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narcissisme

  • D'un bout à l'autre

    La première voiture du convoi te semble toujours courir vers son destin, quand la dernière renonce à échapper au sien...

    Il y a une forme aporétique à croire, dans bien des circonstances de notre existence, que la posture que nous prenons, ce qu'on appelle désormais un positionnement, soit une attitude réfléchie et conséquente. Qui plus est lorsque, dans le jeu des apparences de la démocratie narcissique, chacun cherche à ne pas trop ressembler aux autres, mais à se ressembler, à être fidèle à soi-même.

    C'est le paradoxe du hipster, dont Jonathan Touboul a très sérieusement exposé la réalité dans une communication au Collège de France.

    Au-delà de la formalisation mathématique, autour d'un phénomène assez identifiable, la démonstration nous amène à creuser cette étrange observation d'un monde de plus en plus segmenté, si l'on s'en tient aux impératifs et diktats marketing, et de plus en plus conforme. Cette course à l'autre-de-soi dans une infime variation face à l'image de l'autre a de quoi laisser songeur.

    On notera, par exemple, la récente tendance féminine au tatouage déployé sur le bras (en particulier le bras gauche). Après la modestie graphique des temps précédents (le petit dauphin sur la fesse ou sur l'épaule), on s'encanaille, on se rebelle, on accède à une maturité transgressive. Chacune expliquera que la différence (elles ont beaucoup lu Derrida, sans doute) est dans le détail, dans cette appropriation de leur corps, de leur histoire et de leur (corps et histoire) mise en scène. Il y a tout un babil et des sentiments. Vraiment touchant.

    C'est sans doute ainsi que se fait désormais la communion des pairs : même taille de barbe, même chemise, même japonaiserie de pacotille sur l'avant-bras. Rien d'autre qu'une vanité muette quoiqu'intempestive, pour ne pas rater le train du présent, de l'hyper-modernité et de la sensation d'exister...

  • La Conjuration des imbéciles

    La semaine qui vient de s'achever aura été exemplaire des dérives hallucinantes du narcissisme culturel érigé en unique phare intellectuel du monde contemporain.

    1-Devant une épreuve de mathématiques respectant les limites du programme, des lycéens (1) se sont mobilisés pour protester contre la difficulté de l'épreuve ; et aux dernières nouvelles, il y aurait plus de 50 000 signatures.

    2-À la sortie de l'épreuve anticipée de français, des séries S et ES, Victor Hugo aura eu le droit à un traitement très particulier et un succès statistique non négligeable sur Twitter, au motif qu'il avait écrit dans les Contemplations un poème sur le temps qui passe, la fragilité de l'existence, autour d'un brin d'herbe et d'une tombe. Il aura eu le droit à tous les égards, que l'on peut résumer ainsi : le Victor en question est « un fils de pute qui me fait bien chier ! »... Qu'en termes délicats ces choses-là sont dites.

    Si je reprends d'abord le massacre hugolien, ce qui marque cette brève prose vindicatif tient moins à la grossièreté du vocabulaire et à l'indigence de la syntaxe et de l'orthographe qu'à la pulsion égocentrique qu'elle révèle. L'âpreté du poème ou les interrogations existentielles qu'il soulève, les excès romantiques classiques des images comptent moins que le sentiment diffus que le sieur Hugo en a fait exprès et que par un bouleversement délirant du temps et des motivations il semblerait que notre homme ait un jour composé cette œuvre en pensant à des adolescent(e)s boutonneux soumis à la terrible épreuve du bac (2) : en clair, Hugo est un pervers à moitié débile qui les attendait au tournant. Cet étrange réécriture de l'Histoire en somme en dit long sur le rapport que la jeunesse entretient (ou plutôt : n'entretient pas/plus) avec son héritage classique et le droit qu'elle s'arroge, au nom d'une tolérance démocratique nivelant toutes les pensées pour les réduire au simple droit d'expression, de publier ses sentiments, son ressenti (3), lequel ressenti a la vertu d'avoir plusieurs caractéristiques magiques. Il est le signe sincère de l'être, il est juste (dans les deux sens de l'adjectif), il n'a pas besoin de s'expliquer, il est humain. Il n'est donc pas possible de le contrecarrer et de porter sur lui le moindre jugement ou d'émettre la moindre réserve. Le ressenti, c'est l'air, l'eau, la terre, le feu, l'élémentaire des tripes et du cœur. Face à cela, la littérature n'est rien et l'expression d'une altérité (et Hugo en est une, il n'y a pas de doute), qui plus est d'une altérité poussiéreuse, celle d'un siècle qui n'est pas le leur, est nulle et non avenue.

    Le défoulement contre Hugo, qui dépasse la simple contrariété de sortie d'examen puisqu'il leur a fallu l'écrire, le dire, que tout le monde le sache, est le symptôme de cette rupture culturelle dont les bonnes âmes de gauche nous ont dit et répété qu'elle était un fantasme. Il est évidemment savoureux que ce déchaînement arrive contre un écrivain dont les mêmes âmes vantent la grandeur humaniste et républicaine. C'est, d'une certaine manière, l'histoire de l'arroseur arrosé. L'irrespect affiché et le mépris souverain de demi-analphabètes peuvent-ils passer pour des signes de grandeur, de modernité et de démocratisation de la culture ? Il eût été curieux de voir quelles conséquences auraient eu certaines de ces insanités contre un écrivain contemporain, car il est toujours facile d'insulter les morts. (4)

