usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

culture

  • Premières et dernières nouvelles de Macroncéphalie

     

    Il faut être économe de son mépris étant donné le grand nombre des nécessiteux. François-René de Chateaubriand.

    Pendant plus d'un demi-siècle, j'ai habité la France. Je m'apprête, sans même changer d'adresse, à vivre en Macrocéphalie. Il paraît que c'est le dernier lieu à la mode, un territoire grand comme un château, avec une magnifique rotonde pour s'y réjouir.

    Les trente et quarantenaires sont, paraît-il, aux anges. Ayant eu ces vingt dernières années l'occasion de vérifier leur médiocrité, leur inculture, leur avidité et leur égocentrisme, je ne doute pas qu'ils jubilent. Il leur aura suffi d'un séjour Erasmus pour se croire du Monde, de la globalité, de l'échange et de la tolérance, de décrocher un bac +5 en accumulant les fautes d'orthographe et de syntaxe pour se croire des génies. Les plus jeunes, eux, qui subissent la mondialisation de plein fouet, sont plus circonspects : ils ont voté Mélenchon et Le Pen. Ils voient le sol se dérober sous leurs pieds. Ils sentent le chaos. Ils ont peur. Le cadre quarantenaire, le médecin trentenaire, non : ils ont réussi et la devise est simple : chacun selon son mérite, pour la forme, parce que pour le fond, c'est chacun sa gueule.

    Pourquoi pas, au fond ? La politique économique rejoint en cela la politique des comportements et des droits, ce que Thomas Frank avait admirablement compris dans son Marché de droit divin. Le Macron des villes, des centres villes aisés contre la Le Pen des champs et des périphéries, pour vérifier les analyses de Christophe Guilluy. Mais de cela, il faut bien le reconnaître, tout le monde s'en fout. Je veux dire : les triomphants médiatiques, les affairistes mondialisés, les bobos débiles, les minoritaires tragiques, les anti-catholiques primaires, les islamo-gauchistes. Ils se gavent de leurs certitudes postmodernes, sans même cerner qu'ils sont à l'avant-garde de leur élimination comme conscience au profit d'une réalité consumériste qui finira par les anéantir (quoique... pour les anéantir, il faudra qu'ils aient une substance et j'en doute).

    Avec Macron triomphe au stade politique l'achèvement d'une télé-réalité qui voit un adolescent se pavanant avec une pathétique rombière. Les amours hollandaises, pour le coup, font pâle figure. Au vaudeville succède le loft (ou les Marseillais je ne sais où). On comprend que toute une partie de l'électorat qui aura été nourri à la bêtise audiovisuelle des illusions dramatico-pornographiques ait trouvé glamour une telle histoire. C'est dans ces moments-là qu'on mesure à quel point un romantisme ignare et mal digéré représente un danger (parce qu'on est évidemment loin de la portée elle-même politique du véritable romantisme, en particulier le romantisme allemand). Si l'on veut énumérer les sornettes de ces derniers mois : Macron, c'est la fin du système, la fin de l'élite, la fin des nomenklatura, la fin des carrières, la fin des partis, la fin du droite-gauche, la fin de l'idéologie.

    La fin de l'idéologie, justement, dont Althusser pensait avec beaucoup de sérieux et de force qu'elle était aussi profonde que l'inconscient. Rien qui ne soit idéologique. Une telle évidence trouve d'ailleurs sa vérité dans la manière dont le libéral-type commence son enfumage en expliquant que la mesure qu'il prend relève du bon sens, de la logique implacable et non de l'idéologie. Ce qui est vrai, à condition de ne pas prendre le libéralisme pour une idéologie et de considérer comme rien les réflexions de Smith, Ricardo, Burke, Bastiat, Hayek, Friedman et consorts : une telle attitude serait manquer, pour le moins, de courtoisie envers ces auteurs, les prendre pour des gens de peu, sans influence... Macron n'est pas un ni-droite ni-gauche. Il est la synthèse de deux courants que l'on croyait antagonistes, tant la volonté de la droite a été d'éliminer toutes ses tendances nationales, religieuses, étatistes (1), et celle de la gauche de marginaliser toutes ses tendances étatistes et égalitaristes. Macron concrétise l'alliance objective des libéraux de droite et de gauche. Il faut être d'une bêtise crasse pour ne pas comprendre que le ralliement des centristes et des vallsistes à sa candidature était justifié non par des craintes devant la montée du populisme, mais parce que ce sont les mêmes. Sur ce plan, Marine Le Pen est une ennemie utile, un repoussoir tactique, une excuse pour masquer la convergence des vues et des attentes (2)

    Dès lors, plus rien ne peut arrêter la progression hexagonale d'une mondialisation qui se forge à la fois sur le plan économique (mais on remarquera que le processus, sur ce point, est engagé depuis longtemps, depuis les colonies (3), depuis le tournant du Lusitania en 14-18, depuis la fin de la guerre 39-45) et surtout sur le plan culturel, c'est-à-dire civilisationnel. Tout le discours sur l'ouverture face au repli, contre le repli devrions-nous dire, est construit sur ce principe. D'un côté, les cosmopolites, tolérants, polymorphes (comme les pervers, dirait Freud), curieux, enthousiastes ; de l'autre, les hexagonaux, étroits, fascisants, monomaniaques, aigris (4).

    Le macronien de base adhère à cette analyse. C'est sa raison d'être. N'empêche... Il faudra alors m'expliquer pourquoi la Bretagne, terre de peu d'émigration, dont Voltaire se moquait allègrement (5), s'est enflammée pour Macron. Le Nord de la France, dont le brassage est étonnant, qui sait plus que dans beaucoup d'autres endroits ce que c'est qu'avoir une origine étrangère, un nom qui sonne d'ailleurs, n'a pas eu le même engouement. Il est vrai que, comme le rappelaient les supporters du PSG, sans être plus sanctionnés que cela, ils sont consanguins, alcooliques et pédophiles. Le mépris avec lequel on les traitait était un signe prémonitoire. Par le plus simple des hasards, je viens de l'Ouest et j'ai vécu dans le Nord. Suffisamment pour m'interroger sur cette facile fascination pour une pseudo-modernité chez les premiers, et sur les tensions identitaires chez les seconds.

    Les macroniens n'auront sans doute jamais vu la misère que j'ai pu observer dans les zones désindustrialisées du Nord, une misère qui poussait des ados à prendre le pain de la cantine pour le donner ensuite à des copains dans le besoin. Les petits parvenus de la suffisance progressiste ne savent pas ce que représente l'abandon social et politique. Il est facile de moquer l'étroitesse d'esprit de ces culs terreux qui ne sont pas sortis de leur quartier, de leur petite ville. Ils ont pris effectivement un pli fort gênant : ils ont envie de rester entre eux. Par médiocrité ? Admettons. Par peur, aussi. Mais, dans le fond, sont-ils si différents de ces biens nourris qui jouissent de leur bonheur dans des gated communities, dans des résidences surveillées, dans des villages si peu mélangés. Une mienne connaissance ayant vécu plus de six mois aux Etats-Unis me racontait un jour que dans la famille, très riche, qui l'hébergeait, on n'avait jamais pris le bus, on vivait dans un quartier où la moindre voiture étrangère était signalée. Desperate Housewives est peut-être une série moyenne sur le plan scénaristique : elle en dit long sur la ségrégation sociale. Seulement, et telle est l'horreur du monde, l'argent légitime tout, à commencer par les comportements les plus vils. J'aimerais simplement que l'on vienne m'expliquer pourquoi des enfants et des petits-enfants d'émigrés votent FN quand des bretons bien dans leurs terres votent Macron, pourquoi ces deux exemples contreviennent aux schémas si répandus par la doxa médiatique. Pourquoi le riche peut-il se retrancher quand le pauvre doit tout accepter ?

