne, où fut créée Bérénice. Sur Internet, en latin ou en alexandrins, les passions traversent le temps : amours mille fois brisées dans l'au-delà de leur raison". La dernière pirouette ne sauve pas le ridicule (et c'est encore trop peu que ce mot) de ce qui précède.

    On y trouve tout ce que le contemporain traîne en lui de détestable. La manière de rapporter le classicisme, forcément dépassé, à une actualité  qui parle (?), la vulgarité des rapprochements, l'oubli (ou l'ignorance) de la spécificité même de la littérature, une sociologie de café du commerce écrasant les singularités des temps successifs en une sorte d'humanité immuable, aux caractères transcendants... Il y a de quoi être consterné. Plus encore : on regrette que le théâtreux qui prend cette voie n'aille pas jusqu'au bout de sa démarche, qu'il ne déstructure pas davantage le discours, n'y amène pas le reniement à son paroxysme en évoquant Bérénice comme une histoire de cul dans la haute (plutôt que comme une histoire d'amour un peu puérile pour des djeunzes vivant à coups de SMS ou de compte Face de bouc) : c'eût été porteur, je crois. C'est d'ailleurs l'un des tendances actuelles, du théâtre : le trash, le dénudé, le physique sans corporalité. La provoc' à la petite semaine.

    Cette présentation a au moins un mérite : elle nous dissuade d'assister à l'effondrement de l'idéal et au prétendu choc des cultures (dans lequel le passé est forcément mort) et nous incite à retourner au texte, ce que nous fîmes avec un plaisir encore renouvelé.

  • De l'atonie en milieu tempéré

     

     

    J'ai déjà expliqué l'an dernier l'inquiétude que m'inspire la structure Facebook comme dispositif sournois d'une société de/sous surveillance, forme moderne d'une politique de contrôle qu'avait théorisée Foucault. Ce réseau social -mais il n'est pas unique en son genre- contraint, avec une certaine finesse il faut le reconnaître, les individus (les jeunes surtout), au-delà du conformisme des pratiques qu'on y trouve, à un fichage inavoué/inavouable, prouvant au passage que les listings économiques et sociaux pouvaient s'avérer autrement plus efficace que les fichiers policiers.

    Pour l'heure, néanmoins, mettons un bémol à nos critiques. Les divers observateurs, et les témoignages directs, ont en effet souligné quelle place avait prise Facebook (entre autres, certes) dans la mobilisation populaire, aussi bien en Tunisie qu'en Egypte, dans certains pays du Golfe, et aujourd'hui au Maroc. Le réseau social a facilité les rencontres, les échanges, les rassemblements. Il a été un moyen efficace pour contrer la répression et le contrôle des individus. En permettant aussi d'ouvrir vers l'extérieur une parole étouffée, d'exfiltrer des images qui démentaient l'optimisme des pouvoirs en place, Facebook a pu aider à ces mouvements d'émancipation (dont il n'est pas ici temps d'analyser le futur. Il n'est pas certain que l'avenir soit si magnifique...).

    Cette situation et ce détournement à des fins clairement politiques d'un instrument de pacification, pour ne pas dire de neutralisation, de l'espace public, feront sans doute rêver les observateurs d'une Europe aveugle et sans souffle. L'usage purement festif qui est fait ici de ce réseau social, sa réduction en un outil de pure signalétique existentielle, en disent long sur le manque de vigueur d'une agora politique exsangue. Que Facebook ne soit que l'agenda grotesque d'une société qui compte ses amis, étale ses vacances et bavarde de néant montre à quel point l'entreprise d'acceptation d'un ordre inégal, producteur de misère et de précarité, a réussi. Peut-on imaginer qu'il soit dans l'hexagone une arme structurelle pour une révolte des laissés-pour-compte de l'ultra-libéralisme ? Ne soyons pas naïfs. Dans ce système, chacun cherche désormais son ilôt, son utopie. C'est ainsi que la futilité devient une manière d'être ou, tout du moins, une stratégie d'évitement et de préservation. Croyant que le si peu que nous ayons soit à perdre vaille le coup, nous nous plongeons sans réserve vers une sociabilité dépolitisée. Facebook, en Europe, est pour l'essentiel, un bonheur de bien-nourris (même s'ils sont pauvres...), la signature devenue universelle d'une existence normée/normale. Il est un loisir, une distraction, un divertissement pascalien. Nous ne sommes plus capables, à l'inverse de Tunisiens pour qui le joug était alors insupportable, de mobilisation. Quoique ce ne soit pas tout à fait vrai. Les apéros géants : voilà, semble-t-il, une autre manière de faire de la politique... Il faut donc croire alors que la crise est une illusion, un jeu de miroirs et que tout va très bien. Quand certains luttent, d'autres font la fête. Ce n'est pas tant le médium qui est en cause que leurs utilisateurs. Ici, il n'y a pas d'urgence. Tout va bien, très bien...

     

  • Carnaval...