    Il y a donc, d'un côté, la récusation de la culture comme héritage. Mais l'affaire ne s'arrête pas là. Ces jeunes gens sont aussi des consommateurs. De là, leur narcissisme exacerbé. Et ce narcissisme, en dépit des cadres existants, nécessite que leur consumérisme n'ait pas de bornes. C'est dans cette perspective qu'il faut analyser la rébellion contre l'épreuve de mathématiques. Ici, la culture n'est pas en cause, le passé n'est pas le problème. Ce qui compte tient au retour sur investissement obligatoire d'un engagement où ils n'ont jamais envisagé qu'il pouvait y avoir des difficultés se dressant devant eux. Le sujet peut respecter toutes les consignes du programme ministériel, le problème se déplace là encore sur le terrain du vécu, du ressenti, de ce désormais indispensable droit à ramener la vie à ses seuls intérêts. L'esprit calculateur dans toute sa splendeur, le cynisme infantile en taille XXL. L'épreuve ne doit plus en être une ; elle doit être une formalité. Ils aiment jouer, à condition qu'ils ne perdent jamais, sans quoi ils se sentent meurtris et crient à l'injustice. Et l'injustice n'existe pas comme une valeur collective, comme un partage : ce n'est pas une question commune, mais un traitement individuel à usage restreint. L'injustice, c'est celle que l'on me fait. Le reste...

    Cette exigence de voir l'autorité plier est inédite. Elle ne procède pas de l'habituelle agit-prop des syndicats lycéens ; elle prend la forme d'une mobilisation sauvage, où ce n'est pas la récupération politique qui œuvre mais l'expression du désir sans retenue, du droit réduit à sa pulsion. Il ne s'agit pas d'obtenir gain de cause, puisqu'il n'y a pas de cause à défendre : il faut unilatéralement recouvrer son dû.

    Sur ce plan, nos énergumènes sont en effet très peu hugoliens (5). Ils ont la querelle petite bourgeoise et un esprit d'épicier, la pensée bas de plafond et la suffisance prudhommesque. Ils disputent le demi-point et lorgnent la mention comme un titre de gloire (avec en prime, le commentaire classique : "mention bien et j'avais rien foutu"). Ils ne sortent pas de chez Hugo ; en revanche, ils passeraient très bien chez Flaubert, voire chez Maupassant. Mais on ne peut guère leur en vouloir tant les transformations sociales et culturelles, où se mélangent chez eux l'aspiration à la reconnaissance extérieure et une revendication à l'immaturité, cocktail détonnant de la jeunesse qui veut s'éclater, les ont confortés dans leur choix pauvre et étroit.

    Nul doute que les autorités compétentes auront le souci de satisfaire leurs revendications. Un pédagogue quelconque trouvera les arguments ad hoc. Il n'y a pas à s'inquiéter. Il n'est plus tant de s'inquiéter. Mais, si l'on veut faire bonne mesure, il serait urgent de supprimer le bac : au moins pourrions-nous faire quelques économies.

     

     

    (1)Et des enseignants s'étaient déjà alarmés, qui voyaient, sans doute, dans la supposée difficulté, les risques de mentions « très bien » en plus petit nombre, et en conséquence, une moindre satisfaction pour leur ego de faiseurs de génies. Manière magnifique et évidemment inconsciente de révéler chez certains d'entre eux un infantilisme professoral qui doit beaucoup au fait qu'ils n'ont jamais quitté une salle de classe depuis leur enfance...

    (2)Que personne ne les oblige à passer. L'école n'est obligatoire que jusqu'à 16 ans...

    (3)Très important, le ressenti : sorte de sésame de l'âme contemporaine réduite à ses affects immédiats. Et ce n'est pas rien, le ressenti, parce que tout le monde en est pourvu. C'est l'une des formes les plus lourdes de l'anti-intellectualisme

    (4)Il est très amusant de lire certains commentaires dans des articles évoquant ce sujet. Pour L'Express, "Les lycéens ont exprimé leur désarroi sur Twitter. Avec leurs mots." On lit sur le site du Nouvel Observateur : "Interrogés sur le poème "Crépuscule" de Victor Hugo, certains candidats au bac de français n'ont pas été inspirés. Et ils se sont lâchés sur Twitter, dans un langage un peu moins soutenu. Une manière de dédramatiser la situation ? Réponse d'une prof de français, qui a été plutôt amusée." (c'est, en effet, très drôle !). Il est vrai que la première phrase de l'apprentie journaliste, une dénommée Lison Lagroy, est magnifique : "Le jour du bac de français, duel : d’un côté, des élèves se colletant avec un poème de Victor Hugo, de l’autre, un auteur certes un peu mort, mais en verve, comme à son habitude." Hugo est "un peu mort" et elle pas qu'un peu sotte...

    Quant au Monde, il réduit cela à des "râleries lycéennes". Pas de quoi fouetter un chat...

     

    (5)Et laissons de côté le mythe autour de cette figure plus trouble qu'il n'y paraît.

     

  • Album

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    Ainsi commence la longue histoire de toi en témoin de toi-même, (on ne t'avait pas demandé ton avis, il est vrai : tes parents t'avaient juste inclus dans la danse), l'initiale de la reproduction, qui t'accompagnera désormais, argentique, parfois, numérique, de plus en plus, trace de toi pour chaque instant, depuis le moment où tu n'étais pas encore là, juste une ombre, un contraste qui fit le tour de la famille et des amis, puis un être, impérieusement consultable, en ces transformations sur le mur Facebook, le disque dur des parents, oui, toi, infiniment, dans ton premier jour, informe et effrayé, dans ton deuxième jour, le matin, le midi, le soir, plus tous les jours qui suivirent, toi, devenu catalogue en octets de tes visages successifs, héritiers de toutes tes métamorphoses, de tous tes toi qui doivent, sans doute, porter sens dans ces cheveux qui changent, ce corps qui grandit, ces mimiques si différentes qui n'appartiennent qu'à toi pour qu'on y retrouve les traits de Paul ou Jacques. Ainsi commence la comptabilité narcissique des rôles que tu tiens, de cette histoire que l'on voudrait que tu organises et poursuives, maintenant que tu es grand, que tu sois un organigramme de tes années filantes, où je ne sais quel hacker, quelle autorité ou quelle émission de télé viendront piocher, que toute minute puisse être convertie en signes de vie, et pour cela, rien de mieux que la photographie, ta mère te l'a dit, qui s'émeut toujours vingt ans après devant cette échographie, que tu me montres en ouvrant tes œuvres complètes (des tomes et des tomes), et qui me dégoûte tant...