    Quarante ans d'intérêt pour la politique m'auront confronté à bien des oppositions. J'ai débattu souvent, parfois avec une extrême virulence. Jamais pourtant je n'ai éprouvé une telle incompréhension devant la suffisance macronienne. Même la tentation Hollande n'atteint pas ce degré de bêtise (comme quoi le meilleur (ou le pire) est à venir). Et le deuxième tour magnifie encore le tableau. A la conjuration des imbéciles, s'ajoutent le bal des cocus et la valse des traîtres. Comme si, d'une certaine façon, les masques tombaient et que ce que nous savions depuis longtemps : l'inanité de la démocratie, n'avait même plus besoin d'apparence pour se dévoiler.

    Devant la fin de mon pays, je croyais que la rage prendrait le dessus. Et non... Il suffit de relire Chateaubriand, d'aller piocher quelques pages dans Îles. Guide vagabond de Rome, écrit par Marco Lodoli, et d'écouter Glenn Gould, pour comprendre qu'il existe un en-soi de notre vie que la fange et la vulgarité ne peuvent atteindre, ne peuvent souiller. Macron n'a jamais vu l'art français. Il n'y a pas à ses yeux de culture française. Grand bien lui fasse. Je sais, moi, d'où je viens, ce que je dois à ceux qui m'ont précédé : Racine, La Rochefoucauld, Bossuet, Marivaux, Beaumarchais, Nerval, Stendhal, Huysmans, Barrès, Péguy Proust,... Je sais aussi combien l'histoire européenne m'importe, combien lire Moravia, Morante, Malaparte, Goldoni, dans la langue, et dans les meilleures traductions possibles :Dostoïevski, Jan Kroos, Kusniewicz, Joseph Roth, Walter Benjamin, Lobo Antunes, Lydia Jorge, Stig Dagerman, Hugo Claus ou Javier Marias, m'est précieux. Sur ce point je n'ai de leçon à recevoir de personne, et surtout pas de ces paltoquets qui feront la fête, le soir du 7 mai.

     

    (1)Telle est l'explication de l'échec de Fillon. Plus que les affaires, dont on est certain qu'elles furent alimentées par les amis du hobereau sarthois, c'est son profil qui demandait son éviction : blanc, catholique et hétérosexuel. Pas très hype, tout cela.

    (2)Risquons sur ce point une analyse qu'on ne trouvera sans doute pas dans beaucoup de pages : la présence de Le Pen au second tour et sa progression en voix ne marquent pas une évolution vers une possible accession au pouvoir. Il s'agit bel et bien d'une défaite et dans cinq ans son score, si elle devait se représenter, sera bien moindre, parce que les forces politiques et culturelles sur lesquelles elle fonde sa puissance sont appelées à faiblir, ne serait-ce que par la prise en compte des évolutions démographiques. Le FN finira comme le PC.

    (3)Il est d'ailleurs fort drôle de voir tous les agités droits de l'hommiste oublier combien les colonies furent une aventure du progrès, dont, entre autres, l'ami Jules Ferry se félicitait, quand des hommes comme Barrès et même Maurras se détournaient. Le socialiste du XIXe siècle est un esprit qui se croit un devoir de civilisation... On mesure, par ce biais, combien la gauche aura magnifiquement manipulé l'histoire pour effacer ses tares et ses abus.

    (4)Je renvoie le lecteur à l'édito de Serge July au lendemain de la victoire du non au référendum de 2005, dans Libération. La rhétorique de la punaise trostko au service du libre-échange : un morceau d'anthologie.

    (5)L'Ingénu se déroule pour partie en Basse-Brette, pays d'imbéciles par excellence. Cette vision durera au moins jusqu'à la guerre de 14.

  • D'ici

    "Lorsqu'on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays." Voilà ce qu'écrivait Descartes, dans Le Discours de la méthode. Il en savait quelque chose, lui qui vécut si longtemps dans les Provinces-Unies avant de mourir en Suède.

    Force est de constater que nous n'avons même plus besoin d'un quelconque exode, ou d'une longue pérégrination incertaine pour éprouver ce singulier sentiment de l'étranger face à ce qui nous entoure. Il suffit d'entendre la conjuration des imbéciles qui nous gouvernent pour s'assurer que nous ne sommes plus en France. Le travail de sape d'une histoire française continue de plus bel. Il s'agit d'abattre les dernières réticences pour que le triomphe d'une mondialisation barbare et assassine achève son œuvre. Il faut encore quelques coups pour que ce qui fait notre substance (du moins la mienne tant la violence de ce qui se passe me touche au plus profond) ne soit plus qu'une longue procession marchant gravement vers le cimetière. Je suis né en France, j'y ai vécu et je ne suis pas sûr d'y mourir (pour le temps que Dieu me prêtera vie). Pas sûr, en effet, parce qu'à choisir il vaut mieux être un étranger dans une contrée qui vous regarde comme tel, plutôt que de l'être dans ce qui fut naguère votre patrie.

    Le multiculturalisme libéral s'était appuyé depuis longtemps sur le relativisme gauchiste, son goût de la repentance unilatérale, sa soumission sournoise à l'ordre marchand, ses combats contre la langue fasciste (vieille antienne des Tel quellistes qui, dans le même temps, trouvaient Mao formidable), son obsession contre l'église catholique, son adhésion à un concept fourre-tout de culture, dont même Lévi-Strauss a fini par mesurer qu'il nous menait vers la terreur de la pensée individualisée comme revendication en soi. Le multiculturalisme libéral et le relativisme gauchiste sont des alliés objectifs pour que nous ne soyons plus nous-mêmes, c'est-à-dire ni des citoyens, ni des hommes d'un lieu, ni des hommes d'une culture. À la place il y a le libre-service d'une pensée morcelée et d'un droit exorbitant à satisfaire ses moindres désirs, ce qui revient à infantiliser l'individu pour qu'il puisse être le plus docile possible et adhérer aux lois du marché divinisé (1).

    Le progressisme, quand il n'est pas le fruit d'une réflexion longue et mesurée, c'est la mort. Ni plus, ni moins. C'est la science sans conscience, la technique sans morale, le contrôle permanent pour le bien de tous et la violence psychologique en ligne de mire, parce que le nouveau management, par exemple, n'est pas une erreur du système mais son fondement. Notre devenir est sombre mais il y a tant de raisons de s'amuser, de se divertir, au sens pascalien bien sûr : le foot, les comiques, le porno, les jeux de hasard, le portable, la coke démocratisée, le new age, la sagesse orientale... que tout passe, et que les catastrophes les plus sournoises ne font l'objet d'aucune attention, ni médiatique, ni politique. Peut-on de toute manière espérer autre chose de la sphère journalistique et de l'univers politique ? Je vois combien cette tournure d'esprit qui est la mienne (mais je ne suis pas le seul) n'a que peu de chance d'être entendue. Cela est prévisible quand on a érigé, au fil des décennies, la contestation de fond en théorie du complot. L'ordre libéral agit face ce qui se présente comme opposant selon deux manières.

    Soit il intègre, il digère et il fait du nouvel élément neutralisé un instrument pour justifier de sa tolérance : propagande de la prétendue liberté. C'est le mode de la récupération. Il suffit de voir combien l'art, et en particulier l'art américain depuis 45, a servi les causes de l'impérialisme dont il croyait faire le procès. Il intègre ce qui est, dans le principe, un avatar de sa dialectique. Il faut être d'une bêtise incommensurable pour s'extasier sur Andy Warhol ou Jeff Koons et ne pas comprendre en quoi ils ne sont ni provocateurs, ni subversifs mais des exploitants rusés d'une liberté d'expression qui se résume à la mise au point d'un concept exploitable, aussi débile soit-il.

    Quand il n'intègre pas, le libéralisme fustige, calomnie, manipule, incarcère parfois. Il a beaucoup appris du nazisme et du stalinisme, en fait. Les Américains ont d'ailleurs avec diligence recyclé un certain nombre d'hommes du IIIe Reich au sortir de 45. Histoire de voir. Comme au poker. Il ne peut y avoir de vérité que dans ses livres et ses analyses : le libéralisme a toujours raison et ses partisans, au nom de la liberté, défendent cette idéologie. La liberté, à n'importe quel prix. La liberté du marché, à n'importe quel coût... Si l'on n'entre pas dans le cadre, on est banni. La force du libéralisme dans sa forme contemporaine tient à ce qu'il ne semble rien imposer. Mais tout coule de source.

