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  • Édouard Boubat, l'étendue du désir

    Est-ce l'association rebattue de la mort et du sexe qui a fait ressurgir, après les quelques lignes sur Mapplethorpe le cliché qui suit, daté de 1950, dont Edouard Boubat est l'auteur ?

     

    ÉDOUARD BOUBAT NU.jpg

     

     

    Mais la manière dont je la regarde (précisons ici : la photographie, pas la jeune femme. Pas encore) ne touche pas vraiment à cette question, parce que je ne vois pas, je ne sens pas cette puissance morbide en mouvement dans ce noir et blanc. Bien au contraire : il y a une vitalité et une fluidité qui en sont l'essence, et c'est donc en me délestant de cette pensée initiale de la mort qui organisait l'autoportrait de Mapplethorpe que je me fonds dans l'univers de Boubat. 

    En fait, il s'agit surtout de comprendre la singularité prenante de cette photographie, à mes yeux la quintessence du désir photographié, quand l'époque est à la démultiplication des corps nus, si l'on s'en tient au seul ordre de l'image, il n'est guère possible de comptabiliser nos rencontres avec la nudité : clichés de mode, publicités, magazines féminins et pour hommes, porno sous toutes ses formes : revues, films, internet, pro ou amateur... Nous n'en avons jamais fini. Des culs, des seins, des sexes, féminité et virilité, selon les envies et selon des modalités très différentes : du flou lointain des paparazzi au porno chic de Richardson en passant par le glamour papier glacé de Vogue, le vaporeux de David Hamilton ou l'érotisme à corde raide d'Araki. Tout est possible et autant le dire : il y a rarement en la matière des résultats qui plaisent et émeuvent. C'est l'excitation (et la frustration) qui domine. Le thème semble épuisé.

    En découvrant cette photo de Boubat, l'histoire remonte à cinq ou six ans, j'ai vu immédiatement le sommet indépassable (et depuis lors, toujours indépassé, alors même que j'ai cherché quelque chose qui s'en approchait, ce qui fait que les nus regardés ne se comptent vraiment plus) d'un imaginaire physique, où se mélangent mystère, sensualité et une forme gracieuse de pudeur.

    Avant même de trouver un sens au cliché de l'artiste, il faut s'arrêter sur le premier tournant de l'histoire qui est, justement, la possibilité, pensée inconcevable, d'être étonné. La surprise est d'autant plus grande qu'elle se concentrait sur un sujet dont le traitement vulgaire, jusque dans ses prétendues recherches, fourvoie la photographie vers le convenu bas de gamme ou, pire encore : l'alibi esthétique ou, plutôt esthétisant (1). Et pour ce faire, la vulgarité et les effets faciles sont des critères majeurs : poses suggestives, frontalité du regard (2), le vaporeux, l'environnement chic, etc.

    Rien de tout ce n'apparaît dan le cliché de Boubat. Si l'on considère d'abord la qualité de l'exposition et de son traitement, nulle poussée dans les contrastes pour marquer le corps ou son environnement d'un sens supplémentaire, ce dont veut se charger trop souvent le travail d'esthétisation. La sobriété du spectre noir et blanc ne détourne pas l'attention : tel est le paradoxe de cette photo. En ne soulignant rien de précis par une empreinte technique bavarde, Boubat concentre le caractère fortuit de la prise. Sans doute cette œuvre procède-t-elle d'une longue élaboration ; du moins ce qu'on nous en donne en cèle-t-il la réalité. Ainsi pense-t-on au commun d'un petit matin, dans un été chaud, quand le linge même est une gêne. Tout est silencieux dans la pièce. Le lit est en désordre : reste d'amour ou simple négligence, au choix. Le photographe est en aplomb de la jeune femme, créant un effet singulier de distance. Alors que souvent l'objectif "mange" le sujet, comme la préfiguration du désir du spectateur, ici, il reste en deçà. La verticalité, dans son invraisemblance furtive ne laisse pas de place à la complaisance. La jeune femme est dans sa tranquillité abandonnée. Elle dort. Il ne peut en être autrement. Elle n'est pas là pour nous, et c'est dans cet oubli de soi et de l'autre que le désir particulier surgit (3). La suspension du temps et du mouvement engagent l'œil à la contemplation. 

    Une masse noire capte le regard : la chevelure, qui se répand, à la fois abondante et désordonnée. Elle est la marque de la sensualité et le masque absolue de l'identité. Le spectateur contemple une femme sans visage, laquelle substitue à la reconnaissance (qui elle est, à qui nous pourrions donner un nom) un mystère qui lui fournit justement une réalité plus grande. Le dépeigné est de fait le reste d'une histoire passée. C'est la trace fantasmée du plaisir, dans un écho baudelairien. Un classique en somme. Mais que serait ce signe de la féminité, ce bonheur profus s'il n'y avait ce geste impossible : le bras replié dans une angulation impossible et qui, tout en appartenant à la jeune femme, vient se poser sur le cou, ainsi que le ferait un amant attentif. Là est une des richesses magiques du cliché. Cette main, avec les doigts délicatement écartés, barre la chevelure, la traverse, et raconte une caresse sans la montrer et cette gestuelle sèche, presque acrobatique, désigne la continuité du corps par le dos, légèrement alangui. Le bras, le dos, la raie des fesses, comme une logique diagonale remplissant la photo, chargeant la surface à peine marquée du dos, justement, d'une sensualité exquise (4).