    Photo : X 

  • Merdre ! Il est 20 heures...

     

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    Un vote, une élection, de la liesse et des pleurs... Pour si peu, pour l'illusion que le pouvoir est là où l'on nous dit qu'il est, quand la littérature nous a déjà, depuis si longtemps, signifié que nous devons, sous peine de nous perdre, nous détacher de cette ivresse. Ainsi, la formule "il est 20 heures..."  et tout ce qui s'en suit, ridiculement sentencieuse, quand il ne s'agit que d'un passage, comme la vie elle-même, une vaste blague où, dans un rebours temporel, l'ère grotesque d'Ionesco qu'incarnait Sarkozy laisse sa place à celle sans qualité de Musil que symbolisera Hollande. Mais c'est une façon de parler, un vide que couvrent les flonflons, quand l'essentiel est dans la façon d'écrire, et que la première ayant triomphé de la seconde, le bavardage devenu plus fort que la phrase, quand est enfin consacrée la foire démocratique comme masque d'une politique de rigueur...

     

    LE ROI

    Sans moi, sans moi. Ils vont rire, ils vont bouffer, ils vont danser sur ma tombe. Je n'aurai jamais existé. Ah, qu'on se souvienne de moi. Que l'on pleure, que l'on désespère. Que l'on perpétue ma mémoire dans tous les manuels d'histoire. Que tout le monde connaisse ma vie par cœur. Que tous la revivent. Que les écoliers et les savants n'aient pas d'autre sujet d'étude que moi, mon royaume, mes exploits. Qu'on brûle tous les autres livres, qu'on détruise toutes les statues, qu'on mette la mienne sur toutes les places publiques. Mon image dans tous les ministères, dans les bureaux de toutes les sous-préfectures, chez les contrôleurs fiscaux, dans les hôpitaux. Qu'on donne mon nom à tous les avions, à tous les vaisseaux, aux voitures à bras et à vapeur. Que tous les autres rois, les guerriers, les poètes, les ténors, les philosophes soient oubliés et qu'il n'y ait plus que moi dans toutes les consciences. Un seul nom de baptême, un seul nom de famille pour tout le monde. Que l'on apprenne à lire en épelant mon nom : B-é Bé, Bérenger. Que je sois sur les icônes, que je sois sur les millions de croix dans toutes les églises. Que l'on dise des messes pour moi, que je sois l'hostie. Que toutes les fenêtres éclairées aient la couleur et la forme de mes yeux, que les fleuves dessinent dans les plaines le profil de mon visage ! Que l'on m'appelle éternellement, qu'on me supplie, que l'on m'implore.

              Ionesco, Le Roi se meurt


    Quelqu'un, n'importe qui, invente un beau geste nouveau, intérieur ou extérieur… Comment appeler cela ? Une attitude vitale ? Une forme dans laquelle l'être intérieur se répand comme le gaz dans un ballon de verre ? Une ex-pression de l'im-pression ? Une technique de l'être ? Ce peut être une nouvelle taille de moustache ou une nouvelle pensée. C'est du théâtre, mais tout théâtre a un sens, et dans l'instant, comme les moineaux sur les toits quand on leur lance des miettes, les jeunes âmes se jettent là-dessus. Ce n'est pas difficile à comprendre : quant au dehors pèsent sur la langue, les mains et les yeux un monde lourd, cette lune refroidie qu'est la terre, des maisons, des mœurs, des tableaux et des livres, et quand il n'y a rien au-dedans qu'un brouillard informe et toujours changeant, n'est-ce pas un immense bonheur que quelqu'un vous propose une expression dans laquelle on croit se reconnaître ? Quoi de plus naturel si l'homme passionné s'empare de cette forme nouvelle avant l'homme ordinaire ? Elle lui offre l'instant de l'Être, de l'équilibre des tensions entre le dedans et le dehors, entre l'écrasement et l'éclatement. Ainsi, songeait Ulrich (et tout cela, bien sûr, le touchait aussi personnellement, il avait les mains dans les poches et son visage rayonnait d'un bonheur silencieux et endormi, comme si, dans les rayons du soleil qui s'enfonçaient là-bas en tournoyant, il était en train de mourir d'une douce mort par le froid), ainsi, il n'y a pas d'autre cause à ce phénomène toujours recommencé qu'on appelle "nouvelle génération", "pères et fils", "révolution intellectuelle", "changement de style", "évolution", "mode" ou "renouvellement". Qu'est-ce donc qui fait de cette soif de rénovation de l'existence un perpetuum mobile, sinon la malencontreuse interposition, entre le Moi vrai, mais brumeux, et le Moi des prédécesseurs, d'un pseudo-Moi, d'une âme de groupe dont chacun se déclare à peu près satisfait ? Pour peu qu'on soit attentif, on pourra toujours deviner, dans le dernier avenir entré en scène, les présages du futur "bon vieux temps". Alors, les idées nouvelles n'auront guère que trente ans de plus, mais elles seront apaisées, légèrement empâtées, elles auront fait leur temps : rappelez-vous, quand on aperçoit, à coté du visage miroitant d'une jeune fille la face éteinte de sa mère ; ou bien, elles n'auront pas eu de succès, elles se seront émaciées et ratatinées jusqu'à n'être plus que ce projet de réforme dont un vieux fou que ses cinquante admirateurs appellent le grand Untel, s'était fait le champion.