    Cette dernière semaine, donc, pendant que la France idiote s'indignait des turpitudes de François Fillon, turpitudes qui, si elles sont avérées, et rien n'est moins sûr, sont dans l'ordre classique des pratiques politiques françaises (2), pendant que les antennes, les sites web et le papier journal faisaient leurs choux gras des malheurs du sarthois, on apprenait que le comité pour la candidature de Paris aux JO de 2024 avait choisi son slogan : Made for sharing. N'est-ce pas magnifique ! La langue française boutée hors de son territoire. Pourquoi ? La raison invoquée, celle qui semble la plus acceptable sans doute, renvoie au fait que 80 % de ceux qui vont décider de l'attribution parlent anglais. Ainsi fallait-il se plier à cette exigence du colonisateur anglo-saxon : prendre sa langue, apprendre sa langue et oublier la sienne. Ce que les Allemands ne réussirent pas à faire en 40, le libéralisme du nouveau siècle y parvient. Et cela, au mépris même de la langue à laquelle on se soumet, parce que le moindre individu maniant l'anglais sait que Made for sharing, c'est du globish de mauvais élève, que jamais un Anglais n'userait de cette formule, et qu'il dirait simplement : For sharing. Les décérébrés qui ont applaudi à ce choix de collabos n'ont même pas été capables d'écrire correctement dans leur nouvelle langue. Leur esprit est tellement esclave des ordres financiers et des espoirs de breloques qu'ils ont négligé la grammaire (3). Ils sont comme le Esaü biblique : ils perdent leur âme pour un plat de lentilles. Ce choix ne peut se réduire à un parti pris marketing, parce qu'il touche à l'une des essences qui font ce pays : la langue. Après avoir abandonné ses frontières et sa monnaie, avec toutes les conséquences prévisibles que l'on connaît, après avoir renoncé à sa souveraineté (4), voilà qu'elle renonce à sa langue.

    Le lecteur comprendra mon émoi. La langue : celle de mon père, celle de ma mère. La langue maternelle. Ce dont je suis constitué au plus profond. La langue de mes premières écritures, de mes premières lectures, des auteurs de l'enfance (5). Renier sa langue est une des pires trahisons auxquelles on puisse céder. C'est oublier le regard que l'on a sur le monde, abandonner le partage des temps anciens, faire taire la voix intérieure de ses colères secrètes, de ses chagrins honteux, de ses interrogations parfois futiles. Dans la langue maternelle, il y a le chant intime des heures et la fructification par la lecture et la parole de toute une éducation. Abandonner cela, c'est être vil. Abandonner sa langue, dans un cadre officiel, c'est ne plus vouloir être. C'est éteindre son intériorité en abandonnant l'antériorité de la langue. Ceux qui agissent ainsi ne connaissent ni la fierté, ni le courage. Ils nieront, arguant qu'ils ont le goût de l'effort et du sacrifice, qu'ils savent donner d'eux-mêmes. Sans doute, s'ils parlent de performances, de temps, de muscles, d'entraînement. Mais ce sont là des considérations individuelles, des appréciations égocentrées. Je parle, moi, de la langue comme partage et comme identité, de la langue qui charrie des siècles et transporte des histoires, des récits. Le français. La langue française. Et je pense à du Bellay, à la Pléiade, à la souplesse spirituelle de Montaigne, à la rigueur de Racine, à la subtilité des moralistes classiques, à l'inventivité de Diderot, aux méandres rousseauistes, à la tournure déliée de Beaumarchais, à l'éclat mélancolique et acéré de Chateaubriand, à la précieuse magie nervalienne, au brio de Stendhal,  à la torsion rimbaldienne, aux excès de Huysmans, aux salves de Barrès et de Péguy, à la circumnavigation mémorielle de Proust, à l'ampleur claudélienne, à la brutale lucidité de Bernanos, aux jongleries pérecquiennes, à la luxuriance de Chamoiseau. 

    Je pense à eux quand, comme un écho à la bêtise olympique, je lis deux jours plus tard le suffisant Macron affirmer : "il n'y a pas de culture française. Il y a une culture en France et elle est diverse." Que faut-il entendre sinon qu'il s'agit de facto de jeter le passé aux orties, de se contenter d'une culture de l'immédiateté, du temps présent, consommable, participant du mouvement consumériste général. Propos négationniste devant l'histoire sans doute, à condition de considérer qu'il y ait une Histoire. Or, la saillie macronienne nous informe du contraire. Comme un relent des annonces de Francis Fukuyama en son temps, le pseudo franc-tireur de la politique hexagonale tire un trait sur le passé. Il se démasque et apparaît alors, derrière l'arrogance jeuniste, le procès fait à notre filiation spirituelle, intellectuelle et morale. On renvoie ainsi la littérature, les arts, la culture classiques, à n'être plus que des vestiges poussiéreux que l'on pourra au mieux javelliser pour les vendre à des visiteurs incultes et photographes. 

    L'annonce de Macron a le grotesque des formules qui se veulent révolutionnaires. On peut en rire. On en rirait d'ailleurs s'il était seul dans son coin, si sa phrase était héritée d'un esprit de provocation très français, comme on en trouve chez Joubert, Paul-Louis Courier, Joseph de Maistre, Bernanos. Mais ce n'est pas cela. Il s'agit d'une annonce programmatique, d'une formulation toute politique. Et par un hasard sinistrement facétieux, on retrouve l'écho du globish. Macron nie une culture française pour une culture made in France en quelque sorte. C'est plus qu'une nuance : la transformation de la culture en produit, selon des principes qui obéissent à une loi du marché. Or, le marché ne veut pas, sauf à développer des niches pour happy few, de produits trop marqués. Il faut voir grand, être mondial. C'est l'ici et maintenant qui compte : la culture comme élément intégré à la croissance, à l'épanouissement du PIB. Dès lors, il est nécessaire de reléguer le passé aux oubliettes, et ce pour deux raisons.

    1)Une partie du passé est inexploitable comme tel. Pour des raisons juridiques (l'inscription aux monuments historiques par exemple) ou pour des raisons de distance culturelle, justement (en quoi les églises ou la peinture religieuse signifient-elles encore quelque chose dans une société déchristianisée ?). Ce passé-là, sauf à le relooker, comme on dit, ou à en faire un spectacle de foire (les fameux sons et lumières), est lettre morte.

    2)Si la culture est désormais un produit (quoique cela ne date pas d'aujourd'hui : le XIXe bourgeois post-révolutionnaire avait compris son intérêt et le sinistre Voltaire,  déjà...), elle ne peut s'intégrer que dans la logique du renouvellement, dans cette catastrophe de l'étonnement, de la surprise, de l'inattendu, comme n'importe quel article manufacturé ou n'importe quel service. Or, l'indexation de la création sur le degré de nouveauté est une des explications de l'appauvrissement de celle-ci.

    L'imposture funeste de Macron tient dans le déplacement même du référent français. La détermination d'une "culture en France", contrairement à ce que supposerait une lecture rapide, ne renvoie pas à un concept historique incluant un temps écoulé, le tradition (et donc : une transmission), mais à une réduction spatiale quasi géographique dont le contenu neutralise justement toute considération temporelle. La géographie physique sans l'histoire, si l'on veut. La France n'est plus qu'une étendue circonscrite mais figé. C'est une aire qu'il faut comprendre comme une étiquette. Culture made in FranceA ce point la France n'est plus un pays, pas même un territoire. Le négationnisme mondialiste pousse sa logique jusqu'au bout.

