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décomposition

  • L'achevé

     

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    La laideur nous travaille, comme, insidieuse et répétitive, l'eau qui s'écoule travaille la roche et la ravine. Il ne s'agit pas tant de la laideur immédiatement visible, spectaculaire, répondant à des repères esthétiques simples : désordre d'un endroit, pagaille d'un lieu, difformité, monstruosité. Devant cette défaillance, il est toujours possible de se prémunir ou de passer son chemin. On oublie la disgrâce et notre regard se porte ailleurs.

    Mais il est une laideur plus terrible, qui nous use, à force de s'imposer justement sans effort, parce qu'elle est installée dans le monde. Elle en devient la règle. Son signe et sa nomenclature. Et n'est-elle plus remarquable que dans les villes ? Là : la saleté, la moisissure, la crasse, l'écroulement, les fissures, les vitres brisées, le va-vite architectural, l'aménagement obsolescent et grossier, le tag, le graphe, le placard publicitaire, l'affichage sauvage, le bruit, l'accélérateur et le frein. Et les gens aussi : la vocifération, le râle, la suffisance narcissique, la sueur, le regard de travers, la babine morne, la démarche grotesque, la pantalonnade asexuée, le bon marché grimé...

    La laideur des murs, des impasses, des dérisions cellulaires donnant sur un espace arboré. Jardin d'acclimatation à la décrépitude. L'œil enfle de cet eczéma journalier. L'esprit ne sait plus où se tourner. Urbain, péri-urbain, rurbanisation. Ailleurs, peut-être. En attendant : le chant des chiens, le gargouillis des demi-civilisés, les auréoles d'humidité et le chevauchement des raccords. Toute une œuvre, tout un rêve, toute une histoire.

    Une extinction.

     

    photo : Philippe Nauher

  • Femme en bleu (III) : Yves Klein

     

     

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    Les premières tentatives d'Yves Klein sur les empreintes corporelles datent de 1958 mais c'est en 1960 que se développent ce que son ami Pierre Restany définit comme les anthropométries de l'époque bleue. La performance inaugurale de ce qui est du Body Art avant la lettre se déroule dans un cadre très singulier. Le 9 mars de cette année-là, à la Galerie Internationale d'Art Contemporain du Comte d'Arquiau, l'artiste (le peintre ?) élabore une scénographie assez ridicule pour un public trié sur le volet. Il a d'abord convié un orchestre de chambre qui, à son ordre, entame sa symphonie monoton soit vingt minutes d'un son unique et ininterrompu, suivies de vingt minutes de silence. Ce magnifique morceau entamé, Klein, habillé d'un smoking impeccable, ordonne à trois modèles nus d'apparaître, lesquels sont enduits du fameux et si lucratif (il est en droit une propriété de l'artiste) bleu des monochromes qui feront sa célébrité. Puis les modèles, toujours selon ses désirs, vont appuyer leurs formes contre des toiles disposées verticalement, avant de se retirer. Le tableau est fait.

    Les justifications d'une telle démarche sont multiples et l'artiste peut invoquer sa vision pour le moins ésotérique du monde, des réflexions plus radicales sur la question de la trace, sur celle du rituel, sur celle aussi de l'art comme fracas à même de choquer le bourgeois. Lorsque la peinture a abandonné les seules ressources de la technique pour le concept et doublé son immédiateté d'une logorrhée philosophique sur les intentions de l'artiste, elle a beaucoup perdu de sa crédibilité et, très vite, s'est congelée autour de gimmicks, de maniérismes qu'on assimilera à une sorte d'escroquerie intellectuelle (1).

    1960. Klein scénarise ses anthropométries pour public chic, celui qui aime se donner l'illusion de la contre-culture propre. Il choisit des nus et ce sont des corps de femmes. Cette option manque un peu d'audace. Elle est dans la continuité civilisationnelle qui a vu, progressivement, le nu masculin s'effacer au seul bénéfice du nu féminin (2). Des femmes à poil... Rien de très original. Des seins, des cuisses, des pubis, des bassins un peu large, une certaine corporalité pulpeuse capable de provoquer une excitation. Surtout pour les témoins directs de la performance qui les avaient devant eux, en chair et en os (3). Peut-être aurait-il été plus troublant, plus inquiétant que ce fût des corps masculins : des verges et des testicules. Dommage...

