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  • Vespa Roma

    « Au sein de l'inventaire des moyens de déplacement qu'effectue le photographe [Bernard Plossu], la vespa occupe une place particulière. Objet cinématographique par excellence depuis les années cinquante jusqu'au Caro diario de Nanni Moretti, la vespa est le symbole de la fluidité dans un monde engorgé, mais aussi celui de la démocratie du transport, de la belle mécanique accessible à tous. Le deux-roues semble consubstantiel à la ville méditerranéenne : il sied au climat, à l'étroitesse des rues, aux formes pentes qui découragent le cycliste. Sa photogénie ne reçoit jamais de démenti. Le conducteur du scooter est assuré de séduire : il a pour lui la jeunesse et l'absence de prétention. La vespa incarne à merveille le design de l'Europe méridionale en tant qu'il produit beaucoup d'effets avec une apparente économie de moyens, et qu'il assigne d'emblée au déplacement une dimension ludique : elle offre, comme autant de sacoches légères, de petites primes de plaisir. »

    Cette brève et très claire évocation de la Vespa par Jean-Louis Fabiani t’a ramené plus de trente ans en arrière, alors que tu découvrais Rome pour la première fois, et plus particulièrement à une fin d’après-midi, non loin du cimetière protestant, où tu étais venu rendre hommage à John Keats. Il était cinq heures et le petit magasin, pour faire tes courses avant de repartir au lido d’Ostia, n’était pas encore ouvert. Il aurait dû l’être mais tu découvrais depuis une semaine la qualité élastique de la sieste transalpine. Il faisait chaud et sur la porte de l’enseigne : chiuso. Alors, pour échapper à la lassitude, et parce que l’agitation de la gare Ostiense te répugnait, tu t’assis à même le sol, contre un mur, à un carrefour, et bientôt commença un ballet dont tu avais déjà observé quelques épisodes, furtivement, et dont tu pus pendant plus d’une demi-heure, vérifier la spectaculaire permanence.

    A la croisée des quatre voies, chacun arrivait avec une désinvolture klaxonnante pour signifier qu’il allait passer. On freinait à peine ; on se frôlait ; on accélérait ; on râlait ; on esquivait. Et cette singulière anarchie sans conséquence grave (ni glissade, ni accrochage) n’était pas le seul fait des automobilistes, avec la carrosserie en bouclier. Loin de là. Les deux-roues y tenaient le rôle principal. Ils semblaient s’amuser de tout. Deux-roues ? Pour être plus précis : les Vespa. En solo, ou en duo, avec la belle derrière, en amazone. Sans casque. C’était encore le temps mémorable des cheveux au vent. Imagine-t-on, à l’instar de Moretti, Cary Grant et Audrey Hepburn avec un intégral ou un bol, dans Vacances romaines. Tout, dans ce trompe-la-mort, au carrefour, à peine une décélération, donnait à la Vespa et à ses périlleux pilotes, une dimension jubilatoire et, bien sûr, cinématographique, comme le rappelle Fabiani. L’abeille piquait ta curiosité et tu n’espérais pas qu’une catastrophe vînt ternir cette démonstration du hasard heureux. Les météores suivent leur trajectoire.

    Tu avais donc l’occasion de vérifier que l’Italien et la Vespa étaient inséparables, quasi consubstantiels. Partout sur les trottoirs, dans les cours, dans les ruelles ; partout le devoir de composer avec leur art de se faufiler ; et sur les grands axes, des nuées où se mélangeaient les banlieusards, les gandins, les cravatés et même, parfois, les soutanes. En ce début des années 80, ces équipées doucement sauvages te donnaient l’illusion de te plonger dans la Rome des années 50, de sentir l’insouciance trouble d’une vie exubérante essayant de s’accommoder des règles.

    La Vespa avait, jusque dans la ligne, l’élan gracile de sa désignation. Elle était moins un mode de transport qu’un idéal de fluidité et un modèle chevaleresque, quand un garçon invitait une fille pour faire un tour. Il y avait en elle une esthétique ronde, quasi féminine. En France, nous avions l’immonde mobylette, le 102 ou 103 Peugeot, qui n’était rien d’autre qu’un gros vélo motorisé. D’un côté, le charme ; de l’autre, la grossièreté. Quand on regardait la Vespa, tu voyais une frontière dans l’art de la séduction. La séduction par la conduction. Tout un programme.