    Puis, la rondeur des fesses, qui n'aurait rien d'original, s'il n'y avait cette ombre double pour en sublimer la sensualité. C'est la chute des reins et la cambrure légèrement foncée qui rappelle, dans sa beauté désirable, un tableau de Bonnard intitulé Le nu à contre-jour, en date de 1908. C'est surtout le noir sublime et rêvé cachant par la blancheur du drap la base de ces mêmes fesses. D'être ainsi en partie cachées (sans parler alors que les jambes n'existent pas), elles s'offrent davantage au regard. Leur suggestivité douce, comme si l'œil n'avait pas besoin d'une exhaustivité anatomique pour trouver son bonheur, est la magie même de ce cliché. Tout est dans la contradiction de cette image qui, dans la retenue de sa composition, produit une sensualité inaccessible pour celles qui ne nous privent de rien. Mutatis mutandis, on trouvera une idée semblable dans le souvenir que nous laissent ces actrices des années 50 ou 60, dont nous n'avons jamais vu que les épaules nues, quand nous oublions sur le champ les ridicules nudités contemporaines.

    D'une certaine manière, la beauté de cette photo ne tient pas à son réalisme (il ne s'agit pas de photo-journalisme. Il n'est pas question de rendre compte d'un événement) mais à sa vraisemblance, à cette intrusion d'un possible et même d'un déjà-vu dont l'esprit veut garder la mémoire ou le secret. La beauté magique de cette jeune femme excède de très loin ses formes douces et généreuses. C'est dans son endormissement qu'elle révèle sa vitalité, et par sa vitalité alanguie sa physicité. Ce point est le sujet essentiel de la photo et son encadrement double : en haut les deux pans du mur et l'arête de leur "rencontre", en bas, l'obscurité qui efface le lit, n'en souligne que mieux la puissance. Cette beauté, quoique masquée et circonscrite, est pleine et entière.

    Le désir le plus profond contient en lui une part de silence et d'inachèvement. Le cliché de Boubat cerne magnifiquement ce paradoxe. (s')offrir est peu de chose s'il s'agit d'éviter à l'autre (ici le spectateur) de faire son chemin personnel vers l'objet de son désir. C'est ce qui manque trop souvent, aujourd'hui. Le photo de Boubat a plus d'un demi-siècle. Faut-il croire au hasard ? Ou bien le charme qui la constitue (5) tient-il aussi de ce qu'elle nous raconte un temps lointain, où le corps pouvait encore se voir à la dérobée ? Ce n'est pas, de toute manière, dans ce qui circule dans l'époque contemporaine que l'on peut découvrir un bonheur aussi fort. La libido  y trouve peut-être son compte mais le résultat est maigre. Cette photo est le point d'ancrage de cette tentation du nu. Pour l'heure, rien au dessus.

     

    (1) Si l'on veut bien rire des argumentaires sirupeux des photographes de "filles" cachant mal leur intérêt très "juvénile", ce que, dans le domaine littéraire, Gabriel Matzneff illustre parfaitement.

    (2) Bien loin de l'absorbement cher à Michael Fried. Mais il est notable que longtemps la frontalité fut bannie des publicités de lingerie. Il ne fallait pas "exciter" (ou provoquer ?) le spectateur, notamment sur des panneaux d'Abribus. Le "Regardez-moi dans les yeux" d'Eva Herzigová pour Wonderbra marqua une rupture.

    (3)Il suffit d'un rien, évidemment, pour que le même principe produise un effet différent. Boubat, dans ces années-là, prend le cliché qui suit.

     

    boubat, nu à la plage 1950.png

     

    Grand ratage. Impossible d'y croire, c'est-à-dire d'être séduit, emmené ailleurs. Le cliché désigne de manière excessive ce qui est offert...

    (4)Et c'est très curieux de voir que ce dos qui n'est pas l'objet majeur du désir est plus impressionnant qu'un autre cliché de Boubat gâché par l'excès citatif : Ingres et Man Ray, alors même que le dos est le sujet central de la photographie.