     

    holland_house

    Londres, 1940, Bibliothèque de Holland House après un bombardement

    Oui, ce serait cela, un cauchemar, de nous imaginer sur une place, à une terrasse et de contempler les passants affublés du visage de leur auteur de prédilection, ceux qui vendent, ceux dont ils parlent, dans les bus, dans le métro, ceux qui forment la littérature advenue, au temps d'une société de divertissement. Un monde de Musso, de Chatham, de Pankol, de Nothomb, de Marc Lévy, de Gavalda... Oui, nous serions dans l'envers du décor, d'un univers historié de platitudes et d'obscènes phrases à cent sous. Ce qui devait œuvrer à la liberté est aujourd'hui, plus que jamais, un cimetière commercial. Et au milieu de cette foule liseuse, nous apercevrions un homme, une femme, qui n'auraient d'autre visage que le leur, visages si purs tout à coup dans ce désastre, que nous aurions  envie de leur dire merci...

  • Racolage public

     

      

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Qui pourrait se plaindre qu'un orchestre national français proposât un cycle autour de compositeurs de son pays, sinon peut-être les enragés différentialistes traquant la crispation territoriale avec une obsession imbécile ? C'était ce qui était offert à Lyon durant le mois de février. Le mélomane avait l'occasion, sans pour autant renier Bach, Gesualdo, Britten ou Lindberg de parcourir les allées hexagonales de la musique où, à défaut de l'aura germanique ou russe, il a loisir de croiser de Massenet, Messiaen, Franck ou Chausson.

    Ce cycle, ses organisateurs se devaient (?) de lui trouver un titre, puisque désormais il ne suffit pas de se contenter de la dénomination simple des choses : les impératifs managériaux et l'instance marketing veulent que nous emballions la culture dans des couleurs et un vocabulaire qui donnent envie. Rien ne peut se faire sans son pendant clinquant, chic-choc. Ainsi le programme papier glacé se décline-t-il dans une tonalité rose tapageur mélangeant la guimauve et la vulgarité. Un peu comme si vous alliez faire un tour aux enseignes à la mode où s'habille une certaine jeunesse. Sans doute ce qu'on appelle le style (puisque le style, c'est l'homme, que la démocratie esthétique, c'est l'égalité des goûts et que de cela nul n'a plus le droit de discuter sous peine d'être anathémisé...). Le fond de la boutique musique classique française est donc rose. Encore sourirait-on si l'idiotie en était restée à cette laideur chromatique. Mais celle-ci et celle-là avaient un sens.

    Elles étaient en effet l'accroche, le produit d'appel de son équivalent linguistique. Le cycle s'intitule French kiss. Quitte à faire dans la grosssièreté, autant ne pas se poser de limites... Et sur ce titre, deux commentaires nécessaires. Il est pour le moins choquant qu'un organisme (puisqu'il faut parler la langue administrative) ayant le label national, vivant essentiellement des subsides publics français se permettent d'utiliser une expression anglaise, surtout quand cette expression ne constitue pas un fait de langue tel qu'elle soit comparable à parking, traveller check ou hi-fi. Il est insupportable de céder à cette subordination anglo-saxonne, pire : de la précéder, avec, je suppose, l'impression d'avoir fait un bon mot. Nous avons déjà mainte fois l'occasion de voir des affiches commerciales se prévaloir de la langue de Shakespeare (quoique ce soit là une périphrase peu adéquate), au point qu'on en oublie et que nous sommes en France, et qu'une loi a été votée en 1994, pour nous épargner ces infamies. Et l'astérisque, et la traduction légal en caractères illisibles ne changent rien à l'affaire. Notre pays s'abandonne lentement à l'esclavage linguistique ; la proposition du ministre de l'Education Nationale d'un apprentissage de l'anglais dès trois ans en est le dernier avatar. Autant, dès lors, renoncer à l'enseignement du français comme langue maternelle : tout le monde avec un chewing-gum et un parler canard... Que l'on aille au plus vite à l'enterrement de l'espagnol, de l'allemand, de l'italien, du portugais...

    Je m'égare. Revenons au French kiss. Nul doute que l'esprit malin qui a trouvé cet intitulé voulait retourner la situation, destabiliser le public. Puisque c'est français, faisons anglais. Pourquoi pas ? Il aurait pu (mais je vous l'accorde : c'eût été peu motivé, comme aurait dit Saussure) choisir Pumps and Circumstances ou Water Music. Sauf que de tels choix auraient manqué l'un des fondamentaux de l'époque : en tout, pour tout, partout, quand il s'agit de culture, nous devons combattre l'esprit de sérieux et masquer ce que les hypocrites veulent garder pour eux, soit la hiérarchie des valeurs (1). Parce que, reconnaissons-le, la musique classique est ennuyeuse, austère, bourgeoise. Pour elle aussi, il est utile de ravaler la façade et aucun mot d'esprit (ou se croyant tel) n'est trop facile, quand bien même la motivation dont je viens de parler n'est pas certaine. Comment rapprocher les compositions proposées du French kiss ? A-t-on d'ailleurs réfléchi en ces sphères de l'événementiel à ce qu'induisait, dans l'imaginaire anglo-saxon, cette si belle expression ? Faut-il y voir une incitation à ce qu'à la fin de chaque concert les auditeurs s'embrassent à bouche que veux-tu, dans un état de liesse magnifique, tant la musique est capable d'adoucir les caractères ? Mais nous en serions alors à un quasi Flowers Power et à un auditorium en Woodstock à couvert (un peu anachronique...)