    Ce peintre-chef d'orchestre, qui ne se bat pas avec la couleur mais envoie d'une certaine manière les autres au front, agace. On a envie de balayer d'un revers de main ces anthropométries, de les prendre définitivement pour des foutaises mais rien n'est simple car à les regarder, et en oubliant (comme on peut) le cirque qui précéda/engendra leur apparition, naît un trouble qu'il faut approfondir. La toile était à la verticale et les corps sont venus les imprégner, témoigner de leur passage, avant de s'éclipser. Réalités sans visage, sans épaules (ou presque), sans bras, sans mains, sans pieds, ces êtres sont réduits à une continuité massive qui ne pouvait pas s'effacer, comme si des femmes nous ne savions nous passer d'une matrice (seins, ventre, sexe, cuisses) qui n'est pas tant celle de la mère que de cet autre que nous aimons fouiller, caresser, lécher, baiser, en femme qu'elle est. Il y a dans ce tableau de Klein une crudité/cruauté du désir née de la concentration soudaine de la pupille sur un corps débarrassé de ce qui atténue la pulsion au profit du sentiment : le visage par exemple (4).

    L'obscénité latente (ceci écrit sans aucun jugement moral) de la toile surgit dans ce que nous impose cette densité brûlante tournant au fétichisme, à un bonheur de répétition (et les cinq corps alignés n'y sont pas pour rien) à même de combler notre penchant voyeur. L'élan quasi libidinal de ces anthropométries se nourrit du paradoxe de leur anonymat qui les désigne comme des êtres fétichisés, des métonymies adorables. Car ces zones de contact dont témoigne le support sont justement celles qui échappent à l'ordre strict des conventions sociales : elles sont les indices vérifiables de l'intimité quand à la désirée nous nous collons, toile de l'une à l'autre, de l'un et de l'autre. Cette vérité de la chair est le point nodal de chacune des empreintes, à la fois discontinue et composante. Le spectateur peut combler le creux mais il n'en a sans doute pas besoin. L'impulsion dernière du modèle venu faire corps avec le support est la parole silencieuse grâce à quoi il (le modèle) lui (le spectateur) dit : ceci n'est pas mon corps-ceci en est le plein ; ceci n'est pas mon identité-ceci en est la première frontière.  Sur ce point, circule en ce tableau de Kelin une vitalité irradiante qu'on n'imaginait pas au premier abord.

    Tout pourrait en rester là : une aventure autour du désir/dans le désir, où les sèmes de nudités entêtantes (parce qu'étêtées) font écho à notre sexualité. Il traîne néanmoins dans cette histoire une zone d'ombre, zone d'autant plus rebelle à la vision qu'elle a l'apparence de la clarté. Le fond. Ce fond blanchâtre sur lequel se sont greffés les corps mais aussi des souvenirs lointains de ces corps, des pigments erratiques, un ensemble indiscipliné de signes introduisant dans le cadre une profondeur floue, comme la vision d'un objet derrière l'écran mouvant d'une flaque laiteuse. Et c'est là que l'on peut retourner la lecture du tableau, non plus en traces/impressions d'un sujet-corps venu à la rencontre de la surface solide de l'objet-tableau, mai en apparition délétère d'un être mutilé remontant à la surface, à cette autre surface que pourrait constituer le rêve ou le cauchemar, avec ses passions sans identité peuplant des trames à jamais perdues. De fait, il circule au dessous de ces épiphanies inachevées une morbidité oppressante semblable à celle éprouvée par le promeneur arrêté sur un pont et voyant remonter un cadavre (que serait alors la toile non plus accrochée au mur mais posée au sol ?). Avatar du lien entre le désir et la mort, l'amour et la (dé)composition de l'autre, le jeu anthropométrique de Klein superpose les paradoxes de l'apparition et de la disparition. Piégé par ce qui reste malgré tout un procédé, il se prive d'en explorer la matière (et répétons que la peinture est aussi une question de matière) à la manière d'un Bacon par exemple (5) . Mais ce sont pourtant ces tableaux qui nous émeuvent, nous parcourent l'échine, quand tout le reste, à commencer par ses monochromes, est mort depuis longtemps...