    Cette manière de passe l'histoire par la fenêtre est en cohérence avec l'entreprise troublante qui, depuis les premières aspirations européennes d'après-guerre, sous couvert d'une défiance envers l'attachement national, veut dévitaliser, bien au-delà des craintes fascistes (ou supposées telles), la légitime filiation de l'homme français dans sa relation au lieu où il a vécu et dont il sent la présence viscérale. Il s'agit de la francité qu'il faut éliminer. Une francité qui n'a rien à voir avec un quelconque repli sur soi. Elle a été caricaturée : frilosité, xénophobie, étroitesse d'esprit (6). L'expérience de la profondeur peut-elle être ainsi bassement qualifiée quand on en trouve la voix chez des auteurs aussi divers que Barrès, Proust, Larbaud (7), Béraud, Giono, Jouhandeau, Aragon, Michon, Bergounioux, Millet,... Et qu'affirme Senghor, en 1966, dans un discours à l'université Laval de Québec : « La Francophonie, c’est par delà la langue, la civilisation française, plus précisément l’esprit de cette civilisation, c’est-à-dire la culture française, que j’appellerai Francité ». C'est rien que cet esprit multi-séculaire que veut liquider Macron.

    "Il y a une culture en France, et elle est diverse." Nul n'a besoin d'être grand clerc pour décrypter le sens de cette dernière considération. La diversité dont parle Macron correspond à la transformation ethnico-culturelle dont le think tank Terra Nova a théorisée les implications politiques, transformation que l'on voudrait nier mais qu'un chercheur comme Christophe Guilluy a très bien analysée (8). Il faut ainsi comprendre que la France n'existe plus que comme une immanence géo-politique, intégrée à des préoccupations propres au marché, et la transcendance historique  non seulement n'est plus prise en considération mais doit être niée. L'accueil enthousiaste fait à une immigration massive, sur laquelle peu s'interrogent quant à son surgissement (9), n'est pas un hasard. Sur ce point, la théorie du grand remplacement de Renaud Camus est insuffisante parce qu'elle s'en tient à une conception ethnicisée du territoire autant qu'à une interprétation historique de la démographie. En fait, ce bouleversement ne se fait pas dans le seul but de détruire l'Europe : il s'agit d'un modèle plus général de déterritorialisation des individus. Le migrant d'aujourd'hui n'est pas le gagnant de demain : il est le futur esclave d'un espace dans lequel il reste, volontairement ou non, étranger, remis à un communautarisme étroit, capable d'être ou ailleurs. Le nomadisme du pauvre n'est pas le cosmopolitisme du riche mais il est utile au riche pour pouvoir anéantir toute implication sociale et culturelle autre que celle d'une participation peau de chagrin à la grande aventure de la globalisation. La diversité est comme la littérature-monde : une mascarade pour embellir l'asservissement (10). Voilà pourquoi Macron, l'ultra-libéral (11), hait la France, l'histoire de France et tout ce qui pourrait entretenir notre mémoire.

    Macron est le pire de ce que quarante ans d'intérêt pour la politique nationale m'ont mis devant les yeux. Voter Macron, c'est le néant d'un demi-siècle d'existence. Qu'il puisse devenir président d'une république que je conchie ne me dégoûte pas : cela m'effraie.

     

     

     

    (1)On lira avec profit Thomas Frank, Le Marché de droit divin.

    (2)C'est dans tous les cas d'un affreux ridicule que de voir des opposants à Fillon se draper de vertu quand on connaît le parcours de certains. Que Cambadélis, condamné, et comme tel repris de justice en somme, dirige le PS et que nul ne s'en émeuve, voilà qui donne à réfléchir. 

    (3)Il est vrai que : 1) la grammaire est depuis longtemps une bête à abattre, un signe de distinction qu'il faut détruire. La polémique autour du prédicat est le dernier avatar de cet acharnement à détricoter la langue. 2) le monde sportif brille par la qualité de son expression : athlètes, journalistes et dirigeants sont des infirmes du subjonctif, confondent le futur et le conditionnel, usent d'un vocabulaire peau de chagrin où la nuance et la précision n'existent pas.

    (4)Pour n'être pas dupe des mensonges qui ont suivi et des fausse repentances des thuriféraires de l'ordre bruxellois, je renvoie à la lecture, certes longue mais instructive, du discours de Philippe Seguin, en date du 5 mai 1992, touchant au traité de Maastricht. Il avait tout dit. Il n'était pourtant pas devin. Il était simplement français.

    http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-document/20110506.RUE2200/discours-du-5-mai-1992-de-philippe-seguin.html

    (5)Auteurs d'enfance qui ne furent jamais des auteurs pour enfants, il est vrai. Je ne suis pas de la génération qu'on a nourrie à coup d'histoires creuses, à la syntaxe simplifiée.

    (6)Pour plus de clarté sur le sujet, on lira l'article de Georges-André Vachon, datant de 1968, qui définit fort bien le cadre et les enjeux de ce néologisme.

    https://www.erudit.org/revue/etudfr/1968/v4/n2/036315ar.pdf

    (7)Sur la figure de Larbaud, il y aurait beaucoup à dire tant ce grand (et très sous-estimé) écrivain porte en lui l'ambiguïté du cosmopolitisme, ambiguïté que son intelligence remarquable sublime dans cet attachement au pays natal, au Bourbonnais dont il évoque si profondément la grandeur dans  Allen. De même, pour Proust dont l'admiration pour Barrès et ses textes sur les églises en France éclairent aussi certains aspects de la Recherche.

    (8)Christophe Guilluy, Fractures françaises, Flammarion, 2013

    (9)L'explication autour de certains conflits ne tient guère la route. Ces cinquante dernières années n'ont pas été avares en massacres, déplacements de populations, génocides, guerres civiles. Pourquoi maintenant ?

    (10)Camille de Toledo, Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature-monde, PUF, 2008

    (11)Lequel Macron est le plus heureux des candidats devant l'accord commercial CETA, avec le Canada, qui prévoit des tribunaux placés au-dessus des états pour gérer les dysfonctionnements du marché.

  • Les limites du jeu

    C'est en réentendant par hasard la désastreuse version de l'adagietto de la 5e de Mahler choisie par Visconti que j'ai repensé à Michael Nyman et aux emprunts faits à Henry Purcell. J'avais écrit dans un billet, il y a quelques mois, que je trouvais fort plaisant ce jeu. Il ne s'agit pas ici de revenir sur ce jugement mais d'en préciser les limites.

    Michael Nyman s'amuse. Sérieusement et avec un respect certain. Il n'essaie pas de maquiller son inspiration. En ce sens, il est moins retors que le cinéaste Peter Greenaway, avec lequel il travaille, et dont le goût pour les mystères ne peut se comprendre sans une lecture borgésienne des faux-semblants et des intrigues. Mais je l'écrivais déjà : cette aisance citative, cette forme répétitive du second degré a quelque chose de postmoderne. Ce sont les armes un peu desséchées d'un art facile de la composition. Il ne faut pas confondre  la technique et le savoir-faire avec la virtuosité et l'inspiration. Et moins encore la ludique disposition des formes avec un sens profond du discours. L'emprunt, lorsqu'il court derrière son modèle, a toutes les chances de se transformer en une démonstration superficielle. Si la citation est une des principes de l'art (1), elle n'en est pas l'essence.

    En ce qui touche au travail de Nyman, et notamment les compositions pour Meurtre dans un jardin anglais, il est curieux et révélateur de retourner à la source et de comparer celle-ci, dans la mesure du possible, avec sa postérité cinématographique. Et pour plus de netteté dans la confrontation, il est préférable de commencer, d'ailleurs, par la réorchestration, car c'est un peu de cela qu'il s'agit, proposée par notre contemporain.



     

    Voici maintenant la version originale, dans toute sa dimension baroque, magnifiquement chantée par Andreas Scholl.