     

    boubat nu de dos 1950.jpg

    (5)J'entends ici par constitution ce que l'on peut dire d'un corps dans toute sa pesanteur 

  • Lucca

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    Il y a d'abord l'œil que tu ouvres, dans un endroit qui n'est pas ton quotidien, où la chaleur s'est infiltrée et le drap est à mi-corps ; tu te retournes, avec lenteur et délices. Et dans ce mouvement, toi en caméra monoculaire (ta pupille droite est atrophiée d'une mémorable cuite) à voir le bout du lit, la commode défraîchie qui fait la fierté de l'hôtelière, puis les projections striées des persiennes, claires et régulières. Dans ce semblant d'obscurité, elles dispensent une linéarité jaunie et multiple, une intromission sépia du monde dans ton cauchemar alcoolisé qui n'a ni fin de soirée ni escalier pour monter à l'étage ni déshabillage. Tu as gardé ton pantalon et personne à tes côtés. Le jour en lamelles est là et par la profondeur de la clarté dont il se signe, tu sais qu'il fait beau, chaud même et c'est parce qu'elles te donnent tous ces indices qu'aussitôt tu entends la cacophonie de la place, et tu sais qu'à la minute où, arrivé à la fenêtre, tu pousseras les volets qui n'ont pas été fixés, juste retenus, tu seras la proie du soleil, et heureux...


    Photo : X

  • Liquéfaction

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    Montecatini Terme fut dans le passé cité glorieuse. Séjour thermal du Grand-Duc de Toscane, Shelley et Byron y furent des hôtes de choix. Montaigne, déjà, au XVIe, regrette de passer à un mille, sans le savoir, sur la route de Pistoïa, c'est dire, et d'avoir manqué le Tettuccio.

    Le Tettuccio est toujours là, dans une architecture monumentale, pompeuse, qui se voudrait, dans un style boursouflé de XIXe siècle faussement intelligent (déjà...), un souvenir appuyé, sans doute, de la toute la philosophie antique de l'eau. On y jette un œil, l'âme narquoise.

    Pour le reste, Montecatini Terme sent le passé improvisé, le temps perdu, un prestige galvaudé. On pense à un Vichy sous le soleil. Les rues sont mortes. Quelques belles bâtisses côtoient un temps plus avancé de demeures fonctionnelles et sans attrait.

    Les hôtels ont des dénominations helvétiques. On image assez bien l'esprit du Nord descendre jusqu'ici. Une joaillerie qui veut être dans le vent est en même temps un bar, et sur une grande place encastrée dans des immeubles à terrasses, un café offre ses cocktails et de grandes banquettes blanches. Tu y bois par ironie un Old Fashioned.

    En marchant vers le centre (tu étais garé non loin du funiculaire qui mène à Montecatini Alto, hameau escarpé dont l'épine dorsale n'est plus que succession de restaurants), tu n'as pour dire ainsi croisé que des vieux, lents et sérieux. Comme tu t'en retournes, à l'heure où ils mangent, assez tôt pour une aire du Sud, ils sont à leur assiette. Dans la grande salle, vitrée et climatisée, d'un hôtel qui joue chic, ils sont une vingtaine, sous la surveillance des serveurs droits comme des i. Ils sont tout apprêtés de leur gravité permanentée, pour les femmes, cravatée, les hommes. Il faut être digne en toute circonstance. Tu marches très lentement, pour contempler ces carcasses en aquarium qui mangent sans rien dire. Pas une lèvre ne bouge, pas un regard profond. Ils sont une caricature, et l'ensemble vaut bien plus la somme des parties. Ils ont une faim de vie satisfaisante et sont venus se rassurer sur leur éternité. Il n'est pas difficile de les imaginer la journée aux soins, discourant sur la catastrophe du monde comme il va ou de l'absence d'une habituée. Tout est à eux, ici, c'est clair. Leurs rhumatismes ne sont rien à côté de cette réification d'entre soi qu'ils poussent à l'extrême. Tu prends le temps d'allumer une cigarette, en espérant que la mécanique s'animera d'un besoin d'eau ou de vin, d'une grimace devant un plat trop salé. Mais rien ne se passe. De la fourchette à la bouche, une gorgée d'eau gazeuse, la serviette délicatement aux commissures des lèvres. Et le silence que tu n'entends pas mais qui entres en toi comme une certitude.

    La dernière fois que tu as contemplé un tel tableau, c'était exactement quatorze ans auparavant, à Nice, face au Négresco, où sous les pergolas faites pour contempler la mer, des vieux épuisés mais riches évaluaient le cul et les seins des baigneuses, à haute voix parfois (voilà pourquoi tu le sais) et déjà tu avais repensé à cette vieille chanson de Lavilliers intitulé Promenade des Anglais et  à ces quelques lignes : "Bientôt la mort et tu décroches/Tout doucement tes ongles faux/De la cupidité féroce/Des habits noirs et des tangos".

    Il n'est pas à faire le procès de ceux qui veulent la vie à tout prix. Telle est leur volonté. Tu ne la partages pas. La question est-elle là ? N'est-elle pas plutôt dans ce désagréable sentiment, soudain, que la vieillesse a pris le pli d'une jeunesse avide de prolonger l'illusion d'elle-même ? Les vieux de Montecatini Terme sont bien à leur place dans le théâtre vitrifié d'une bonne conscience qui ne voudrait en aucune façon manquer la saison des thermes agrémentée de quelques concerts (parce qu'ils sont forcément mélomanes) et de la lecture matinale du journal de chez eux, car il est certain que s'il doit y avoir un autre monde hors de cet aquarium dans lequel ils sont si bien, si rassurés, c'est là d'où ils viennent, et rien d'autre.