     


     

    (1)Le terme d'escroquerie méritant d'ailleurs bien sa place alors tant l'art se commettait jusqu'à ne plus être qu'un investissement, un marché, une perspective de plus-value. Yves Klein, dont la roublardise est spectaculaire, avait déjà préparé son coup quand, en 1958, à la Galleria Apollinaire de Milan, il avait exposé onze monochromes identiques, vendus à des prix différents. C'était une façon de fustiger l'arbitraire des estimations picturales tout en empochant le total de la vente. Ou comment rentabiliser la subversion (ou ce que l'on vend comme telle).

    (2)Lire sur ce point le très éclairant livre de Kenneth Clark Le Nu.

    (3)Des fesses et des seins chez Klein sont somme toute plus nobles que les mêmes attributs au Moulin Rouge...

    (4)On fera bien sûr un parallèle avec le modèle tronqué de L'Origine du monde de Courbet.

    (5)Et ce désagréable sentiment de procédé-procédure n'est pas que le seul fait de Klein, il faut être honnête. Il est aussi lié à l'association inéluctable de ces tableaux à une autre mise en scène, celle d'Alain Robbe-Grillet, lorsque, entre autres fantaisies sexuelles, il reproduit le schéma kleinien avec le corps d'Anicée Alvina. C'est dans Glissements progressifs du désir, tourné en 1974. Film d'un érotisme assez lénifiant qui ne vaut pas grand chose (ni le film, ni l'érotisme de son réalisateur...)Il faut toujours se méfier de ce qui est si facilement récupérable...

  • Mantegna, corps à corps

     

    Andrea Mantegna, Christ mort (1480), Pinacothèque de la Brera, Milan.

     

    Voici une œuvre dont on ne se défait pas. Le jour où elle n'est plus la simple reproduction sur une page glacée mais un fait, une présence, une réelle présence, et ce malgré la modestie des dimensions (66x81), il est impossible d'en détourner le regard. C'est en propre une expérience de fascination (dans tous les sens du terme, et notamment quand on pense aux commentaires de Pascal Quignard dans Le Sexe et l'effroi). Combattre la puissance captatrice de cette apparition (et les apparitions les plus bouleversantes ne sont pas, je crois, celles qui nous montrent une chose nouvelle mais plutôt celles qui, sur ce que nous croyions connaître, nous en révèlent une face inconnue, une histoire cachée. Dans la certitude nous sommes les plus vulnérables : rien de très neuf.), la combattre est une prétention frôlant la bêtise.

    Mantegna a peint cette toile en 1480, dans une époque déjà marquée, en Italie, par le retournement humaniste et la redéfinition de l'homme qu'il implique. Il connaît les ouvrages d'Alberti et comprend très vite que la peinture moderne (c'est-à-dire le «mouvement» auquel il participe) attaque, outre les liens du fond et de la forme, une nouvelle ère dans laquelle le recentrage de la philosophie sur l'individu sera primordial. Et l'individu a un corps... Alors le Christ a un corps... Et Mantegna nous en impose la vue, la contemplation intégrale, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes puisque le tableau est d'abord remarquable par le raccourci spectaculaire qui en structure l'invraisemblable profondeur. Invraisemblable en effet parce qu'il est clair que Mantegna prend des libertés avec la perspective. Là n'est pas l'essentiel, du moins de mon point de vue (si j'ose dire). La question mathématique n'est pas sans intérêt ; elle est significative mais pas vraiment signifiante, sinon pour des raisons de possible représentation. C'est un problème de peintre, pas de sens.