     

    Il n'est pas question de comparer, puisqu'il n'y a rien, en valeur, à comparer. Ce qui nous transporte avec Scholl, cette élégance de la voix, son intériorité, et le phrasé propre à la musique de Purcell, tout cela disparaît dans la version de Nyman. Cette dernière a d'abord pour objectif de coller à l'image, d'en être l'accompagnement. Et pour ce faire, il est indispensable qu'elle s'efface, qu'elle ne soit qu'un habillage plaisant. Le motif qui sert de ligne mélodique est alors enrobé. Les cordes ne portent plus un rythme marqué, une scansion qui, à intervalles réguliers, interpellent l'auditeur, mais ils servent de continuum  à un propos auquel ils sont en fait étrangers. Cette sorte de lissage gomme les surprises et l'attente. La note qui vient est, d'une certaine manière, contenue dans la précédente. L'arrangement ne dessine plus un sentiment ou un paysage ; il uniformise la durée, pour que tout soit bien à sa place (ce qui, en l'espèce, est assez amusant, quand on connaît le scénario du film...). En fait, la relecture de Nyman fait sourire par le principe d'anticipation dont elle relève. Mais il n'est pas fautif de cela. Il serait absurde de lui en tenir rigueur. Il répond un programme qui relègue la musique au second plan. Le terme d'arrangement définit fort bien et la finalité du produit et la conduite à tenir pour que tout soit conforme à sa destination commerciale. Il ne s'agit pas de trouver la friction, le dérangement ou l'écart mais l'harmonie la plus convaincante. Non pas l'harmonie comme structure, telle qu'elle a été développée par la musique occidentale depuis longtemps, avec le souci d'un ensemble homogène (dont la forme la plus sensible est sans doute la symphonie et que mettra en cause la musique dodécaphonique par exemple), mais l'harmonie comme neutralité, avec une fluidité qui tourne à la mollesse. Sur ce point la musique de film est un produit, c'est-à-dire un pur effet de production, comme la pop. Il est inutile, dans les deux cas, de vouloir en faire une expérience vivante (le concert pop est musicalement un désastre par nature et il est significatif que c'est moins la musique que l'ambiance qui retient l'attention de ceux qui aiment ce genre de divertissement), au contraire de la musique classique ou du jazz. C'est d'abord une histoire de studio et l'ingénieur du son ou le producteur compte parfois bien plus que les musiciens eux-mêmes (2). Dans le cas de Nyman, la transformation de la gravité de Purcell en une pièce aisément mélancolique marque avec clarté ce qui organise l'horizon d'attente de l'auditeur. Il s'agit d'une élégance propre et sans aspérité. Une musique d'ornementation qui, en même temps, cherche l'effet le plus efficace dans la subordination.

    Cette faillite de la musique de film, nul sans doute mieux que Bernard Hermann, le compositeur quasi attitré d'Alfred Hitchcock, ne l'incarne. On ne trouve même pas chez lui l'humour qui traverse les œuvres de Nyman. La médiocrité de ses compositions proprement classiques n'étonnent pas tant son pendant cinématographique se complaît dans une soupe facile de radoteur mahlerien. Quand l'Autrichien de la fin du XIXe siècle offrait une musique capable de troubler son public, l'Américain, par un travail de simplification, s'installe dans le confort du prévisible.

    Retour à Mahler, donc, et pour se donner du baume au cœur, la version du fameux adagietto, version de Mengelberg, qui va l'essentiel.


     

     

     

    (1)Parmi les belles lectures sur ce sujet, il y a La seconde main d'Antoine Compagnon

    (2)Une histoire de la pop pourrait se bâtir à partir de ces personnages en retrait que sont les producteurs et les ingénieurs du son. Sans eux, bien des "sons" ne seraient jamais sortis : Phil Spector, Quincy Jones, Hugh Padgham, Nigel Godrich, Steve Lillywhite, George Martin, Todd Rundgren, Ken Scott,...

  • L'époque : de la disparition d'Yves Bonnefoy

    La disparition d'Yves Bonnefoy passera en silence. Les poètes ne sont rien. Déjà, au début de l'année, celle de Pierre Boulez ne valut rien d'autre qu'une annonce sommaire. Nul besoin d'épiloguer. Ainsi va le monde.  Il n'est pas ici question de gloire ou de reconnaissance mais de représentation. Le XIXe siècle bourgeois et ventripotent ne pouvait passer outre le verbe hugolien, jusque dans ses outrances, ses répétitions et ses facilités. Si le verbe n'était plus chair, il était encore dans le temps de l'incarnation. Le théâtre du monde se donnait encore le plaisir de s'émanciper dans des figures. Booz endormi parlait certes une langue lointaine mais que la modestie de chacun révérait, tenait à distance. La littérature est à ce prix : que l'on sache se tenir coi et respectueux devant ce qui n'est pas la voix de la tribu. Mais ce temps est révolu. La grâce démocratique n'a cure d'autrui, et plus encore d'un autrui dont le phrasé nous regarde comme une énigme. Ainsi en était-il de l'écriture de Bonnefoy... Elle mesurait cette infinie licence permise à qui se bat contre la langue, en s'appuyant sur elle. Combat à la fois ombrageux et insoluble, que réprouvent les temps contemporains d'une syntaxe simplifiée et d'un sens évident.

    Yves Bonnefoy meurt dans l'indifférence et ce n'est pas tant la dimension personnelle, la question de la reconnaissance, qui est en jeu, que l'obséquiosité des hommages faux, des métaphores creuses qui essaieront de combler le vide qui entoure de facto la littérature exigeante. L'hermétisme n'est bon désormais que pour les cénacles économiques qui nous chassent de la maison commune. Le poète est relégué au rayon des fantaisies. Yves Bonnefoy et son expérience de langue et de l'art sont des curiosités, au sens où l'on parlait des cabinets de curiosités au XVIIIe siècle : un fatras de singularités que l'on admire sans rien vraiment y comprendre.

    La médiocrité crasse du pays qui reste le mien se vérifiera dans les deux jours prochains, par le silence officielle que cette disparition suscitera. Le vélo et le foot sont bien plus précieux. Inutile d'en parler. Mais souvenons-nous que le Chili, ce pays secondaire qui devrait prendre exemple sur le phare hexagonal censé inspirer la planète entière, le Chili, dis-je, décréta trois jours de deuil national quand Claudio Arrau décéda. Il y a des jours où l'on se sent chilien...

     

  • Bis repetita...

    Il faut croire que l'engeance qui opère dans le journalisme n'a rien d'autre à faire que de se mettre au diapason du crétinisme lycéen, lequel a de beaux jours devant lui tant l'outrecuidance des ignares et autres analphabètes qui se pavaneront en néo-bacheliers est infinie. Cette presse de torche-cul s'est empressée de relayer les éructations simiesques (le lecteur aura reconnu l'allusion) des candidats déroutés (mais ont-ils jamais su quelle était leur voie...) par les sujets de l'épreuve anticipée de français...

    Il y a deux ans déjà, le pauvre Victor Hugo et son Crépuscule eurent droit à la vindicte inculte et abrutie du lambda adolescent moyen (et plus que moyen, il faut le dire...). Le poète fut traîné dans la boue de l'ignorance crasse, tant il est vrai que le lycéen primaire ne peut guère déchiffrer que ses sms truffés de fautes. En clair, le chantre de la liberté républicaine était voué aux gémonies par la horde jeune et démocratique, ce qui devrait faire réfléchir les gauchistes qui nous gouvernent quand ils nous assènent un révisionnisme historique qui fait commencer le roman nationale au sinistre (si j'ose dire) 1789. Les preuves scolaires tendraient à réduire leur magique propagande à une balzacienne peau de chagrin : en clair, tout le monde se regarde le nombril et la culture, c'est bon pour les chiottes...

    Le châtié de l'année s'appelle Anatole France, un dreyfusard de la première heure, dont certains croyaient qu'il était une station de métro. Soit. Pire : d'autres ont compris, mais un peu tard, qu'il s'agissait d'un homme. Entendons par là que France, cela sonne comme une fille. Sauf qu'il y a un prénom devant et qu'en toute bonne logique (je veux dire : celle que nos grands-parents qui n'allaient pas au-delà d'une scolarité à quatorze ans étaient capables, et sans problème, d'appréhender), si Anatole était un prénom, France ne pouvait être qu'un nom ! Quand on en est à des distinctions aussi simples, on ne peut plus pavoiser sur le niveau qui monte (d'ailleurs cette thématique est une fumisterie car la question de volume masque tout et d'une fosse d'aisance quand elle se remplit on peut effectivement dire que son niveau monte...).

    Il est vrai que s'appeler France, dans un pays où le dégoût national est une forme suprême de modernité et d'ouverture, cela relève de la provocation. La presse, sous le couvert d'un humour potache, relaie cette forme de mépris massif des jeunes générations devant ce qui n'est pas elles. Le pire de l'idiotie tient à sa transformation en une sorte d'identité gracieuse et démocratique. Mais en refusant ce qui n'est pas soi, en avilissant ce qui a précédé, on devient soi-même un piètre individu, l'expression larvaire d'une négligence historique qui à terme se résoudra dans le sang et la soumission.