    Au fil des années et de tes retours à Rome, tu as déploré que la Vespa soit lentement mise au rebut, au profit du scooter. De l’italien à l’anglais, il y a un monde. L’anglicisation de la planète est un signe éminemment mortifère. Seuls les imbéciles de la communication universelle peuvent béatement s’y retrouver. Le problème, c’est qu’ils sont de plus en plus nombreux. Le scooter, on le comprend aisément, n’est pas la Vespa, mais une imitation customisée pour territoires sécuritaires/sécurisés et pour les adeptes de la gadgétisation à outrance. Le scooter glisse lentement vers la moto de ville pour actifs CSP+ ou pour petits frimeurs de banlieue. Ce ne sont plus les formes douces de la version italienne mais la modélisation mastoc, bourgeoise et empesée d’un univers qui étale son désir insatiable de confort. La frime tendre et juvénile a laissé la place à la bouffissure satisfaite. De fait, le scooter est un des objets les plus hideux de notre époque. Il pue l’assise et l’ambition. La Vespa n’est plus qu’un vestige. Comme beaucoup de signes par quoi nous marquions des différences spatiales et culturelles.

    Le déclin de la petite abeille suit la disparition des frontières et de la monnaie. Les douaniers sont des spectres ; tu paies en euros ; les rues romaines sont scooterisées. Il ne faut pas croire au hasard, en la matière, et la désolation qui t’habite est un paysage où les éléments les plus étrangers en apparence se disposent de manière très efficace. Tu n’es pas de ceux que la practicité du monde (ne pas s’arrêter à la douane ; ne pas montrer ses papiers) et la rationalité économique (plus de changes ; plus de dévaluation) fascinent. Au contraire. Parce qu’un monde unique n’en est plus un. La Vespa est italienne et toutes les années où tu as pu retourner dans ce pays, du temps de la frontière et de la lire, tu en as eu le cœur net. Sa relégation, au-delà de quelques ajustements pour faire moderne est un sujet qui t’attriste. Cela n’a rien à voir avec la nostalgie, moins encore avec ce goût frelaté du patrimoine. Ton regret compte moins que ce sentiment diffus d’une muséologie des différences, les vraies, celles qui donnent du sens et de l’histoire à la vie, pour permettre le triomphe de l’uniformité libérale.

     

    (1)Jean-Louis Fabiani, préface à Bernard Plossu, L'Europe du sud contemporaine, Images en manœuvres Editions, 2000

  • La dérision vénitienne

     

    Venise fut un phare de l'Occident (en même temps qu'elle était une porte sur l'Orient, comme en témoigne, entre autres, la colonne syriaque placée à côté de la Basilique Saint-Marc). Elle fut la Sérénissime et ce que nous envoyons désormais, dans le lustre déclinant de palais préservés dans une ville qui se dépeuple lentement, n'est rien au regard de ce qu'elle a été. Ce n'est pas le simulacre contemporain du carnaval qui peut encore faire illusion. Divertissement dispendieux pour un monde ayant oublié le sens ancien et profond d'une telle fête. Peut-être en a-t-il toujours été ainsi dans l'histoire des grandes Cités et le pauvre du Bellay, en composant ses Antiquités, doublait son ennui personnel du désarroi d'une rencontre avec une ville pour lui déjà disparue, la même qui, pourtant aujourd'hui, nous donne envie d'y vivre, éternellement. Ainsi écrit-il :

    Nouveau venu, qui cherches Rome

    Et rien de Rome en Rome n'aperçois

    Venise, ne serait-ce pas un peu cela ? Mais on fait la visite, malgré tout, et sans doute, parfois, comme au musée des horreurs. La mort de Venise a-t-elle seulement commencé dans ce qu'on appelle la modernité (voire la postmodernité, quand au palais Grassi, on aperçoit de l'autre bord du Grand Canal les baudruches clinquantes de Jeff Koons comme étendard de l'art comptant pour rien (1)) ? On voudrait le penser mais le mal est plus ancien.

    La modernité, c'est l'effondrement du Campanile en 1902 et sa reconstruction à l'identique, reconstruction commencée dès 1903, avec inauguration le 25 avril 1912, jour de la Saint Marc. Maurice Barrès, de retour d'un voyage en Italie, écrit déjà ce que l'on peut remarquer près d'un siècle plus tard : « Je n'avais pas vu Venise depuis le Campanile de la place Saint-Marc reconstruit. Son aspect de neuf lui donne l'air d'un intrus. L'air d'un géant qui serait venu de l'étranger demander en mariage la basilique et demeurerait là gauche et figé, en costume trop neuf... ». Propre, neuf, caricatural.

