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jeunesse

  • La Conjuration des imbéciles

    La semaine qui vient de s'achever aura été exemplaire des dérives hallucinantes du narcissisme culturel érigé en unique phare intellectuel du monde contemporain.

    1-Devant une épreuve de mathématiques respectant les limites du programme, des lycéens (1) se sont mobilisés pour protester contre la difficulté de l'épreuve ; et aux dernières nouvelles, il y aurait plus de 50 000 signatures.

    2-À la sortie de l'épreuve anticipée de français, des séries S et ES, Victor Hugo aura eu le droit à un traitement très particulier et un succès statistique non négligeable sur Twitter, au motif qu'il avait écrit dans les Contemplations un poème sur le temps qui passe, la fragilité de l'existence, autour d'un brin d'herbe et d'une tombe. Il aura eu le droit à tous les égards, que l'on peut résumer ainsi : le Victor en question est « un fils de pute qui me fait bien chier ! »... Qu'en termes délicats ces choses-là sont dites.

    Si je reprends d'abord le massacre hugolien, ce qui marque cette brève prose vindicatif tient moins à la grossièreté du vocabulaire et à l'indigence de la syntaxe et de l'orthographe qu'à la pulsion égocentrique qu'elle révèle. L'âpreté du poème ou les interrogations existentielles qu'il soulève, les excès romantiques classiques des images comptent moins que le sentiment diffus que le sieur Hugo en a fait exprès et que par un bouleversement délirant du temps et des motivations il semblerait que notre homme ait un jour composé cette œuvre en pensant à des adolescent(e)s boutonneux soumis à la terrible épreuve du bac (2) : en clair, Hugo est un pervers à moitié débile qui les attendait au tournant. Cet étrange réécriture de l'Histoire en somme en dit long sur le rapport que la jeunesse entretient (ou plutôt : n'entretient pas/plus) avec son héritage classique et le droit qu'elle s'arroge, au nom d'une tolérance démocratique nivelant toutes les pensées pour les réduire au simple droit d'expression, de publier ses sentiments, son ressenti (3), lequel ressenti a la vertu d'avoir plusieurs caractéristiques magiques. Il est le signe sincère de l'être, il est juste (dans les deux sens de l'adjectif), il n'a pas besoin de s'expliquer, il est humain. Il n'est donc pas possible de le contrecarrer et de porter sur lui le moindre jugement ou d'émettre la moindre réserve. Le ressenti, c'est l'air, l'eau, la terre, le feu, l'élémentaire des tripes et du cœur. Face à cela, la littérature n'est rien et l'expression d'une altérité (et Hugo en est une, il n'y a pas de doute), qui plus est d'une altérité poussiéreuse, celle d'un siècle qui n'est pas le leur, est nulle et non avenue.

    Le défoulement contre Hugo, qui dépasse la simple contrariété de sortie d'examen puisqu'il leur a fallu l'écrire, le dire, que tout le monde le sache, est le symptôme de cette rupture culturelle dont les bonnes âmes de gauche nous ont dit et répété qu'elle était un fantasme. Il est évidemment savoureux que ce déchaînement arrive contre un écrivain dont les mêmes âmes vantent la grandeur humaniste et républicaine. C'est, d'une certaine manière, l'histoire de l'arroseur arrosé. L'irrespect affiché et le mépris souverain de demi-analphabètes peuvent-ils passer pour des signes de grandeur, de modernité et de démocratisation de la culture ? Il eût été curieux de voir quelles conséquences auraient eu certaines de ces insanités contre un écrivain contemporain, car il est toujours facile d'insulter les morts. (4)

    Il y a donc, d'un côté, la récusation de la culture comme héritage. Mais l'affaire ne s'arrête pas là. Ces jeunes gens sont aussi des consommateurs. De là, leur narcissisme exacerbé. Et ce narcissisme, en dépit des cadres existants, nécessite que leur consumérisme n'ait pas de bornes. C'est dans cette perspective qu'il faut analyser la rébellion contre l'épreuve de mathématiques. Ici, la culture n'est pas en cause, le passé n'est pas le problème. Ce qui compte tient au retour sur investissement obligatoire d'un engagement où ils n'ont jamais envisagé qu'il pouvait y avoir des difficultés se dressant devant eux. Le sujet peut respecter toutes les consignes du programme ministériel, le problème se déplace là encore sur le terrain du vécu, du ressenti, de ce désormais indispensable droit à ramener la vie à ses seuls intérêts. L'esprit calculateur dans toute sa splendeur, le cynisme infantile en taille XXL. L'épreuve ne doit plus en être une ; elle doit être une formalité. Ils aiment jouer, à condition qu'ils ne perdent jamais, sans quoi ils se sentent meurtris et crient à l'injustice. Et l'injustice n'existe pas comme une valeur collective, comme un partage : ce n'est pas une question commune, mais un traitement individuel à usage restreint. L'injustice, c'est celle que l'on me fait. Le reste...