    Cette déréalité, un peu miteuse ici, malgré les efforts, ailleurs plus reluisante (comme en Bavière, par exemple), laisse songeur. On y sent un repli imparable. Nul paravent mélancolique. Au contraire : la volonté jusque dans la mise de sauver un monde tel qu'on voudrait qu'il soit, la componction d'un bon ordre que démentent pourtant la parade négligée (dont toi) de ceux qui ne sont pas curistes et la banalité du lieu offert à des commerces de pacotilles et à une fête foraine de jeux gonflables pour d'éventuels enfants...


    Photo : X


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  • Le Silence de soi

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    En revenant, avec douceur et tranquillité, à la course à pied, tu as retrouvé les figures d'il y a quinze ans : les couples qui vont à la même allure, en se souriant, les familles, les groupes de copains en discussion, les bonjour mademoiselle qui se croient en sortie de boîte, les petit(e)s gros(ses) en quête de rédemption magazine, les secs qui vous enrhument avec leur vitesse, les apprêtées en collants et string, les souffreteux, les vaillants, les rougeauds et les impassibles... Rien n'aurait donc changé. Pas tout à fait.

    Sur le circuit des endurants du dimanche matin (et des autres jours aussi) est apparu le coureur (mais les femmes sont aussi concernées) à oreillettes, le sujet courant MP3. Celui-là n'existait pas avant l'an 2000. Ce n'est pas un être très étrange, mais un pur produit du présent. Entendons : nous sommes tous produits du cadre socio-historique dans lequel nous baignons. Il n'y a pas d'état de nature, seulement de la socialité intégrant la nature (ou ce que nous lui devons). Si le joggeur MP3 est pur produit du présent, il faut entendre qu'il a été possible, dans un temps record, de voir son apparition, son éclosion dans le décor de l'entertainment généralisé. Et son existence (quoique le mot soit inadéquat, tant le mouvement vers l'extérieur te semble justement absent en lui) n'est pas anodine.

    Tu en as déjà rencontré, et dans des proportions frôlant l'effroi, dans les bus, le métro, la rue, sur les bancs, allongés sur les pelouses, de ces autistes new age engagés dans le crépuscule de la parole, ces muets enkystées de leur supplétif technologique. Tu les as observés un temps, avec circonspection, et désormais avec dégoût et dédain. Sans doute n'ont-ils rien à dire, et rien à penser, qu'ils se retranchent ainsi du monde... Tu as cru parfois que c'était de la peur, devant la terreur d'une contemporanéité fracassante, mais tu n'adhères plus à cette option : ils ont en eux la présomption d'avoir raison avec le monde. Ils l'appellent de leurs vœux, mortifères et bêlants, sans vraiment se rendre compte du désarroi où ils s'enfoncent...

    Certes, les âmes positives diront que c'est une manière de protester contre la vie qu'on leur fait mener, qu'il faut savoir se préserver et que Lady Gaga dans le métro aide à supporter le métro. Dans cette perspective, la soupe binaire dont tu entends parfois les basses (tant ils mettent du volume : il faut que cela gonfle, à force de n'être rien que du vent...) prendrait des allures de procédé thérapeutique ! Tout est possible, mais, alors, il n'y a pas grand chose à soigner.

    Revenons au joggeur MP3. Il n'est pas dans le compagnonnage, même bref, de l'effort, dans la présence, même furtive, de l'autre, dans le clin d'œil compatissant devant la difficulté. Il est à lui, à lui seul. Dans ce qui est apparemment un moment de détente, un retour vers le corps, il continue de rechercher le bruit, la dissidence par le paravent technologique. Il transpose l'ordre (car la pratique ad libitum du MP3 est un acte de soumission, par le retrait : bien loin d'une ascèse chez les Trappistes) dans ce qui pourrait sembler sa suspension. Il prolonge la neutralisation de l'écoute par le bruit. Quand tu en croises un, que tu en doubles un (1), c'est un zombie que tu rencontres, qui ne te voit pas arriver, qui ne te sent pas venir. Il faut qu'il soit ailleurs, toujours ailleurs, parce que le premier étranger du monde, c'est lui-même. Il est de son temps, paradoxal : solitaire et dans la disparition, narcissique et dématérialisé. Un spectre R'n'B, rasta, rap, pop, selon les cas.