    Le mépris outrancier et exacerbé de l'imbécile adolescent n'est pas tant une preuve de futilité que l'expression d'un droit radical à tout contester et l'affirmation nombriliste d'une tabula rasa qui nous prépare des temps fort sombres. Prurit fascisant et abruti, il est la matière molle et putrescible des heures misérables où plus rien ne comptera, sinon de se rassurer d'être uniformément vide, et de suivre le troupeau...

  • Florilège hebdomadaire

    Le roi de Macroncéphalie a expliqué aux Français qu'ils étaient en partie responsables des attentats qui ont atteint leur pays. "Le terreau sur lequel les terroristes ont réussi à nourrir la violence, à détourner quelques individus, c'est celui de la défiance". Voilà qui méritait d'être dit. Il est vrai que l'islamisme ne touche que le territoire hexagonal : Jemaah Islamiyah en Indonésie, Boko Haram au Nigéria, Les chebabs somaliens, les Talibans afghans, Al-Qaïda, Abou Sayyaf aux Philippines, et j'en passe, tout cela n'existe sans doute pas pour lui. À moins que les susdits Français ne soient eux-mêmes responsables de toutes les dérives de l'islam, ne serait-ce que parce qu'ils n'ont pas su l'empêcher...

    Le roitelet de Bordeaux veut maintenant "écraser Daech". Il ne dirige rien, sinon sa mairie. Peu importe : il parle, il donne le cap, se place en sage et en responsable, oubliant seulement que tout ce qu'il dit depuis une semaine est à l'opposé de tout ce qu'il disait jusqu'alors. Il oublie seulement que pour sa redécouverte de Bachar Al-Assad, il a dû prendre des cours de géo-politique chez Marine Le Pen. Il ne chute pas de très haut, néanmoins, vu qu'il a toujours volé très bas (quand c'est Chirac qui fait de vous "le meilleur d'entre nous"...)

    François Baroin, le Harry Potter de la politique, qui n'a pas réussi à finir premier ministre et s'est dès lors replié sur la suffisance double : municipale et sénatoriale, comme un Prudhomme weight watcher, dirige l'association des maires de France et décrète que l'urgence est à l'interdiction des crèches municipales, pour cause de laïcité, laquelle laïcité n'est que le cache-misère d'un anti-catholicisme maçonnique. Mais quand on se rappelle qui était son père dans la hiérarchie de la règle et du compas, on ne s'étonne pas. Ce triste sire ouvrait moins sa gueule quand la mairie de Paris fêtait la fin du ramadan. Je ne doute pas qu'il demandera l'intervention policière contre les résistants.

    Le normal président, sérieux comme Forrest Gump, demande aux Français de hisser les couleurs nationales, ce vendredi, en hommage aux victimes. Rien de moins : le fossoyeur de la Nation, le collaborateur d'un coup d'Etat permanent, depuis le contournement du réferendum de 2005, vient donner aux citoyens des leçons d'humanité et de patriotisme. Ce drapeau qu'il a réussi à ridiculiser jusque dans la photo officielle qui trône dans les mairies (là où les crèches sont à proscrire...), il voudrait que les hommes et les femmes de ce pays s'en drapent pour qu'il puisse lui pavoiser sur la misère des victimes. Ce sera sans moi ; j'aime trop mon pays et comme disait de Gaulle : "je me suis toujours fait une certaine idée de la France".

    On aura compris : si la violence et la terreur augmentent, la bêtise n'est pas en reste. Il va falloir que la résistance s'organise, et d'une manière autrement plus musclée dans les têtes. Si la France doit s'en sortir, c'est d'abord par une reprise en main de sa destinée, de son histoire, de son passé, de sa religion, de sa culture. Pour parodier Poutine, cela suppose qu'on poursuive la connerie jusque dans les chiottes. Peu ragoûtant mais nécessaire.

     

  • Dimanche...

     

    Ce dimanche, j'irai à la paroisse de mon quartier, à la messe. Il ne peut en être autrement. Nonobstant la question de ma catholicité, j'irai en ce lieu pour la raison diamétralement opposée à ce qui m'a fait rester chez moi quand le pékin se rachetait une (bonne) conscience en bêlant avec Hollande et la clique : je suis Charlie. Parce que ce n'est pas un acte spectaculaire, parce que ce n'est pas la promenade du dimanche, parce qu'il n'y a pas de selfie à la clé, parce que j'y serai à la fois seul et en communion.

    Il est philistin de vouloir déconnecter (pour parler dans le vent) la tentative avortée contre deux églises de Villejuif et la croisade lancée par Daesh contre les chrétiens d'Orient. C'est le même souci d'extermination : on appelle cela la guerre. Et plutôt que de ne rien faire et de se lamenter, entrer dans une église ne sera rien d'autre que de reprendre la filiation d'une culture chrétienne qui a fait, n'en déplaise aux islamo-gauchistes (1), le paysage et l'âme de l'Europe occidentale. Ce sera condenser en un acte politique et de civilisation la profondeur intime que j'ai trouvé depuis toujours dans la grandeur inachevée de Beauvais ou de Sienne, dans la modestie de Valcabrère ou de Planès, dans la sévérité douce de Conques ou de Vézelay, dans l'émerveillement des Scrovegni ou de la chapelle Contarelli. Encore faudrait-il parler de la peinture (de Giotto au Caravage...) ou de la littérature (Chateaubriand, Bloy, Claudel, évidemment...)...

    Un certain cynisme politique effleure l'esprit, se disant que l'attentat mené à son terme, des morts dans un lieu de prière, tout cela eût permis de se compter et de laisser tomber les masques. Mais il y a déjà une morte et cela suffit. La barbarie qui veut s'installer parmi nous n'a pas besoin de démonstration superflue. C'est la conscience de ce qui se trame qui doit prévaloir.

    J'irai à l'église dimanche, en pensant à Proust et à Barrès, s'alarmant l'un et l'autre du délabrement de l'héritage. Mais cette complainte est bien lointaine car aujourd'hui la question n'est plus de sauver les pierres mais de sauver ce qui fait notre sel, notre pensée, notre liberté et notre âme. Et c'est bien de cette grandeur-là que veulent éradiquer les islamistes qui posent des bombes, tirent dans une salle de rédaction ici, massacrent, égorgent, exterminent là-bas...

     

    (1)Lesquels se trouvent aussi à droite, si on lorgne vers Juppé, pour qui le bon peuple de gauche, républicain et servile, votera dans deux ans, au second tour de la présidentielle...

  • Vidé de toute histoire

     

    cinéma,lauren bacall,humphrey bogart,culture,comsumérisme

     

    Il a suffi de six gamelles dans le massif alpin, d'un risque de déflation (qui est bien plus terrible que l'inflation, laquelle inflation est pourtant, nous répète-t-on depuis longtemps, la pire des choses), un convoi louche du côté de la Russie, trois breloques (ou quatre, ou cinq) en athlétisme, un mille et quelquième mort d'Ébola (quand la malaria, ce sont des centaines de mille...), le suicide de Robin Williams, comique troupier d'un cinéma américain mainstream (comme on dit de nos jours), tout cela qui faisait qu'on avait notre quota de fait divers, de triomphalisme cocardier, et de bavardages sur un génie qui n'avait pas même fait un grand film, et alors Lauren Bacall n'était plus rien, et sa disparition finissait à la mi-journée au quatrième sous-sol...

    J'avais déjà été assez surpris, à la mort de Liz Taylor, d'une certaine forme de confidentialité. Et voilà que je la retrouvais. Bizarrerie du calendrier, creux estival, indisponibilité des pleureuses de service...