    Cette exigence de voir l'autorité plier est inédite. Elle ne procède pas de l'habituelle agit-prop des syndicats lycéens ; elle prend la forme d'une mobilisation sauvage, où ce n'est pas la récupération politique qui œuvre mais l'expression du désir sans retenue, du droit réduit à sa pulsion. Il ne s'agit pas d'obtenir gain de cause, puisqu'il n'y a pas de cause à défendre : il faut unilatéralement recouvrer son dû.

    Sur ce plan, nos énergumènes sont en effet très peu hugoliens (5). Ils ont la querelle petite bourgeoise et un esprit d'épicier, la pensée bas de plafond et la suffisance prudhommesque. Ils disputent le demi-point et lorgnent la mention comme un titre de gloire (avec en prime, le commentaire classique : "mention bien et j'avais rien foutu"). Ils ne sortent pas de chez Hugo ; en revanche, ils passeraient très bien chez Flaubert, voire chez Maupassant. Mais on ne peut guère leur en vouloir tant les transformations sociales et culturelles, où se mélangent chez eux l'aspiration à la reconnaissance extérieure et une revendication à l'immaturité, cocktail détonnant de la jeunesse qui veut s'éclater, les ont confortés dans leur choix pauvre et étroit.

    Nul doute que les autorités compétentes auront le souci de satisfaire leurs revendications. Un pédagogue quelconque trouvera les arguments ad hoc. Il n'y a pas à s'inquiéter. Il n'est plus tant de s'inquiéter. Mais, si l'on veut faire bonne mesure, il serait urgent de supprimer le bac : au moins pourrions-nous faire quelques économies.

     

     

    (1)Et des enseignants s'étaient déjà alarmés, qui voyaient, sans doute, dans la supposée difficulté, les risques de mentions « très bien » en plus petit nombre, et en conséquence, une moindre satisfaction pour leur ego de faiseurs de génies. Manière magnifique et évidemment inconsciente de révéler chez certains d'entre eux un infantilisme professoral qui doit beaucoup au fait qu'ils n'ont jamais quitté une salle de classe depuis leur enfance...

    (2)Que personne ne les oblige à passer. L'école n'est obligatoire que jusqu'à 16 ans...

    (3)Très important, le ressenti : sorte de sésame de l'âme contemporaine réduite à ses affects immédiats. Et ce n'est pas rien, le ressenti, parce que tout le monde en est pourvu. C'est l'une des formes les plus lourdes de l'anti-intellectualisme

    (4)Il est très amusant de lire certains commentaires dans des articles évoquant ce sujet. Pour L'Express, "Les lycéens ont exprimé leur désarroi sur Twitter. Avec leurs mots." On lit sur le site du Nouvel Observateur : "Interrogés sur le poème "Crépuscule" de Victor Hugo, certains candidats au bac de français n'ont pas été inspirés. Et ils se sont lâchés sur Twitter, dans un langage un peu moins soutenu. Une manière de dédramatiser la situation ? Réponse d'une prof de français, qui a été plutôt amusée." (c'est, en effet, très drôle !). Il est vrai que la première phrase de l'apprentie journaliste, une dénommée Lison Lagroy, est magnifique : "Le jour du bac de français, duel : d’un côté, des élèves se colletant avec un poème de Victor Hugo, de l’autre, un auteur certes un peu mort, mais en verve, comme à son habitude." Hugo est "un peu mort" et elle pas qu'un peu sotte...

    Quant au Monde, il réduit cela à des "râleries lycéennes". Pas de quoi fouetter un chat...

     

    (5)Et laissons de côté le mythe autour de cette figure plus trouble qu'il n'y paraît.

     

  • Liquéfaction

    Montecatini-Terme_Tettuccio-Spa_2981.jpg

    Montecatini Terme fut dans le passé cité glorieuse. Séjour thermal du Grand-Duc de Toscane, Shelley et Byron y furent des hôtes de choix. Montaigne, déjà, au XVIe, regrette de passer à un mille, sans le savoir, sur la route de Pistoïa, c'est dire, et d'avoir manqué le Tettuccio.