           Robert Musil, L'Homme sans qualité

     

  • Corpus Christi

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    Chuck Palahniuk est un écrivain à l'imagination fertile, débordante et certains doivent le penser ainsi : névrotique. Il a en tout cas une manière radicale d'approcher les terreurs contemporaines. Mais il faut l'écrire, n'en déplaise à la belle Europe :  il y a quelques auteurs américains qui ont  ainsi l'œil incisif :  Thomas Pynchon, Don DeLillo, Brett Easton Ellis, Wiiliam T Volmann, le regretté Tristan Egolf, et donc Palahniuk. Le héros du Survivant a devant lui une carrière d'icône évangéliste toute tracée. Encore faut-il qu'il ait, selon son agent, un poids de forme qui puisse correspondre à l'emploi, ou à  l'idée qu'on s'en fait. De là une séance sur une machine à escaliers. Tout un poème qui lui inspire quelques réflexions. En guise de lendemain de Noël...

    "Vous vous rendez compte qu'il ne sert à rien de fait quoi que ce soit si personne ne regarde.

    Vous vous demandez : s'il y avait un faible taux de participation à la crucifixion, auraient-ils reprogrammé l'événement ?

    Vous vous rendez compte que l'agent avait raison. Vous n'avez jamais vu un crucifix avec un Jésus qui n'était pas presque nu. Vous n'avez jamais vu un Jésus gras. Ou un Jésus poilu. Tous les crucifix que vous avez vus, le Jésus en question, il aurait pu tout aussi bien se montrer torse nu et faire de la pub pour des jeans de grande marque ou une eau de toilette de renom.

    La vie est exactement comme a dit l'agent. Vous vous rendez compte que si personne ne regarde, autant rester à la maison. À vous tripoter. À regarder la télé.

    C'est aux environs du cent dixième étage que vous vous rendez compte que si vous n'êtes pas sur vidéo ou, mieux encore, en direct satellite avec le monde entier qui regarde, vous n'existez pas.

    C'est vous, cet arbre qui dégringole de la forêt, et dont personne n'a rien à branler.

    Aucune importance que vous fassiez quelque chose ou pas. Si personne ne remarque rien, votre vie, toutes ressources cumulées, équivaudra à un gros zéro. Nada. Que dalle."

  • Le Silence de soi

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    En revenant, avec douceur et tranquillité, à la course à pied, tu as retrouvé les figures d'il y a quinze ans : les couples qui vont à la même allure, en se souriant, les familles, les groupes de copains en discussion, les bonjour mademoiselle qui se croient en sortie de boîte, les petit(e)s gros(ses) en quête de rédemption magazine, les secs qui vous enrhument avec leur vitesse, les apprêtées en collants et string, les souffreteux, les vaillants, les rougeauds et les impassibles... Rien n'aurait donc changé. Pas tout à fait.

    Sur le circuit des endurants du dimanche matin (et des autres jours aussi) est apparu le coureur (mais les femmes sont aussi concernées) à oreillettes, le sujet courant MP3. Celui-là n'existait pas avant l'an 2000. Ce n'est pas un être très étrange, mais un pur produit du présent. Entendons : nous sommes tous produits du cadre socio-historique dans lequel nous baignons. Il n'y a pas d'état de nature, seulement de la socialité intégrant la nature (ou ce que nous lui devons). Si le joggeur MP3 est pur produit du présent, il faut entendre qu'il a été possible, dans un temps record, de voir son apparition, son éclosion dans le décor de l'entertainment généralisé. Et son existence (quoique le mot soit inadéquat, tant le mouvement vers l'extérieur te semble justement absent en lui) n'est pas anodine.

    Tu en as déjà rencontré, et dans des proportions frôlant l'effroi, dans les bus, le métro, la rue, sur les bancs, allongés sur les pelouses, de ces autistes new age engagés dans le crépuscule de la parole, ces muets enkystées de leur supplétif technologique. Tu les as observés un temps, avec circonspection, et désormais avec dégoût et dédain. Sans doute n'ont-ils rien à dire, et rien à penser, qu'ils se retranchent ainsi du monde... Tu as cru parfois que c'était de la peur, devant la terreur d'une contemporanéité fracassante, mais tu n'adhères plus à cette option : ils ont en eux la présomption d'avoir raison avec le monde. Ils l'appellent de leurs vœux, mortifères et bêlants, sans vraiment se rendre compte du désarroi où ils s'enfoncent...

    Certes, les âmes positives diront que c'est une manière de protester contre la vie qu'on leur fait mener, qu'il faut savoir se préserver et que Lady Gaga dans le métro aide à supporter le métro. Dans cette perspective, la soupe binaire dont tu entends parfois les basses (tant ils mettent du volume : il faut que cela gonfle, à force de n'être rien que du vent...) prendrait des allures de procédé thérapeutique ! Tout est possible, mais, alors, il n'y a pas grand chose à soigner.

    Revenons au joggeur MP3. Il n'est pas dans le compagnonnage, même bref, de l'effort, dans la présence, même furtive, de l'autre, dans le clin d'œil compatissant devant la difficulté. Il est à lui, à lui seul. Dans ce qui est apparemment un moment de détente, un retour vers le corps, il continue de rechercher le bruit, la dissidence par le paravent technologique. Il transpose l'ordre (car la pratique ad libitum du MP3 est un acte de soumission, par le retrait : bien loin d'une ascèse chez les Trappistes) dans ce qui pourrait sembler sa suspension. Il prolonge la neutralisation de l'écoute par le bruit. Quand tu en croises un, que tu en doubles un (1), c'est un zombie que tu rencontres, qui ne te voit pas arriver, qui ne te sent pas venir. Il faut qu'il soit ailleurs, toujours ailleurs, parce que le premier étranger du monde, c'est lui-même. Il est de son temps, paradoxal : solitaire et dans la disparition, narcissique et dématérialisé. Un spectre R'n'B, rasta, rap, pop, selon les cas.