    Je crois que c'est plus simple. Même s'il ne s'était rien passé (mais il ne s'est rien passé, on a fabriqué du discours informatif, on a occupé l'antenne, et à ce titre tout est bon, sauf, peut-être, les chrétiens d'Orient qu'on massacre...), Lauren Bacall n'aurait pas tenu la distance, parce que Lauren Bacall n'est rien. Je n'entends pas qu'il faille en faire des heures et des heures, et qu'une actrice soit une icône devant laquelle on doit se prosterner. Je veux dire qu'elle n'est rien parce que le XXe siècle a produit (le mot n'est pas trop fort) des stars, des légendes, des monstres sacrés, dont la durée de vie est dérisoire. Lauren Bacall n'avait aucune chance et fût-elle morte le même jour que Robin Williams qu'elle eût dû céder la place, parce que dans la hiérarchie contemporaine des vanités elle est déjà reléguée dans les terres de l'ignorance.

    Elle avait 89 ans, ne tournait plus (ou presque) depuis des lustres. Elle était, d'une certaine manière, entrée dans l'histoire du cinéma et notre époque, notre culture consumériste, hédoniste et immédiate n'a que faire de l'histoire, de toutes les histoires. Au petit matin, c'était une légende ; à midi, un troisième titre, le soir plus rien. Lauren Bacall était une actrice mais son œuvre, si lointaine, ses films, si vieux, ses personnages, si datés, n'existent plus pour un monde de l'obsolescence accélérée. On pourrait croire que la littérature ou les arts les plus anciens sont touchés par cette inéluctable déchéance. Il n'en est rien. Lauren Bacall, c'est aussi dépassé, ennuyeux et vide que Beethoven ou Proust. Cela ne leur dit rien, et si cela ne leur dit rien, il faut en déduire que cela n'a jamais existé. 

    Dès lors, fallait-il évoquer Bacall et Bogart, le regard de Lauren servant le petit-déjeuner à Humphrey dans Les Passagers de la nuit de Delmer Daves (et son début en caméra subjective...) ? Fallait-il revenir sur ce que fut le cinéma hollywoodien, les années 40 et 50 ? Fallait-il esquisser une histoire des vraies stars de l'époque ? Mais pour qui ? Pour des gens que leur passion d'il y a cinq ans ennuient déjà.

    La veille, on avait déprogrammé pour célébrer Robin Williams et sa mémorable Madame Doubtfire (vu, il y a longtemps, trois minutes : insupportable de cabotinage. Autant revoir un bon vieux Jerry Lewis...). C'était jouable : pas trop ancien et en couleur. Pas de quoi perturber de trop le cinéphile contemporain. Mais Lauren Bacall...

     

     

  • Politique de la teuf

     

    paris,politique,anne hidalgo,bruno julliard,baudelaire,culture,crépuscule du soir,féminisme

     

    Parmi les plus belles escroqueries intellectuelles du XXe siècle, laquelle escroquerie continue joyeusement en son suivant, il y a cette idée magique que la féminisation du monde politique humaniserait, adoucirait, et a fortiori, valoriserait l'exercice du pouvoir. Les exemples de Golda Meir, de Margaret Thatcher, d'Indira Gandhi devraient suffire, d'un point de vue rationnel, à mettre fin au mythe (1). Il  n'en est rien cependant. La loi sur la parité et les discours émus sur les ascensions des femmes au pouvoir entretiennent l'illusion.

    Il fallait voir les couillons parisiens exulter à l'élection de l'égérie socialo-bobo, Anne Hidalgo, pour désespérer de la lucidité politique de l'électeur moyen (vraiment très moyen). Il est vrai que, pour sa défense, l'alternative était consternante. Hidalgo ou NKM ? La démocratie du vide (ou par le vide, je ne sais).

    Donc : une femme à l'Hôtel de Ville. Une révolution, une bouffée d'air frais. Paris sera toujours Paris, à la fois rebelle et enjouée. On peut y mettre tout ce qu'on veut, selon votre bon plaisir.

    La nouvelle reine a su s'entourer, mieux que quiconque puisque c'est une femme politique. En atteste le choix de son premier adjoint, Bruno Julliard. Bruno Julliard, pour qui ne connaît pas, est le énième leader syndical étudiant, n'ayant pas décroché son master 2 au bout de sept ans de fac assidus, le énième apparatchik (après Désir, Dray, Assouline, Isabelle Thomas) à faire de l'agitation universitaire un tremplin pour se gaver ensuite dans les ors municipaux, voire ministériels. Petit roquet frondeur de trente-et-un ans, il traîne son air mélancolique et décalé sur les plateaux télé. On le croirait sorti d'un film de Despléchin, ce qui n'est pas peu dire. 

    Bref, il est premier adjoint (un peu comme le Prudhomme de Verlaine est juste milieu) et ce sont ses attributions qui font sourire. Vu la situation économique, et pire encore à Paris : le logement et un certain déséquilibre social (doux euphémisme), l'électeur parisien aurait pu croire que ce serait là le domaine de compétence de celui qui, potentiellement, et en cas de malheur, pourrait succéder à la Reine Mère. Mais le logement, le social, l'économique, voire l'écologique, c'est chiant ! Et le chiant, ce n'est pas Paris. Ainsi notre olibrius est-il

    Premier Adjoint à la Maire de Paris, chargé de toutes les questions relatives à la culture, au patrimoine, aux métiers d’art, aux entreprises culturelles, à la "nuit" et aux relations avec les arrondissements

    En clair, c'est d'abord le clinquant, le festif (si cher à Philippe Muray), le poudre-aux-yeux, la visibilité extérieure, la satisfaction bobo, le csp+, voire ++, qui sont visés. Vous pensiez qu'elle était là pour les pauvres et qu'elle ferait du social. Gros Jean comme devant. Paris n'est pas faite pour les misérables et la populace ; la vitrine française est destinée à nos amis du monde entier. Son identité œuvre au bonheur des riches Chinois, Américains et autres Russes ou Japonais. C'est, pour adapter l'image immonde d'Attali, un hôtel de luxe. C'est d'ailleurs à cet effet que la maréchaussée s'active dans les beaux quartiers et aux alentours des rues les significatives du prestige parisien (mode et bijouterie). Le sieur Julliard, gauchiste universitaire, fait désormais dans le toc, le chic, le glamour et l'international...

    Ajoutons que le glissement de la "culture" aux "entreprises culturelles" signe le passage du savoir et de la conservation du passé à sa dynamisation économique par les sons et lumières, le spectacle vivant et autres balivernes modernistes qui font des lieux contemporains des sortes de Puy du Fou perpétuels...

    Mais la cerise sur le gâteau est évidemment cette "nuit" qui, même avec des guillemets, nous fait sourire. La "nuit"... Quelle nuit ? La nuit des Folies Bergères, du Crazy Horse ? quelle nuit ? celle des backrooms du Marais, des teufeurs avec le nez plein de coke ? Quelle nuit ? celle des apéros minables le long du canal Saint Martin, celle de la rue Saint-Denis, celle du Panic Room  ?

    Nuit fort éloignée de celle vécue par ceux qui mériteraient d'être les premiers soucis d'une politique de gauche (mais disons : d'une politique tout court). Nuit bien peu baudelairienne, quand le poète évoque la souffrance dans son Crépuscule du soir.

    Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,
    Et ferme ton oreille à ce rugissement.
    C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent !
    La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent
    Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;
    L'hôpital se remplit de leurs soupirs. - Plus d'un
    Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
    Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée.

    Mais n'est-ce pas là trop de sensiblerie, trop de féminité, quand il faut, pour mater la capitale, une poigne de fer et une ambition qui, elle, n'a pas de sexe ?

     

    (1)Mais l'histoire plus ancienne n'est pas en reste, si l'on pense à Mary 1re (pour laquelle on créa plus tard le bloody Mary, pas moins), à Isabelle de Castille, à la grande Catherine de Russie,  ou à Élisabeth 1re. 

     

    Photo : Brassaï

  • La Conjuration des imbéciles

    La semaine qui vient de s'achever aura été exemplaire des dérives hallucinantes du narcissisme culturel érigé en unique phare intellectuel du monde contemporain.

    1-Devant une épreuve de mathématiques respectant les limites du programme, des lycéens (1) se sont mobilisés pour protester contre la difficulté de l'épreuve ; et aux dernières nouvelles, il y aurait plus de 50 000 signatures.