    Le Tettuccio est toujours là, dans une architecture monumentale, pompeuse, qui se voudrait, dans un style boursouflé de XIXe siècle faussement intelligent (déjà...), un souvenir appuyé, sans doute, de la toute la philosophie antique de l'eau. On y jette un œil, l'âme narquoise.

    Pour le reste, Montecatini Terme sent le passé improvisé, le temps perdu, un prestige galvaudé. On pense à un Vichy sous le soleil. Les rues sont mortes. Quelques belles bâtisses côtoient un temps plus avancé de demeures fonctionnelles et sans attrait.

    Les hôtels ont des dénominations helvétiques. On image assez bien l'esprit du Nord descendre jusqu'ici. Une joaillerie qui veut être dans le vent est en même temps un bar, et sur une grande place encastrée dans des immeubles à terrasses, un café offre ses cocktails et de grandes banquettes blanches. Tu y bois par ironie un Old Fashioned.

    En marchant vers le centre (tu étais garé non loin du funiculaire qui mène à Montecatini Alto, hameau escarpé dont l'épine dorsale n'est plus que succession de restaurants), tu n'as pour dire ainsi croisé que des vieux, lents et sérieux. Comme tu t'en retournes, à l'heure où ils mangent, assez tôt pour une aire du Sud, ils sont à leur assiette. Dans la grande salle, vitrée et climatisée, d'un hôtel qui joue chic, ils sont une vingtaine, sous la surveillance des serveurs droits comme des i. Ils sont tout apprêtés de leur gravité permanentée, pour les femmes, cravatée, les hommes. Il faut être digne en toute circonstance. Tu marches très lentement, pour contempler ces carcasses en aquarium qui mangent sans rien dire. Pas une lèvre ne bouge, pas un regard profond. Ils sont une caricature, et l'ensemble vaut bien plus la somme des parties. Ils ont une faim de vie satisfaisante et sont venus se rassurer sur leur éternité. Il n'est pas difficile de les imaginer la journée aux soins, discourant sur la catastrophe du monde comme il va ou de l'absence d'une habituée. Tout est à eux, ici, c'est clair. Leurs rhumatismes ne sont rien à côté de cette réification d'entre soi qu'ils poussent à l'extrême. Tu prends le temps d'allumer une cigarette, en espérant que la mécanique s'animera d'un besoin d'eau ou de vin, d'une grimace devant un plat trop salé. Mais rien ne se passe. De la fourchette à la bouche, une gorgée d'eau gazeuse, la serviette délicatement aux commissures des lèvres. Et le silence que tu n'entends pas mais qui entres en toi comme une certitude.

    La dernière fois que tu as contemplé un tel tableau, c'était exactement quatorze ans auparavant, à Nice, face au Négresco, où sous les pergolas faites pour contempler la mer, des vieux épuisés mais riches évaluaient le cul et les seins des baigneuses, à haute voix parfois (voilà pourquoi tu le sais) et déjà tu avais repensé à cette vieille chanson de Lavilliers intitulé Promenade des Anglais et  à ces quelques lignes : "Bientôt la mort et tu décroches/Tout doucement tes ongles faux/De la cupidité féroce/Des habits noirs et des tangos".

    Il n'est pas à faire le procès de ceux qui veulent la vie à tout prix. Telle est leur volonté. Tu ne la partages pas. La question est-elle là ? N'est-elle pas plutôt dans ce désagréable sentiment, soudain, que la vieillesse a pris le pli d'une jeunesse avide de prolonger l'illusion d'elle-même ? Les vieux de Montecatini Terme sont bien à leur place dans le théâtre vitrifié d'une bonne conscience qui ne voudrait en aucune façon manquer la saison des thermes agrémentée de quelques concerts (parce qu'ils sont forcément mélomanes) et de la lecture matinale du journal de chez eux, car il est certain que s'il doit y avoir un autre monde hors de cet aquarium dans lequel ils sont si bien, si rassurés, c'est là d'où ils viennent, et rien d'autre.

    Cette déréalité, un peu miteuse ici, malgré les efforts, ailleurs plus reluisante (comme en Bavière, par exemple), laisse songeur. On y sent un repli imparable. Nul paravent mélancolique. Au contraire : la volonté jusque dans la mise de sauver un monde tel qu'on voudrait qu'il soit, la componction d'un bon ordre que démentent pourtant la parade négligée (dont toi) de ceux qui ne sont pas curistes et la banalité du lieu offert à des commerces de pacotilles et à une fête foraine de jeux gonflables pour d'éventuels enfants...


    Photo : X


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