    Ce qui est regrettable dans ce genre d'exercice tient au sentiment que la vulgarité aurait gagné encore en efficacité si l'auteur de la trouvaille avait poussé plus loin le lien entre musique et sexe, parce qu'en la matière une belle âme aurait proposé autre chose qu'un bisou avec la langue. Pour la prochaine série musicale française, je suggère donc : Swingers Party, Gang Band, One Night Stand, voire This is hardcore (en reversant quelques royalties à Pulp et Jarvis Cocker...).

    Ce renoncement à désigner la culture pour ce qu'elle est et la volonté de l'amalgamer à tout prix à la sphère du divertissement est, option basse, une hypocrisie grotesque, option haute, le signe d'une déliquescence intellectuelle dans laquelle l'euphémisation festive s'est substituée à la bêtise du bourgeois moqué par Flaubert. Il n'y a en tout cas plus à espérer d'un pays dont les institutions culturelles collaborent ainsi à son anéantissement.

  • Ça (par ailleurs dans l'actualité II)

    "Neige" (capture d'écran), œuvre de Nicolas Aiello

    Des images de déluge, des maisons dévastées, des corps entraperçus, une région du Laos.

    -Bon, ben, moi, c'est pas tout ça, je vais aux toilettes. Tu voudras un dessert ?

    -Un fruit.

    (...)

    -Ça ou ça ?

    -Je prends l'orange.

    -Alors, ça donne quoi, le Laos ?

    -Déjà trois cents morts.

    -Ah, ouais. Pas mal... Et c'est quoi, ça ?

    -Ça ? Des Japonais qui ont mis au point des machines capables de jouer aux billes, des petits ordinateurs. Et ils gagnent à tous les coups.

    -Ça, je voudrais voir, ça ! Me faire taper la partie aux billes par des Japonais ! Faut pas rigoler !

    -Pourquoi ? Tu étais bon à ça, les billes ?

    -Gamin ? Une tuerie. À toutes les récrés... Le roi de la cour.

    -Raconte-moi ça !

    Et il lui raconte ça. En long en large et en travers. Sur l'écran, ça défile : les robots nippons, la FIAC, le foot, le prochain spectacle d'une "humoriste drôle". Ils s'en moquent. Lui raconte. Il efface tout ça. Tout s'efface, un temps. Mais c'est pas tout ça. La vaisselle à faire, et vite : c'est l'heure de Pékin-Express. Ça commence dans cinq minutes.

  • Une Leçon de lucidité

     

    Au moment où l'on nous donne le palmarès des plus gros revenus du cinéma français (tous des acteurs et actrices de première grandeur...), comme si le prestige n'était plus que bancaire, il n'est pas mauvais de se replonger dans des écrits anciens, quand le cinéma n'était pas encore la forme la plus accomplie d'une culture de masse, fédératrice et conviviale. Certains donc ne nous avaient pas attendus pour s'alarmer. La machinerie n'avait pas encore atteint sa vitesse de croisière, mais le jugement était sans appel. Ainsi, Georges Duhamel écrivait-il, dans Scènes de la vie future, en 1930 :


    «C'est un divertissement d'ilotes, un passe-temps d'illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis. C'est, savamment empoisonnée, la nourriture d'une multitude que les Puissances de Moloch ont jugée, condamnée et qu'elles achèvent d'avilir.

    Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n'aborde sérieusement aucun problème, n'allume aucune passion, n'éveille au fond des cœurs aucune lumière, n'excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d'être un jour «star» à Los Angeles.

    Le dynamisme même du cinéma nous arrache les images sur lesquelles notre songerie aimerait s'arrêter. Les plaisirs sont offerts au public sans qu'il ait besoin d'y participer autrement que par une molle et vague adhésion. Ces plaisirs se succèdent avec une rapidité fébrile, si fébrile même que le public n'a presque jamais le temps de comprendre ce qu'on lui glisse sous le nez. Tout est disposé pour que l'homme n'ait pas lieu de s'ennuyer, surtout ! Pas lieu de faire acte d'intelligence, pas lieu de discuter, de réagir, de participer d'une manière quelconque. Et cette machine terrible, compliquée d'éblouissements, de luxe, de musique, de voix humaines, cette machine d'abêtissement et de dissolution compte aujourd'hui parmi les plus étonnantes forces du monde.

    J'affirme qu'un peuple soumis pendant un demi-siècle au régime actuel des cinémas américains s'achemine vers la pire décadence. J'affirme qu'un peuple hébété par des plaisirs fugitifs, épidermiques, obtenus sans le moindre effort intellectuel, j'affirme qu'un tel peuple se trouvera, quelque jour, incapable de mener à bien une œuvre de longue haleine et de s'élever, si peu que ce soit, par l'énergie de la pensée.»