    Et c'est bien là le pire de cette situation : la machine à produire un continuum d'altérité articifielle, ce qui rend à notre MP3 son souffle intolérable, la mesure de son pas intempestive, l'écoute de ses fibres sans intérêt. Il ne s'aime que comme supplément de ce qui, logiquement, serait une prothèse. Plus que dans le métro, ou dans la rue, quand il marche, le contemporain technologisé (voire technologique) apparaît dans sa pleine misère alors qu'il essaie d'annuler l'effort auquel il s'est plié (pour d'autres impératifs tout aussi assassins diront certains : l'hygiène et la minceur). Il veut s'oublier. Aime-t-il sa sueur ? Sa respiration ? La petite douleur au mollet ? L'étrange tiraillement intestinal ? Veut-il vivre avec ses nécroses ? Tu n'en es vraiment pas sûr...

    Il court, la musique tourne, il tourne, et la musique court dans sa tête, en flux ininterrompu. Il regarde sa montre et l'heure tourne aussi. Tout est bien ainsi, qui tourne. Encore deux morceaux et il arrête. Aujourd'hui, il se sera fait le dernier Coldplay.

     

    (1)Tu as remarqué que les rapides, les secs furieux ne sont pas munis de ces engins. Ils ont besoin d'être dedans, d'être à l'écoute de leur corps.

     

  • Femme en bleu (III) : Yves Klein

     

     

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    Les premières tentatives d'Yves Klein sur les empreintes corporelles datent de 1958 mais c'est en 1960 que se développent ce que son ami Pierre Restany définit comme les anthropométries de l'époque bleue. La performance inaugurale de ce qui est du Body Art avant la lettre se déroule dans un cadre très singulier. Le 9 mars de cette année-là, à la Galerie Internationale d'Art Contemporain du Comte d'Arquiau, l'artiste (le peintre ?) élabore une scénographie assez ridicule pour un public trié sur le volet. Il a d'abord convié un orchestre de chambre qui, à son ordre, entame sa symphonie monoton soit vingt minutes d'un son unique et ininterrompu, suivies de vingt minutes de silence. Ce magnifique morceau entamé, Klein, habillé d'un smoking impeccable, ordonne à trois modèles nus d'apparaître, lesquels sont enduits du fameux et si lucratif (il est en droit une propriété de l'artiste) bleu des monochromes qui feront sa célébrité. Puis les modèles, toujours selon ses désirs, vont appuyer leurs formes contre des toiles disposées verticalement, avant de se retirer. Le tableau est fait.

    Les justifications d'une telle démarche sont multiples et l'artiste peut invoquer sa vision pour le moins ésotérique du monde, des réflexions plus radicales sur la question de la trace, sur celle du rituel, sur celle aussi de l'art comme fracas à même de choquer le bourgeois. Lorsque la peinture a abandonné les seules ressources de la technique pour le concept et doublé son immédiateté d'une logorrhée philosophique sur les intentions de l'artiste, elle a beaucoup perdu de sa crédibilité et, très vite, s'est congelée autour de gimmicks, de maniérismes qu'on assimilera à une sorte d'escroquerie intellectuelle (1).

    1960. Klein scénarise ses anthropométries pour public chic, celui qui aime se donner l'illusion de la contre-culture propre. Il choisit des nus et ce sont des corps de femmes. Cette option manque un peu d'audace. Elle est dans la continuité civilisationnelle qui a vu, progressivement, le nu masculin s'effacer au seul bénéfice du nu féminin (2). Des femmes à poil... Rien de très original. Des seins, des cuisses, des pubis, des bassins un peu large, une certaine corporalité pulpeuse capable de provoquer une excitation. Surtout pour les témoins directs de la performance qui les avaient devant eux, en chair et en os (3). Peut-être aurait-il été plus troublant, plus inquiétant que ce fût des corps masculins : des verges et des testicules. Dommage...

    Ce peintre-chef d'orchestre, qui ne se bat pas avec la couleur mais envoie d'une certaine manière les autres au front, agace. On a envie de balayer d'un revers de main ces anthropométries, de les prendre définitivement pour des foutaises mais rien n'est simple car à les regarder, et en oubliant (comme on peut) le cirque qui précéda/engendra leur apparition, naît un trouble qu'il faut approfondir. La toile était à la verticale et les corps sont venus les imprégner, témoigner de leur passage, avant de s'éclipser. Réalités sans visage, sans épaules (ou presque), sans bras, sans mains, sans pieds, ces êtres sont réduits à une continuité massive qui ne pouvait pas s'effacer, comme si des femmes nous ne savions nous passer d'une matrice (seins, ventre, sexe, cuisses) qui n'est pas tant celle de la mère que de cet autre que nous aimons fouiller, caresser, lécher, baiser, en femme qu'elle est. Il y a dans ce tableau de Klein une crudité/cruauté du désir née de la concentration soudaine de la pupille sur un corps débarrassé de ce qui atténue la pulsion au profit du sentiment : le visage par exemple (4).