    La modernité, c'est encore la résurrection de la Fenice en 2003, détruite par la main criminelle de deux électriciens voulant masquer le retard pris sur le chantier. Là encore, application stricte du com'era, dov'era (où il était, comme il était).

    Oui, le mal est plus ancien. Car cette doctrine de l'immobilité, de la muséification a commencé au XIXe siècle, quand ce même théâtre subit déjà les flammes et que l'on décida que le Phénix renaîtrait vraiment de ses cendres. C'était en 1836.

    Je ne suis jamais entré à la Fenice. Je n'ai jamais cherché à y entrer. Je préfère les ruelles silencieuses et modestes de Santa Helena ou les habitats collectifs du Ghetto.

    Il est certes bien des endroits dans cette ville où les réfections, les reprises et les collages ont cherché à soutenir la pierre et les ornements face à la rigueur du temps. Mais, en eux, parce qu'ils sont des replâtrages avoués, rien n'égale la mort que porte cette obstination à l'éternité vaine. Venise a décliné depuis longtemps. Elle a perdu sa puissance économique, son attrait intellectuel, son aura. Et plus que la boue de la lagune dans laquelle elle s'enfonce, ce sont les hommes qui l'ont condamné à n'être plus qu'une ombre, parce qu'eux-mêmes n'étaient plus que des ombres, à croire que tout pouvait rester en l'état. La Fenice et le Campanile, sans cesse recommencés, et non plus encore une fois réinventés, sont les symboles d'un abandon de l'âme au profit du prestige, le triomphe de l'ankylose  et le renoncement à être soi, en pensant la ville pour les seuls étrangers. Les Anglais avaient déjà entamé le Grand Tour. L'Occident faisait entrer la peinture dans les musées. On allait s'émerveiller de tout.

    La Fenice et le Campanile, c'est déjà Las Vegas : l'histoire du même, mais en plus neuf, la célébration du poli (2). L'oubli que la pourriture et les décombres font aussi partie de la vie et qu'elle s'en nourrit.

     

    (1) Façon de parler, on le sait bien, puisque c'est essentiellement un art de spéculation.

    (2) Et l'on peut y voir un jeu de mots...

     

  • Zapf à Florence

     

    Le 3 octobre 1950, Hermann Zapf, grand typographe devant l'Éternel, est à Florence. Et plus précisément, il débouche sur la place Santa Croce, où se dresse l'église du même nom, et son plaquage de marbre polychrome un peu grotesque (mais c'est un défaut florentin auquel n'échappera que par miracle la divine bâtisse de San Lorenzo...). 

    Santa Croce n'est pas une église comme les autres. Elle est, mutatis mutandis, une sorte de Panthéon de l'histoire italienne. Outre les fresques de Giotto de la chapelle Peruzzi, elle abrite en son sein des tombeaux illustres : Michel-Ange, Rossini et Galilée.

    Est-ce la singularité de ce sanctuaire qui inspire alors Zapf ? Reste que cette visite se cristallise autour d'inscriptions funéraires et, sans hésiter, le typographe prend des notes sur un billet de banque. 

    zapf billet de banque santa croce.jpg

    Ce sont les premiers éléments qui donneraont naissance à la désormais célèbre Optima, une belle et élégante incise. 

     

    Optima.gif

    Cet épisode est touchant à plus d'un titre.

    Il rappelle le lien indispensable au passé. Cette création porte en elle la place de l'Histoire. Au sens strict, il s'agit d'une inscription dans le Temps. Une quasi généalogie culturelle (et osons : cultuelle). L'antique des incises se prolongent sous les voûtes et les travées d'un ouvrage renaissant et baroque. Le lieu est porteur, comme on parle d'une poutre maîtresse.