    Et c'est bien là le pire de cette situation : la machine à produire un continuum d'altérité articifielle, ce qui rend à notre MP3 son souffle intolérable, la mesure de son pas intempestive, l'écoute de ses fibres sans intérêt. Il ne s'aime que comme supplément de ce qui, logiquement, serait une prothèse. Plus que dans le métro, ou dans la rue, quand il marche, le contemporain technologisé (voire technologique) apparaît dans sa pleine misère alors qu'il essaie d'annuler l'effort auquel il s'est plié (pour d'autres impératifs tout aussi assassins diront certains : l'hygiène et la minceur). Il veut s'oublier. Aime-t-il sa sueur ? Sa respiration ? La petite douleur au mollet ? L'étrange tiraillement intestinal ? Veut-il vivre avec ses nécroses ? Tu n'en es vraiment pas sûr...

    Il court, la musique tourne, il tourne, et la musique court dans sa tête, en flux ininterrompu. Il regarde sa montre et l'heure tourne aussi. Tout est bien ainsi, qui tourne. Encore deux morceaux et il arrête. Aujourd'hui, il se sera fait le dernier Coldplay.

     

    (1)Tu as remarqué que les rapides, les secs furieux ne sont pas munis de ces engins. Ils ont besoin d'être dedans, d'être à l'écoute de leur corps.

     

  • L'Être au miroir

     

    Caravage, Narcisse, 1595, Palais Barberini, Rome

    Nous devons à Roger Lembrechet la mise au point (faut-il dire l'invention ?) du miroir moderne. Remercions-le, plus encore aujourd'hui qu'hier, puisque ce présent monde est absorbé à sa propre contemplation ; qu'il n'est de centre ville dévolu au commerce, aux boutiques qui ne soit une succession de miroirs, de glaces, de vitrines suffisamment belles pour que nous y contemplions notre finitude.

    Il est certain que c'est bien là un instrument de notre désir d'être et de reconnaissance (face aux autres et face à soi-même, mais en pensant d'abord que les autres ne sont que les figurants dans un espace central où nous nous tenons, en improbable existence). Nous avons donc fait de lui un élément dépassant largement le stade du miroir, et nous nous promenons désormais avec lui, et s'il n'est pas là (il reste malgré tout des murs, des surfaces qui ne nous réfléchissent pas), nous sommes en attente de lui, dans l'impatience d'une vérification rassurante. Nous voilà à l'ère du narcissisme outrancier, celle dont Christopher Lasch a si bien pourfendu la vanité (et la vanité, double, de ceux qui s'y soumettent désormais dans l'intégralité de l'être sans devenir).

    Et la glace (ou le miroir : usons, par commodité, indifféremment l'un et l'autre) a trouvé au XXe siècle son accomplissement dans cet endroit magique qu'est la salle de bain, oui, cet endroit où l'on a le droit, plus qu'ailleurs, de s'enfermer, et d'être à soi seul. Délectation princière du lieu par lequel débute maintenant l'artifice et la comédie. Nous nous y apprêtons, oubliant, ou faisant mine d'oublier, que cet isolement n'est que la coulisse d'un jeu épuisant, celui de notre apparition. Il aurait pu en être autrement si nous avions gardé en mémoire les leçons antiques du theatrum mundi, si nous (re)lisions Montaigne, lorsqu'il rappelle que «nos vacations sont farcesques» et que «du masque et de l’apparence il n’en faut pas faire une essence réelle, ny de l’étranger le propre». Avant que de se gausser, avec la même rigueur, de ceux «qui se prélatent jusques en leur garde-robe». Il eût été possible, plutôt que dans la divine recherche d'une perfection exposable (à réfléchir longuement sur notre corps et sur notre mise), de se voir justement dans les limites de cette corporalité qui n'est ni magie, ni indécence. Se regarder nu(e) ; non pas avec l'interrogation sur ce que sera l'après, lorsque nous nous serons vêtus et de nos habits, et de nos mimiques, et de nos stratégies, mis en vitrine, d'une certaine manière, mais avec la pleine conscience d'être un homme ou une femme, tout simplement.

    La glace aurait donc pu être ce compagnon de modestie grâce auquel, sans se mépriser, nous nous serions retrouvés avec notre humanité. Mais l'aspiration démocratique, doublée de l'idéologie libérale d'une estime aiguë de soi pour pouvoir faire son chemin, nous a convaincus qu'elle était une arme dont nous saurions nous servir pour être, enfin, tels qu'en nous-mêmes. Ainsi les progrès hygiéniques et les aménagements spatiaux de l'intimité vont-ils, par une suprême ironie, à contre-courant d'un possible approfondissement de la connaissance que les individus auraient d'eux-mêmes, connaissance qui commence, raisonnablement, par notre insignifiance dans le temps et dans l'espace. Ce choix qui n'a pas été fait, qui ne pouvait sans doute pas être fait collectivement, il est pourtant nécessaire de le faire individuellement, pour ne pas encourir la désillusion d'une décrépitude du corps ou le désastre d'une éviction de la scène sociale (mais l'une ne serait que la préfiguration de l'autre). Car, derrière tout cela, il y a effectivement le risque, à long terme, d'une socialité exsangue et d'un désarroi individuel. Il n'est d'ailleurs pas sûr que ce phénomène ne soit pas déjà engagé...