    L'obscénité latente (ceci écrit sans aucun jugement moral) de la toile surgit dans ce que nous impose cette densité brûlante tournant au fétichisme, à un bonheur de répétition (et les cinq corps alignés n'y sont pas pour rien) à même de combler notre penchant voyeur. L'élan quasi libidinal de ces anthropométries se nourrit du paradoxe de leur anonymat qui les désigne comme des êtres fétichisés, des métonymies adorables. Car ces zones de contact dont témoigne le support sont justement celles qui échappent à l'ordre strict des conventions sociales : elles sont les indices vérifiables de l'intimité quand à la désirée nous nous collons, toile de l'une à l'autre, de l'un et de l'autre. Cette vérité de la chair est le point nodal de chacune des empreintes, à la fois discontinue et composante. Le spectateur peut combler le creux mais il n'en a sans doute pas besoin. L'impulsion dernière du modèle venu faire corps avec le support est la parole silencieuse grâce à quoi il (le modèle) lui (le spectateur) dit : ceci n'est pas mon corps-ceci en est le plein ; ceci n'est pas mon identité-ceci en est la première frontière.  Sur ce point, circule en ce tableau de Kelin une vitalité irradiante qu'on n'imaginait pas au premier abord.

    Tout pourrait en rester là : une aventure autour du désir/dans le désir, où les sèmes de nudités entêtantes (parce qu'étêtées) font écho à notre sexualité. Il traîne néanmoins dans cette histoire une zone d'ombre, zone d'autant plus rebelle à la vision qu'elle a l'apparence de la clarté. Le fond. Ce fond blanchâtre sur lequel se sont greffés les corps mais aussi des souvenirs lointains de ces corps, des pigments erratiques, un ensemble indiscipliné de signes introduisant dans le cadre une profondeur floue, comme la vision d'un objet derrière l'écran mouvant d'une flaque laiteuse. Et c'est là que l'on peut retourner la lecture du tableau, non plus en traces/impressions d'un sujet-corps venu à la rencontre de la surface solide de l'objet-tableau, mai en apparition délétère d'un être mutilé remontant à la surface, à cette autre surface que pourrait constituer le rêve ou le cauchemar, avec ses passions sans identité peuplant des trames à jamais perdues. De fait, il circule au dessous de ces épiphanies inachevées une morbidité oppressante semblable à celle éprouvée par le promeneur arrêté sur un pont et voyant remonter un cadavre (que serait alors la toile non plus accrochée au mur mais posée au sol ?). Avatar du lien entre le désir et la mort, l'amour et la (dé)composition de l'autre, le jeu anthropométrique de Klein superpose les paradoxes de l'apparition et de la disparition. Piégé par ce qui reste malgré tout un procédé, il se prive d'en explorer la matière (et répétons que la peinture est aussi une question de matière) à la manière d'un Bacon par exemple (5) . Mais ce sont pourtant ces tableaux qui nous émeuvent, nous parcourent l'échine, quand tout le reste, à commencer par ses monochromes, est mort depuis longtemps...

     


     

    (1)Le terme d'escroquerie méritant d'ailleurs bien sa place alors tant l'art se commettait jusqu'à ne plus être qu'un investissement, un marché, une perspective de plus-value. Yves Klein, dont la roublardise est spectaculaire, avait déjà préparé son coup quand, en 1958, à la Galleria Apollinaire de Milan, il avait exposé onze monochromes identiques, vendus à des prix différents. C'était une façon de fustiger l'arbitraire des estimations picturales tout en empochant le total de la vente. Ou comment rentabiliser la subversion (ou ce que l'on vend comme telle).

    (2)Lire sur ce point le très éclairant livre de Kenneth Clark Le Nu.

    (3)Des fesses et des seins chez Klein sont somme toute plus nobles que les mêmes attributs au Moulin Rouge...

    (4)On fera bien sûr un parallèle avec le modèle tronqué de L'Origine du monde de Courbet.

    (5)Et ce désagréable sentiment de procédé-procédure n'est pas que le seul fait de Klein, il faut être honnête. Il est aussi lié à l'association inéluctable de ces tableaux à une autre mise en scène, celle d'Alain Robbe-Grillet, lorsque, entre autres fantaisies sexuelles, il reproduit le schéma kleinien avec le corps d'Anicée Alvina. C'est dans Glissements progressifs du désir, tourné en 1974. Film d'un érotisme assez lénifiant qui ne vaut pas grand chose (ni le film, ni l'érotisme de son réalisateur...)Il faut toujours se méfier de ce qui est si facilement récupérable...

  • Le risque de disparaître (qui sait ?)