    2-À la sortie de l'épreuve anticipée de français, des séries S et ES, Victor Hugo aura eu le droit à un traitement très particulier et un succès statistique non négligeable sur Twitter, au motif qu'il avait écrit dans les Contemplations un poème sur le temps qui passe, la fragilité de l'existence, autour d'un brin d'herbe et d'une tombe. Il aura eu le droit à tous les égards, que l'on peut résumer ainsi : le Victor en question est « un fils de pute qui me fait bien chier ! »... Qu'en termes délicats ces choses-là sont dites.

    Si je reprends d'abord le massacre hugolien, ce qui marque cette brève prose vindicatif tient moins à la grossièreté du vocabulaire et à l'indigence de la syntaxe et de l'orthographe qu'à la pulsion égocentrique qu'elle révèle. L'âpreté du poème ou les interrogations existentielles qu'il soulève, les excès romantiques classiques des images comptent moins que le sentiment diffus que le sieur Hugo en a fait exprès et que par un bouleversement délirant du temps et des motivations il semblerait que notre homme ait un jour composé cette œuvre en pensant à des adolescent(e)s boutonneux soumis à la terrible épreuve du bac (2) : en clair, Hugo est un pervers à moitié débile qui les attendait au tournant. Cet étrange réécriture de l'Histoire en somme en dit long sur le rapport que la jeunesse entretient (ou plutôt : n'entretient pas/plus) avec son héritage classique et le droit qu'elle s'arroge, au nom d'une tolérance démocratique nivelant toutes les pensées pour les réduire au simple droit d'expression, de publier ses sentiments, son ressenti (3), lequel ressenti a la vertu d'avoir plusieurs caractéristiques magiques. Il est le signe sincère de l'être, il est juste (dans les deux sens de l'adjectif), il n'a pas besoin de s'expliquer, il est humain. Il n'est donc pas possible de le contrecarrer et de porter sur lui le moindre jugement ou d'émettre la moindre réserve. Le ressenti, c'est l'air, l'eau, la terre, le feu, l'élémentaire des tripes et du cœur. Face à cela, la littérature n'est rien et l'expression d'une altérité (et Hugo en est une, il n'y a pas de doute), qui plus est d'une altérité poussiéreuse, celle d'un siècle qui n'est pas le leur, est nulle et non avenue.

    Le défoulement contre Hugo, qui dépasse la simple contrariété de sortie d'examen puisqu'il leur a fallu l'écrire, le dire, que tout le monde le sache, est le symptôme de cette rupture culturelle dont les bonnes âmes de gauche nous ont dit et répété qu'elle était un fantasme. Il est évidemment savoureux que ce déchaînement arrive contre un écrivain dont les mêmes âmes vantent la grandeur humaniste et républicaine. C'est, d'une certaine manière, l'histoire de l'arroseur arrosé. L'irrespect affiché et le mépris souverain de demi-analphabètes peuvent-ils passer pour des signes de grandeur, de modernité et de démocratisation de la culture ? Il eût été curieux de voir quelles conséquences auraient eu certaines de ces insanités contre un écrivain contemporain, car il est toujours facile d'insulter les morts. (4)

    Il y a donc, d'un côté, la récusation de la culture comme héritage. Mais l'affaire ne s'arrête pas là. Ces jeunes gens sont aussi des consommateurs. De là, leur narcissisme exacerbé. Et ce narcissisme, en dépit des cadres existants, nécessite que leur consumérisme n'ait pas de bornes. C'est dans cette perspective qu'il faut analyser la rébellion contre l'épreuve de mathématiques. Ici, la culture n'est pas en cause, le passé n'est pas le problème. Ce qui compte tient au retour sur investissement obligatoire d'un engagement où ils n'ont jamais envisagé qu'il pouvait y avoir des difficultés se dressant devant eux. Le sujet peut respecter toutes les consignes du programme ministériel, le problème se déplace là encore sur le terrain du vécu, du ressenti, de ce désormais indispensable droit à ramener la vie à ses seuls intérêts. L'esprit calculateur dans toute sa splendeur, le cynisme infantile en taille XXL. L'épreuve ne doit plus en être une ; elle doit être une formalité. Ils aiment jouer, à condition qu'ils ne perdent jamais, sans quoi ils se sentent meurtris et crient à l'injustice. Et l'injustice n'existe pas comme une valeur collective, comme un partage : ce n'est pas une question commune, mais un traitement individuel à usage restreint. L'injustice, c'est celle que l'on me fait. Le reste...

    Cette exigence de voir l'autorité plier est inédite. Elle ne procède pas de l'habituelle agit-prop des syndicats lycéens ; elle prend la forme d'une mobilisation sauvage, où ce n'est pas la récupération politique qui œuvre mais l'expression du désir sans retenue, du droit réduit à sa pulsion. Il ne s'agit pas d'obtenir gain de cause, puisqu'il n'y a pas de cause à défendre : il faut unilatéralement recouvrer son dû.

    Sur ce plan, nos énergumènes sont en effet très peu hugoliens (5). Ils ont la querelle petite bourgeoise et un esprit d'épicier, la pensée bas de plafond et la suffisance prudhommesque. Ils disputent le demi-point et lorgnent la mention comme un titre de gloire (avec en prime, le commentaire classique : "mention bien et j'avais rien foutu"). Ils ne sortent pas de chez Hugo ; en revanche, ils passeraient très bien chez Flaubert, voire chez Maupassant. Mais on ne peut guère leur en vouloir tant les transformations sociales et culturelles, où se mélangent chez eux l'aspiration à la reconnaissance extérieure et une revendication à l'immaturité, cocktail détonnant de la jeunesse qui veut s'éclater, les ont confortés dans leur choix pauvre et étroit.

    Nul doute que les autorités compétentes auront le souci de satisfaire leurs revendications. Un pédagogue quelconque trouvera les arguments ad hoc. Il n'y a pas à s'inquiéter. Il n'est plus tant de s'inquiéter. Mais, si l'on veut faire bonne mesure, il serait urgent de supprimer le bac : au moins pourrions-nous faire quelques économies.

     

     

    (1)Et des enseignants s'étaient déjà alarmés, qui voyaient, sans doute, dans la supposée difficulté, les risques de mentions « très bien » en plus petit nombre, et en conséquence, une moindre satisfaction pour leur ego de faiseurs de génies. Manière magnifique et évidemment inconsciente de révéler chez certains d'entre eux un infantilisme professoral qui doit beaucoup au fait qu'ils n'ont jamais quitté une salle de classe depuis leur enfance...

    (2)Que personne ne les oblige à passer. L'école n'est obligatoire que jusqu'à 16 ans...

    (3)Très important, le ressenti : sorte de sésame de l'âme contemporaine réduite à ses affects immédiats. Et ce n'est pas rien, le ressenti, parce que tout le monde en est pourvu. C'est l'une des formes les plus lourdes de l'anti-intellectualisme

    (4)Il est très amusant de lire certains commentaires dans des articles évoquant ce sujet. Pour L'Express, "Les lycéens ont exprimé leur désarroi sur Twitter. Avec leurs mots." On lit sur le site du Nouvel Observateur : "Interrogés sur le poème "Crépuscule" de Victor Hugo, certains candidats au bac de français n'ont pas été inspirés. Et ils se sont lâchés sur Twitter, dans un langage un peu moins soutenu. Une manière de dédramatiser la situation ? Réponse d'une prof de français, qui a été plutôt amusée." (c'est, en effet, très drôle !). Il est vrai que la première phrase de l'apprentie journaliste, une dénommée Lison Lagroy, est magnifique : "Le jour du bac de français, duel : d’un côté, des élèves se colletant avec un poème de Victor Hugo, de l’autre, un auteur certes un peu mort, mais en verve, comme à son habitude." Hugo est "un peu mort" et elle pas qu'un peu sotte...

    Quant au Monde, il réduit cela à des "râleries lycéennes". Pas de quoi fouetter un chat...

     

    (5)Et laissons de côté le mythe autour de cette figure plus trouble qu'il n'y paraît.