    Nous ne pouvons pas à la fois fustiger la prétention rageuse de pouvoirs politico-médiatiques (quand il nous faut mettre dans la même engeance ridicule les gouvernants et les people) et croire nous-mêmes que le monde ne pourrait pas se passer de nous regarder, qu'il est même indispensable qu'il nous regarde, nous, oui, nous, qui nous regardons si complaisamment (et complaisance il y a jusque dans les reproches que nous nous adressons, parce qu'il s'agit bien de rattraper l'affaire, reproches que nous nous faisons par orgueil, de ne pas plaire, peut-être) le matin, devant la glace.

  • Facebook : l'inversion du Panopticon

    Comment faut-il dénommer ce nouvel espace qui se développe sur la toile et dans lequel s'engouffre tout à chacun pour signaler sa présence ? Mystère. Facebook, MySpace et autres mouvements participatifs de reconnaissance. Où est-ce ? Sur quel(s) continent(s) imaginaire(s) ces nouvelles (id)entités viennent-elles s'amarrer ? Faut-il une réponse, un concept qui en rende compte ?

    S'occuper de l'espace n'est pas une mince affaire. Sans doute est-ce plus périlleux, d'une certaine manière, que de s'inquiéter du temps. La spatialité est un écueil plus redoutable que la temporalité, la borne plus problématique que la montre. C'est, en tout cas, ce que rappelle B. Westphal dans les premières pages de sa Géocritique (1). Faut-il en l'espèce y voir la concession que l'on fera à l'évidence du vécu, à l'incontournable réalité (?) de ce qui nous entoure et qui, par le fait même que cet univers perdure dans sa motilité, nous donne l'impression d'être d'une telle solidité (ou du moins d'une telle constance) qu'il n'est pas si nécessaire d'en débattre, j'allais écrire, pour le goût de la métaphore, d'en découdre. Le temps, lui, est une perte, une entropie de notre désir, une conscience mutilante. C'est pourquoi on lui attribue le magister du regret, de la perte, de l'abandon. Avec lui, on éprouve. Il n'en serait pas vraiment de même avec l'espace qui n'a le plus souvent qu'une fonction de support. Si notre nostalgie prend acte de ce qu'elle, soit : un écoulement contre lequel il est vain de lutter, devant un lieu anciennement connu, ou bien un lieu qui nous en rappelle un autre, elle ne confère pas à cet espace une valeur autonome, propre. Il n'est qu'à notre service et lorsqu'il n'est plus sous nos yeux, mais seulement une image emmagasinée dans notre univers intérieur, il demeure avant tout comme un matériau de notre volonté. Il n'est plus là mais en nous. Nous avons substitué au réel spatial une configuration temporelle de notre souvenir dont la torsion (par rapport à ce réel justement) est le signe d'une adéquation sensible du monde à nos aspirations. On se fait son cinéma, en quelque sorte.

    N'empêche : le temps n'a pas été le seul axe sur lequel l'activité humaine a déployé ses angoisses et ses envies. On peut même prétendre qu'en ce domaine, le rapport de l'individu à son environnement a prévalu. Le premier travail auquel il s'est astreint n'est pas de se souvenir mais de trouver sa place dans le lieu, ou pour user d'une distinction à la Michel de Certeau, à faire de l'espace un lieu. De la manière la plus concrète. Il s'est arrangé avec ce que lui donnait la nature pour se frayer un chemin dans le désordre environnant. Il a plié le monde autant que faire se pouvait à ses nécessités qui, au fil du temps, se sont accrues. Le débat n'est pas d'évaluer les limites qu'il aurait dû (ou doit, ou devra) s'imposer mais plus simplement de concevoir que l'existence humaine a pris un sens particulier en déterminant, certains diront excessivement, sa place dans l'espace, et en ayant conscience de sa latitude à vivre dans cet espace combinant à la fois les données naturelles et les possibilités développées par sa propre activité.

    C'est en sachant cela qu'il a aussi été capable de produire un imaginaire intégrant tout un système binaire (connu/inconnu ; familier/mystérieux ; amical/hostile ;...) dont les recherches anthropologiques et ethnologiques nous ont largement informés. Il y a donc eu très tôt une logique du lieu autre, de cette étrangeté singulière qui était à même de prendre en compte le rapport spécifique du proche et du lointain, par le biais d'une connaissance projective capable de relier deux bornes contradictoires : l'assuré-le rassurant/l'inconnu-l'inquiétant. Et l'imaginaire est, nous semble-t-il, ce compromis, admettant variations et aléatoires, qui facilite, jusque dans les angoisses, le passage de l'un à l'autre, qui permet même que le curseur se déplace, malgré tout, pour repousser plus loin les limites de l'inconnu.

    Dans sa formulation la plus élaborée, ce travail revêt l'aspect de l'utopie. Celle-ci, ainsi que l'a montré L. Marin, n'est pas une simple substitution d'une réalité à une autre, sur le mode simple d'une recherche de satisfaction, mais une composition plus complexe, «l'expression discursive du neutre (défini comme «ni l'un, ni l'autre» des contraires). Sur le plan discursif justement, elle fonctionne «comme un schème de l'imagination, comme une «figure textuelle» (...) [C'] est un discours qui met en scène ou donne à voir une solution imaginaire, ou plutôt fictive, des contradictions : il est le simulacre de la synthèse» (2). L'utopie est donc une combinatoire, un agencement du réel environnant sur un plan discursif qui ne peut jamais totalement s'en détacher. Pour en illustrer le caractère binaire, il suffit de lire ou de voir les œuvres de science-fiction dans le recyclage (parfois grotesque et convenu) du présent. Il est bien sûr sensible ici que l'utopie a partie liée avec la projection onirique telle que l'a définie la psychanalyse. Cela induit que ce travail spatial, entre l'autre et le même, correspond à une aspiration émancipatrice. Il n'est, dès lors, pas très étonnant que l'utopie puisse épouser, selon les optiques choisies, des aspirations collectives (du type République de Platon, ou Utopia de More) ou individuelles (du type Espéranza pour Robinson Crusoé, ou les entreprises aventurières tant que le monde n'a pas été clos).