    Le raccourci. Il rejette au loin la figure du Christ qui semble quiet, et comme absent. La tête, si l'on se fixait sur elle seule, pourrait faire penser au sommeil, à une soustraction temporaire au monde. Il n'en est rien, car, de là où nous sommes, surgissent les quatre blessures de la croix. Sans effet excessif, sans violence sanguinolente, Mantegna les impose et la position des mains est très remarquable, repliées qu'elles sont pour que les stigmates soient visibles. Et la plante des pieds, au plus près, comme pour nous rappeler qu'il est question de sol foulé, de chair plus que terrestre. Mais cela n'est rien à côté de l'objet stupéfiant que l'on devine par le renflement du drap, renflement qui, à peu près, est le point de croisement des diagonales. C'est le fascinus et la fascination seconde du tableau (après son apparition globale), celle qui laisse pantois car on se demande alors comment une telle audace a pu passer... Il nous désigne la commune masculinité et dans la nécessité même de devoir la soustraire à la vue il la sur-expose. Pas la peine de se poser la question, de chercher dans quelque argutie théologique un détournement du verbe fait chair. La chair est là. Et plus de cinq siècles plus tard, l'étonnement devant cette composition est bien plus grand et fort que devant toutes les provocations faciles et explicites de l'art contemporain. Ce raccourci est, dans son organisation, une surprise de taille et nous restions à quia.

    Le raccourci, donc, mais pas seulement. Les proportions et la position. Le corps christique occupe toute la place. Il envahit l'espace et les deux figures (à peine visible pour l'une d'entre elles), dans leur situation périphérique, ne font que renforcer cette impression. Plan si rapproché que l'histoire annexe (les larmes, les lamentations) a la partie congrue. Et de se demander alors si Mantegna n'aura pas mis entre parenthèses le récit pour que nous nous concentriions sur autre chose. L'anatomie comme histoire, peut-être. L'époque, et la médecine en particulier, s'y intéresse, quand bien même l'Église met son veto. Les artistes s'y intéresseront : Vinci, Michel-Ange, Raphael pratiqueront les dissections. Il n'en est pas question ici mais l'anatomie du personnage est au cœur du dispositif, au centre, pour mieux le dire : le tableau est équilibré par la rectitude sévère de la composition, jusque dans la légère déviation qui en assure alors la beauté. Ainsi, quand nous le regardons, sommes-nous en face, de lui, face à face,  corps à corps, inéluctablement. Il est mort, froid. Aussi froid, se dit-on, que la dalle de marbre sur laquelle il repose (et qui prend, tout à coup, les allures anachroniques d'une table d'autopsie).

    Cette raideur structurelle est l'écho de la rigidité cadavérique. Ce n'est pas la torsion parfois maladroite de la descente de croix. L'affolement autour de la Passion est déjà passé. Il n' y a plus d'agitation d'aucune sorte et les sanglots sont bien le seul signe de vie que l'on supposera dans cette œuvre. Cette raideur est renforcée par les choix chromatiques de l'artiste, choix limités : ocre, bistre, gris, desquels se dégage une double impression : un temps crépusculaire et infini. Infini vers quoi ? Vers la résurrection. Si l'on s'en tient à la lettre biblique, sans aucun doute. Mais il s'agit ici d'un autre possible. Autant de tenue dans la composition, autant de dureté dans l'expression (ou l'inexpression, d'ailleurs) suspendent la lecture pour nous laisser face à la seule réalité d'un corps momentanément figé. Il n'est interdit à quiconque de croire. N'empêche : plus je le regarde, plus j'y pense, plus je poursuis de mon côté l'histoire, l'histoire du corps de chacun, et derrière cette chair livide et marmoréenne, j'imagine le ramollissement à venir, la putréfaction en marche (sourde encore), le glissement vers la décomposition.

    Il est évidemment assez surprenant que ce soit un tableau religieux qui me fasse le plus penser à cette réalité, et plus encore : qu'il m'y fasse penser sans peur, avec la légèreté et le bonheur que l'on trouve dans la contemplation d'une œuvre unique. Le mystère de l'art, sans doute.