    Ce qui est en jeu relève aussi du rapport à la mort, rapport fort complexe, et de plus en plus neutralisé dans la société du XXe siècle. La mort honnie, immonde, qu'il faut cacher à tout prix. Ici, il n'en est rien. La création est une naissance nourrie d'une renaissance, soit : un passage par le sépulcral. Créer, c'est faire parler les morts, aussi, les réintroduire dans l'univers des vivants. La pensée n'est pas une concentration du présent. Elle est aussi hommage et assignation. Hommage à ce qui précède ; assignation à ne pas vouloir effacer ce qui fut. Sur ce point, l'acte de Zapf s'apparente à une conjuration. La pierre s'use, se polit, l'inscription pâlit, disparaît, et il faut lutter contre cela. Zapf redessine le style, c'est-à-dire la marque, l'entaille, par quoi la différence des choses faites par l'homme perdure. Évidemment, le lien aux morts, dans une époque infernale de l'instant perpétuel (il faut relire Saint Augustin...), est depuis longtemps discrédité. Le tournant barrésien, entre autres, a ouvert la voie à ce reniement.

    Hermann Zapf à Florence. On pourrait dire aussi : la place de l'urgence. La création d'Optima est indissociable des premières indications sur le billet. L'idée était là, le surgissement d'une fécondité intransigeante. L'inscription future de la typographie dans toute sa complétude est déjà dans l'esquisse. La pensée déjà en action. Mais pas seulement. Car, en nous donnant (par la conservation) le point initial, le typographe nous offre une double histoire : celle du surgissement, dans le coeur (le choeur ?) de Santa Croce, l'illumination frondeuse de l'esprit saisi par la révélation d'un besoin et d'une recherche ; celle d'un cheminement qui ne peut se contenter d'une fulgurance, aussi géniale soit-elle, car ce qu'il advient de ce saisissement n'aboutit que huit ans plus tard. Optima voit le jour en 1958. Tout autant que ce billet nous livre l'idée qui prend vie, il dévoile combien il n'est rien sans travail, sans incessantes remises en cause, et perfection de l'idée même.

    Dernier point, et non des moindres : le recours au billet. Sans nul doute ce que Zapf avait sous la main, le fruit d'une nécessité, d'un impératif pratique qui reduit ces mille lires au simple accessoire d'un besoin qui les dépasse, et de loin. Le hasard, certes, et la nécessité, mais encore ? L'écriture fiduciaire s'efface devant l'écriture créative. Le billet perd sa valeur, et c'est un peu de ce présent monétarisé à outrances (et le pire est à venir) qui reflue. L'investissement de l'esprit prend le pas sur le pur matériel. Zapf regagne sans le savoir une part de futur impur, dépourvu de sa gangue précieuse imposant que le passé ne soit plus que vestiges. L'écriture du typographe, dans les intervalles de la norme économique et de la valeur d'échange, trace sa voie, dénie au commun sa force anesthésiante.

    Pas de quoi fouetter un chat sans doute. Pas de quoi émouvoir... Quelques coups de crayon sur un papier monnaie. Mille lires gâchées, dira le banquier. Celui-ci n'a pas tort. Il est bien connu qu'il n'a jamais tort...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Par un bel après-midi

     

    Certes, on se rend au Palais Spada pour en admirer la cour intérieure de Borromini, et, donnant sur le jardin, sa fameuse Galerie qui joue de la perspective...

    Nous sommes en février et, dans le jardin, justement, les citronniers sont dans leur plénitude. Cela rajoute à la beauté quiète du lieu.

    Mais ce qui donne le sourire, pour une fois, est ailleurs que dans l'Histoire et la nature.

    À la grille qui ferme le carré de la cour arborée, dans cet endroit si institutionnel, puisqu'y siège depuis 1927 le Conseil d'État, une petite pancarte est accrochée, qui ne vise pas le touriste, pour une fois, mais ceux dont l'office se fait entre ses murs, et sans doute les visiteurs venus pour des raisons sérieuses (je veux dire, dans l'ordre de notre monde contemporain : plus sérieuses que de vouloir jouir d'un bonheur anachronique en rêvant à l'effervescence baroque). Il y a, en effet, des voitures garées de part et d'autre.

    Il y est écrit «Procedere con cautela. Colonia feline», ce que l'on traduirait (mal) par : avancer avec précaution. Colonie féline. L'automobiliste se doit d'être attentif.

    C'est en effet un havre de paix pour un nombre certain de chats qui vous regardent avec un air tranquille, sûrs qu'ils sont d'être les maîtres. Voilà donc la Colonie féline, celle dont une hypothétique parentèle se trouve aussi protégée dans un autre lieu célèbre : le Colisée et ses recoins secrets.