    Il en sera ainsi jusqu'à ce que la puissance de feu des hommes, leur volonté de maîtriser leur environnement et les hommes qui vivent sur les territoires convoités trouvent leur réalité dans une construction plus élaborée que la seule conquête. On pense ici à tout ce que M. Foucault définit comme le bouleversement du politique, quand celle-ci devient une politique du sujet (3). Ce n'est pas un hasard si à partir de cette époque, la littérature va peu ou prou voir émerger une thématique qui substitue à l'inventivité de l'utopie, perçue comme rêverie d'un monde positif (4), une dystopie qui surdétermine l'horreur fictionnelle pour dévoiler la noirceur de la réalité. Le XXe siècle sera particulièrement marqué par ce glissement vers ces univers où la catastrophe politique est, si on le peut dire, organisé. Cette organisation peut alors revêtir les formes d'une logique de la surveillance et du contrôle caractéristique des sociétés qui combinent à une volonté d'oppression classique (les «dictatures» ne sont pas une invention moderne) une puissance technologique accélérant l'efficacité du quadrillage. La référence en ce domaine est sans doute le 1984 d'Orwell. Dans sa forme actualisée, c'est le concept de scanscape dont Mike Davis détaille les effets désastreux dans l'espace urbain américain (5).

    Dans cette perspective, la dystopie est une forme générale dont l'une des applications, dans le domaine de l'espace et de sa segmentation, est, toujours en termes foucaldiens, l'hétérotopie, c'est-à-dire un lieu autre, un espace que la société a configuré pour des usages particuliers et identifiés par le corps social. Foucault, dans ce domaine, se sera particulièrement intéressé aux structures carcérale et psychiatrique. Ces lieux autres fonctionnent dans un rapport étroit à la rectitude imposée par la société. Ils peuvent en être la continuité oppressive (c'est ce qui intéressait précisément le philosophe) ou le retranchement plus ou moins tacite (comme les jardins ouvriers, mais aussi les lieux de vacances organisés). Encore faut-il comprendre que dans ce dernier cas, l'infra-structure continue d'être opérationnelle, comme marginalité contrôlée.

    Par ailleurs, et malgré toutes les réserves sur ces échappées réelles dans un monde de pleine surveillance, il faut comprendre que ces hétérotopies peuvent faire l'objet, dans le décryptage des instances qui les régulent, d'une critique et d'une correction que l'on qualifiera d'effectives. Si je suis mécontent, insatisfait, je peux chercher à améliorer la structure ou la quitter. Parce que ces lieux, pièges ou fausse liberté, existent, ils offrent une résistance palpable à ma propre personne qui, en retour, choisit de se livrer ou non aux règles imposées. Parce que ces lieux ont une identité symbolique (mais pas seulement : le Club Med n'est pas qu'une certaine idée des vacances, c'est aussi un endroit, des services, des échanges.), ils m'assignent à la réaction (adhésion/répulsion). Ils sont donc encore des lieux où mon identité se pose comme un a priori, une différence irréductible à l'objet.

    A l'inverse, l'entrée dans la virtualité de la Toile m'oblige à m'interroger sur ma place, sur l'espace auquel je viens collaborer (6). On rétorquera d'emblée que le propre d'une structure de surveillance telle que pouvait en parler Foucault est justement son invisibilité, sa présence insensible, sa naturalité presque. Il n'y aurait donc pas de différence de fond. Ce ne serait qu'une affaire de modalité. Pas si sûr. L'intégration de son existence à la sphère technologique n'est pas en soi un problème si l'on maintient la distinction forte entre les deux ordres, lorsque, d'une certaine manière, on maintient l'inquiétude très ancienne de l'humain devant le matériel dont il est le créateur. Or, l'usage de cette même technologie comme signe, voire signalisation, de sa propre existence ouvre des perspectives tout autres. Facebook n'est pas un univers dans lequel je me projette. Il n'est pas une structure discursive (comme les blogs, et peu importe ici la profondeur de ce qu'on y lit.) (7), il n'est pas une articulation imaginaire contre laquelle le réalité oppressive viendrait buter, ils n'est pas une interrogation, même sommaire, sur ma place dans le monde. Ils n'a pas d'existence. Il ne montre pas d'existence. Il est a-topique. Cela signifie que ces lieux où mon nom s'impose, et s'impose comme point nodal d'une réticulation capturant d'autres noms propres, avant de devenir soi-même point décentré d'une autre structure, d'un autre Space ; ces lieux où je m'affiche comme maître de cérémonie d'une sarabande qui pourrait potentiellement me mener tout autour du monde, jusqu'à l'épuisement de toutes les combinaisons possibles, faisant de chaque nom, un degré supplémentaire qui m'éloigne du nom premier par lequel je suis entré dans cet univers ; ces lieux annulent, d'une certaine manière, la présence effective du sujet. Ils sont le signe de sa neutralisation.