     

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    Linda Sanchez - À la pêche - 2007 (détail) - Fils de pêche, toiles d’araignées, talc

    Il y a la couleur du monde, grisé rude, l'heure chicken-wings, l'affiche chloroformée d'un -50%, oui -50%, quelque part, dans le centre, ou en zone commerciale. J'erre, je jette, j'adhère, j'achète, j'achève, paronymie moderne. Il y a la traçabilité, dernière odyssée, de la viande morte, plus de cicatrice, Ulysse, de reconnaissance, ou tache de naissance, mais le fil avarié de la transparence. Il y a l'aquarium des devantures et des vitrines et les poissons à cartes qui déambulent, intérieurement, le bruit de la clim. Il y a l'interphone et la bouche à placer juste en face de la bête rétive, puis une deuxième porte, à code. Je compose, j'enregistre, j'annule, je confirme. Il y a l'écarrissage des espérances, les volontés rangées dans la boîte à gants du monospace, sous alarme, et le manège-maestria du passé sur la grand'place. Remasteriser, relooker, réorganiser, réunifier. Il y a les caniveaux FM, la bande passante de la rue, et la minute de silence, Pilate, panoramique de l'Histoire et du fait divers, le bruit sans la fureur, la voix synthétisée des aéroports. J'entends, j'enregistre, j'intègre, j'obéis. Il y a la restauration javellisée du patrimoine, la sauvegarde du marais, micro-climat, micro-sytème, éco-système, l'amibe et le cachalot, la paix verte en contre-argumentaire facile, L'UNESCO et ses rêves assassins de feintes de l'histoire. Préserver, sauvegarder, formoliser, taxidermiser. Il y a la peur intransigeante de la laideur, Dorian, l'élasticité de la peau comme bible existentielle, my body my biography, la salle de bain et les femmes porte-manteaux, l'androgynie cadavérique. Cosmétiques, cataplasmes, prothèses, chirurgie. Le hype, la vibes, le back office, le streaming, les stock options, le sampling, le revolving, les dunks, le soccer 2011, etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc etc

    Il y a tout cela, et ton râle, de sujet ultra-contemporain, de l'épaisseur d'un écran plat.

  • L'Être au miroir

     

    Caravage, Narcisse, 1595, Palais Barberini, Rome

    Nous devons à Roger Lembrechet la mise au point (faut-il dire l'invention ?) du miroir moderne. Remercions-le, plus encore aujourd'hui qu'hier, puisque ce présent monde est absorbé à sa propre contemplation ; qu'il n'est de centre ville dévolu au commerce, aux boutiques qui ne soit une succession de miroirs, de glaces, de vitrines suffisamment belles pour que nous y contemplions notre finitude.

    Il est certain que c'est bien là un instrument de notre désir d'être et de reconnaissance (face aux autres et face à soi-même, mais en pensant d'abord que les autres ne sont que les figurants dans un espace central où nous nous tenons, en improbable existence). Nous avons donc fait de lui un élément dépassant largement le stade du miroir, et nous nous promenons désormais avec lui, et s'il n'est pas là (il reste malgré tout des murs, des surfaces qui ne nous réfléchissent pas), nous sommes en attente de lui, dans l'impatience d'une vérification rassurante. Nous voilà à l'ère du narcissisme outrancier, celle dont Christopher Lasch a si bien pourfendu la vanité (et la vanité, double, de ceux qui s'y soumettent désormais dans l'intégralité de l'être sans devenir).

    Et la glace (ou le miroir : usons, par commodité, indifféremment l'un et l'autre) a trouvé au XXe siècle son accomplissement dans cet endroit magique qu'est la salle de bain, oui, cet endroit où l'on a le droit, plus qu'ailleurs, de s'enfermer, et d'être à soi seul. Délectation princière du lieu par lequel débute maintenant l'artifice et la comédie. Nous nous y apprêtons, oubliant, ou faisant mine d'oublier, que cet isolement n'est que la coulisse d'un jeu épuisant, celui de notre apparition. Il aurait pu en être autrement si nous avions gardé en mémoire les leçons antiques du theatrum mundi, si nous (re)lisions Montaigne, lorsqu'il rappelle que «nos vacations sont farcesques» et que «du masque et de l’apparence il n’en faut pas faire une essence réelle, ny de l’étranger le propre». Avant que de se gausser, avec la même rigueur, de ceux «qui se prélatent jusques en leur garde-robe». Il eût été possible, plutôt que dans la divine recherche d'une perfection exposable (à réfléchir longuement sur notre corps et sur notre mise), de se voir justement dans les limites de cette corporalité qui n'est ni magie, ni indécence. Se regarder nu(e) ; non pas avec l'interrogation sur ce que sera l'après, lorsque nous nous serons vêtus et de nos habits, et de nos mimiques, et de nos stratégies, mis en vitrine, d'une certaine manière, mais avec la pleine conscience d'être un homme ou une femme, tout simplement.

    La glace aurait donc pu être ce compagnon de modestie grâce auquel, sans se mépriser, nous nous serions retrouvés avec notre humanité. Mais l'aspiration démocratique, doublée de l'idéologie libérale d'une estime aiguë de soi pour pouvoir faire son chemin, nous a convaincus qu'elle était une arme dont nous saurions nous servir pour être, enfin, tels qu'en nous-mêmes. Ainsi les progrès hygiéniques et les aménagements spatiaux de l'intimité vont-ils, par une suprême ironie, à contre-courant d'un possible approfondissement de la connaissance que les individus auraient d'eux-mêmes, connaissance qui commence, raisonnablement, par notre insignifiance dans le temps et dans l'espace. Ce choix qui n'a pas été fait, qui ne pouvait sans doute pas être fait collectivement, il est pourtant nécessaire de le faire individuellement, pour ne pas encourir la désillusion d'une décrépitude du corps ou le désastre d'une éviction de la scène sociale (mais l'une ne serait que la préfiguration de l'autre). Car, derrière tout cela, il y a effectivement le risque, à long terme, d'une socialité exsangue et d'un désarroi individuel. Il n'est d'ailleurs pas sûr que ce phénomène ne soit pas déjà engagé...