    Sans en vouloir aux animaux (mais n'ayant pas non plus cette fascination décadente pour eux, qui traverse nos sociétés avancées, la française en particulier), j'avoue que ce n'est pas leur présence sur laquelle je fixe mon attention, mais sur cette dénomination si curieuse de Colonie féline. Les matous se dorant au soleil de l'hiver indulgent (ce qui n'est pas nouveau, si j'en crois ce qu'écrit Jean-Pierre Guillerm dans son Vieille Rome), il faut les imaginer en envahisseurs reconnus (et les hommes sont défaits) que l'adjectif m'oblige tout à coup à considérer comme des guépards ou des léopards en milieu tempéré. Des félins. La classification zoologique a sans nul doute raison. À cet instant précis, les félins m'entourent donc. J'avance, incertain devant l'attaque possible des quelques individus qui se lèvent nonchalamment pour une place plus adéquate à leur humeur. Je m'amuse soudain de ce jardin menaçant. Colonie féline.

    Ils auraient pu, au Conseil d'État, se contenter d'un vulgaire : Attenzione ! Gatti ! Mais ils sont, à leurs heures perdues, des poètes, ces hommes et ces femmes si sévères,à moins que ce ne soit simplement le gardien, le concierge, qu'on imaginerait bien en écrivain vivant d'expédients, de petits boulots, comme le firent nombre d'auteurs. Je choisis qu'il en sera ainsi, qu'il y a en cette demeure un homme qui n'aime pas le langage réduit à sa pure valeur informative et que la moindre réalité mérite une formule excédant justement la seule dénomination. Et je lui sais gré de ces instants où le plaisir des pierres s'est doublé de celui, improbable alors, des mots.

     

     

     

     

  • Quelques heures chez Magris

     

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    Revenir chez Magris et son Danube, c'est retourner en pays d'intelligence et voyager, voyager en territoires qui me sont inconnus, qui ne sont pas miens, mais que l'auteur italien (et triestin, de surcroît) rend sinon familiers, du moins nécessaires. Les pages de ce livre sont comme une matérialisation du sujet qu'elles traitent. Elles sont méandres, détours, cours ralenti puis soudain précipité. Elles traversent l'Europe avec éclat, nostalgie et espoir. Ce livre est  une des splendeurs de la fin du siècle dernier, pour s'épargner trop de tristesse et désarroi, pour être chez soi, comme on est chez soi avec Proust, avec Dostoïevski, avec Cohen, avec Joyce, avec Borges, selon notre propre cartographie.

    Deux extraits pour un bonheur sans fin.

    « Pourtant le papier a du bon, puisqu'il enseigne cette modestie et qu'il ouvre les yeux sur la vacuité du moi. Celui qui écrit une page et qui, une demi-heure plus tard, en attendant son tram, s'aperçoit qu'il ne comprend rien, même pas ce qu'il vient d'écrire, apprend à reconnaître sa propre petitesse et comprend, en pensant à la vanité de sa propre page, que chacun prend ses propres élucubrations pour le centre de l'univers, mais vraiment chacun, sans exception. Et peut-être se sent-il frère de cette myriade de quidams qui comme lui se prennent pour des âmes d'élection tout en s'acheminant avec leurs fantasmes vers la mort, et il comprend à quel point il est stupide, sur ce chemin encombré où ils font route ensemble vers le néant, de se blesser réciproquement. Les écrivains constituent une société secrète universelle, une franc-maçonnerie, une Loge de la stupidité ; ce n'est pas un hasard si ce sont eux qui, de Jean-Paul à Musil, ont écrit des Éloges et des Essais sur la sottise. »

     

    Puis, au détour (car c'est bien de cela qu'il s'agit, un détour, un discursus) d'une autre page :

     

    "Comme les ruines de Troie avec les strates des neuf villes ou comme une sédimentation calcaire, chaque fragment de réalité, pour être déchiffré, réclame le concours d'un archéologue ou d'un géologue, et il se peut que la littérature ne soit rien d'autre que cette archéologie de la vie. Certes, un pauvre voyageur tridimensionnel quelconque se trouve décontenancé par le jeux de la quatrième dimension -même si tout voyage est par excellence quadri ou pluridimensionnel- et s'épuise à essayer de s'y retrouver entre tant de déclarations contraires et non contradictoires. On se sent un peu comme le cardinal Mindszenthy au lendemain de sa libération, devant une réalité nouvelle et inconnue ; on a besoin de reprendre souffle, de faire un tour d'horizon, et, avant d'accueillir quelque demande que ce soit, il faudrait répondre ce que répondit le primat de Hongrie, tandis que les insurgés le libéraient, à Cavallari qui lui demandait de faire une déclaration : "Vendredi. Quand j'aurai compris ce qu'est devenu le monde."