    Curieusement, et à l'inverse de toute démarche créatrice, ce retranchement sur la Toile n'ouvre pas, en effet, une faille dans la réalité mais boucle en quelque sorte l'installation de celui qui semble s'y refuser dans une imparable aliénation où l'existence est avérée comme une matière brute. Il suffit de déposer sa photo et l'on y est. Ce que je suis (ou du moins ce que j'imagine que je suis) est garanti par l'entreprise d'inscription dans un carroussel qui emporte mon identité et celles de ceux que je piège (mais ils sont complices...) dans ce gigantesque annuaire de servitudes volontaires à la technicité identificatrice. Il est pour le moins singulier de voir les gens, si rétifs parfois aux protocoles de contrôle, si soucieux de ne pas souscrire aux investigations étatiques, si frileux devant les politiques sécuritaires de prévention, se précipiter dans ces machineries où ils dévoilent, brutalement, leur(s) réseau(x) privé(s). Faut-il être à ce point perdu avec soi-même pour devoir, dans le maelmstrom d'une structure tentaculaire où l'information se noie aussi vite qu'elle apparaît, imposer sa réalité... La compréhension d'une irréductibilité du monde à soi ne débouche plus sur une quelconque position raisonnée, qui peut aller du silence à une activité originale (politique ou artistique, par exemple.). Il s'agit plutôt de ne pas perdre sa propre trace, d'être sûr de se repérer. Dans un monde trop grand, il est urgent de montrer sa présence. Mais il ne s'agit évidemment plus des réelles présences dont se félicitait G. Steiner. L'a-topie de ces sites Internet ramène à ce qui est sans la moindre épaisseur discursive, et l'homme sans paroles propres n'est plus grand chose. Puisque règne l'incertitude de ce qu'on peut être, les pratiquants de de Facebook revendiquent leur besoin d'être par une territorialité ambiguë : à la fois immatérielle et banale.

    Cette double caractérisation suppose que l'individu, réduit à cet acte d'affirmation muette, vive dans sa quotidienneté une situation de disparition ou d'isolement redoutable. En effet, le rapport de l'identité à l'espace, sans parler des questions politiques afférentes, est une évidence, et l'angoisse que la première peut projeter devant l'incertitude du second n'est pas nouveau. Proust en a sans doute donné littérairement l'un des plus magnifiques exemples lorsqu'au début de la Recherche il raconte les errements de l'esprit flottant dans le sommeil, puis, plus tard, lorsque le narrateur évoque la frayeur de ces chambres inconnues où il se réveille sans savoir qui il est. Mais, dans ces deux situations, c'est l'étrangeté de l'espace qui compte, non la duplication de la réalité commune, comme dans Facebook.

    Ne plus savoir se situer est une expérience traumatisante. Celle-ci est sans doute aussi ancienne que l'humanité. Le problème est que notre époque, après avoir fourni le droit à l'anonymat comme moyen démocratique de pouvoir agir (plus) librement, a réussi le vertigineux retournement d'aliéner les individus jusque dans leur besoin de reconnaissance et de les rendre complices et aveugles d'un contrôle qui ravirait Bentham et son Panopticon. La virtualité du monde dont se délecte la philosophie postmoderne a ses limites : la multiplication des images et des réfractions n'empêche pas qu'à un moment ou à un autre, il s'agit bien de réalité. Pire encore : il s'agit de la dupliquer. Facebook est une sorte d'aveu : celle d'une assignation au miroir, miroir sans tain, où le sujet se tient du mauvais côté, mais prêt à tout pour survivre à la prolifération des êtres, la peur chevillée au corps de l'incertitude de ne pas être ici, en chair et en os, dans un ici qu'il faudrait savoir occuper. Occuper : c'est-à-dire habiter et non pas remplir d'une vague agitation. Occuper et non s'occuper de.

    L'affaire n'est donc pas simple. Elle engage, comme un acte politique, la place que l'on veut s'assigner. Les moyens techniques ont depuis longtemps pris la double figure d'une libération et d'une aliénation. Déjà Vigny, en 1864 (autant dire une préhistoire...) :

    Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne
    Immobile au seul rang que le départ assigne,
    Plongé dans un calcul silencieux et froid.

    Ce n'est pas la Toile qui doit faire lieu mais l'homme. L'instrument ne doit pas être la lorgnette par laquelle le dévoilement vire à la complicité.

    *

    Si l'on voulait pousser à l'extrême la dystopie latente de la situation que nous venons d'évoquer, on pourrait imaginer qu'une population donnée, désirant à tout prix que chacun ne soit pas oublié, vienne faire son propre signalement à la police politique du territoire. Et Agamben aurait définitivement raison. Mais il ne faut pas être si sombre...

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    1-B. Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace. Minuit, Paris, 2007.

    2-L. Marin, Utopiques : jeux d'espaces, Minuit, Paris, 1973, p.9.

    3-Nous renvoyons entre autres au cours du Collège de France, Sécurité, territoire, population, Gallimard-Seuil, Paris, 2004

    4-Peu importe ce que nous pouvons penser de ces utopies par ailleurs. L'essentiel n'est pas que l'Utopia de More puisse être glaçante par bien des aspects pour un lecteur moderne, mais que son auteur y voyait une alternative satisfaisante à une situation politique contemporaine.

    5-M. Davis, Au-delà de Blade Runner. Los Angeles et l'imagination du désastre. Allia, Paris, 2006.

    6-La collaboration, comme la convivialité, est un des grands termes du vocabulaire informatique. C'est une manière de placer l'échange entre soi et la machine sur le même plan que celui qui préside à la co-présence des êtres vivants.

    7-Cette parenthèse n'est pas une manière un peu légère pour fonder l'auto-justification légitimant ma propre démarche et pour me soustraire à la moindre critique. On me rétorquera que ce serait grande naïveté ou présomption de croire qu'utiliser la Toile comme moyen de contester l'ordre établi, alors qu'il est en passe d'en devenir l'un des instruments privilégiés, est un acte révolutionnaire. Sans aucun doute. D'autant que la Toile foisonne. Mettons alors cet acte sur le compte d'un esprit pascalien tournant à l'envers, pour lequel, avant que la mort n'advienne, il faut faire le pari de l'écriture. Non par souci de laisser une trace et de soigner sa vanité, mais parce que l'homme maintenant plutôt que Dieu après...