    Nous ne pouvons pas à la fois fustiger la prétention rageuse de pouvoirs politico-médiatiques (quand il nous faut mettre dans la même engeance ridicule les gouvernants et les people) et croire nous-mêmes que le monde ne pourrait pas se passer de nous regarder, qu'il est même indispensable qu'il nous regarde, nous, oui, nous, qui nous regardons si complaisamment (et complaisance il y a jusque dans les reproches que nous nous adressons, parce qu'il s'agit bien de rattraper l'affaire, reproches que nous nous faisons par orgueil, de ne pas plaire, peut-être) le matin, devant la glace.

  • My body. My biography (II)

     

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    Leur corps. Leur biographie. Sur eux, elle est ce visage usé par la fatigue, la longue nuit dans laquelle ils luttent contre la roche fossile. En eux, elle est ce poumon qui s'amenuise doucement et se transforme en un souffle rauque.

     

  • My body. My biography.

    Equinox est une grande entreprise de fitness américaine, très en vogue à Manhattan, dont les publicitaires méritent qu'on les considère pour ce qu'ils sont parfois, ces publicitaires : non pas tant des poètes de la formule que des concentrés de l'air du temps. S'ils manipulent l'opinion (sans doute), il leur arrive aussi d'en exprimer les aspirations profondes.

    L'idée générale d'Equinox est celle-ci : it's not fitness. It's life. Mais il y a mieux encore, un slogan beau dans la netteté du devenir de notre (post)modernité : My body. My biography. On y trouve formellement tout ce qui peut séduire. La brieveté averbale, la progression rythmique, la lisibilité graphique par laquelle les b et les y s'entremêlent, comme si le second substantif était le prolongement inévitable du premier, alors même qu'au niveau du sens le second terme entraîne la relecture du premier. Mon corps parle donc pour moi. Il est mon histoire, cette bios organisée que les Grecs distinguaient de la zoé organique. Je m'inscris dans le paysage, dans la sphère sociale par les signes de ma réalité corporelle. Cela n'est pas faux dans une certaine mesure. La statuaire s'en est chargée il y a longtemps certes, mais il fallait alors considérer des éléments esthétiques et d'une certaines façon moraux/éthiques. Nous en sommes loin avec Equinox. Le corps est ici l'exaltation discrètement masquée d'une conformité physique, d'un calibrage taille mannequin qui obnubile aujourd'hui nombre d'individus des pays riches.

    Il y a certainement le mythe de l'exercice comme accomplissement de soi. Néanmoins cette publicité américaine à destination des Américains est aussi à analyser au travers du prisme éthico-économique d'un libéralisme prônant la prise en charge de soi dans la totalité de son existence. Si mon corps est ma biographie, modélisé par les vertus d'un hygiénisme faisant aisément abstraction des conditions économiques et sociales de chacun (et Equinox n'est pas fait pour les pauvres), cela revient à incriminer tout écart par rapport à la norme, tout recul dans la tenue de soi comme une marque de faiblesse morale. Le filigrane de ce slogan est encore une fois la tarte à la crème du «quand tu veux, tu peux», le jeu du volontarisme individuel négligeant les questions du quotidien. C'est le chant de la responsabilité sans nuance dans la même lignée que les apories du Just do it. Il n'est pas paradoxal que cette affirmation voie le jour dans le pays des obèses et de la malbouffe. Elle est une pierre de plus dans la logique de culpabilisation qui traverse de part en part notre espace contemporain.

    En même temps, cette équation du corps et de l'histoire de soi en dit long sur la transformation de notre époque et notamment des rêves générés dans les classes moyennes et supérieures. La minceur du corps devient le symptôme d'une autre minceur : celle de la pensée réduite à son efficience économique. My body. My biography. suppose une construction de soi qui ne soit qu'une vénération des apparences et, alors, le souci de soi, par la futilité avec laquelle il se remplit, est une course à l'abyme.

    Le corps ne peut être une finalité discursive. Mon corps ne parle pas pour moi (même s'il parle de moi, et je dirai : parfois à mon corps défendant). Cela ne signifie pas que je m'en désintéresse et il faut sourire à l'argument de la seule beauté intérieure. Nous ne sommes pas de purs esprits. Néanmoins, il n'est pas le signifié absolu auquel on veut le raccrocher de nos jours. Car, n'en déplaise à certains, la multiplication des langages (qui a pour corrélat un désinvestissement symbolique du seul qui compte : la parole, l'écrit, le langage articulé) est une escroquerie intellectuelle.