     

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  • Mille lires

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    Je me souviens qu'après un trajet passé dans un train de nuit, à l'approche de Termini, le contrôleur t'ayant rendu tes papiers, tu t'étirais, à la fois fatigué et ravi (ravi : le bonheur d'être emporté ailleurs. Rome enfin... ou Florence ou Venise...), sentant, dans la poche intérieure du blouson de jean le gonflement de la liasse de billets : des lires, que tu sortais discrètement pour n'en retenir qu'un ou deux, des billets avec des zéros comme s'il en pleuvait, qui te faisaient croire que tu étais subitement riche, quoique simple étudiant, des zéros comme s'il en pleuvait, oui, qui réduisaient les francs à une monnaie de gagne-petit (quand bien même la réalité économique d'alors te rappelait que c'était l'Italie qui était à la traîne) ; les zéros d'une aisance illusoire, peut-être, mais qui donnaient une saveur particulière à ce premier café que tu prenais en sortant de la gare, chez Trombetta, au coin de la rue Marghera, avec l'impression que tout était démesuré, que tout se réglait par des sommes faramineuses, et que cette comédie était aussi une part de ton étrange bonheur.

     

  • Les frontières de la Vespa

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    « Au sein de l'inventaire des moyens de déplacement qu'effectue le photographe [Bernard Plossu], la vespa occupe une place particulière. Objet cinématographique par excellence depuis les années cinquante jusqu'au Caro diario de Nanni Moretti, la vespa est le symbole de la fluidité dans un monde engorgé, mais aussi celui de la démocratie du transport, de la belle mécanique accessible à tous. Les deux-roues semble consubstantiel à la ville méditerranéenne : il sied au climat, à l'étroitesse des rues, aux formes pentes qui découragent le cycliste. Sa photogénie ne reçoit jamais de démenti. Le conducteur du scooter est assuré de séduire : il a pour lui la jeunesse et l'absence de prétention. La vespa incarne à merveille le design de l'Europe méridionale en tant qu'il produit beaucoup d'effets avec une apparente économie de moyens, et qu'il assigne d'emblée au déplacement une dimension ludique : elle offre, comme autant de sacoches légères, de petites primes de plaisir. »

    Cette brève et très claire évocation de la Vespa par Jean-Louis Fabiani t’a ramené plus de trente ans en arrière, alors que tu découvrais Rome pour la première fois, et plus particulièrement à une fin d’après-midi, non loin du cimetière protestant, où tu étais venu rendre hommage à John Keats. Il était cinq heures et le petit magasin, pour faire tes courses avant de repartir au lido d’Ostia, n’était pas encore ouvert. Il aurait dû l’être mais tu découvrais depuis une semaine la qualité élastique de la sieste transalpine. Il faisait chaud et sur la porte de l’enseigne : chiuso. Alors, pour échapper à la lassitude, et parce que l’agitation de la gare Ostiense te répugnait, tu t’assis à même le sol, contre un mur, à un carrefour, et bientôt commença un ballet dont tu avais déjà observé quelques épisodes, furtivement, et dont tu pus pendant plus d’une demi-heure, vérifier la spectaculaire permanence.

    A la croisée des quatre voies, chacun arrivait avec une désinvolture klaxonnante pour signifier qu’il allait passer. On freinait à peine ; on se frôlait ; on accélérait ; on râlait ; on esquivait. Et cette singulière anarchie sans conséquence grave (ni glissade, ni accrochage) n’était pas le seul fait des automobilistes, avec la carrosserie en bouclier. Loin de là. Les deux-roues y tenaient le rôle principal. Ils semblaient s’amuser de tout. Deux-roues ? Pour être plus précis : les Vespa. En solo, ou en duo, avec la belle derrière, en amazone. Sans casque. C’était encore le temps mémorable des cheveux au vent. Imagine-t-on, à l’instar de Moretti, Gregory Peck et Audrey Hepburn avec un intégral ou un bol, dans Vacances romaines. Tout dans ce trompe-la-mort, au carrefour, à peine une décélération, donnait à la Vespa et à ses périlleux pilotes, une dimension jubilatoire et, bien sûr, cinématographique, comme le rappelle Fabiani. L’abeille piquait ta curiosité et tu n’espérais pas qu’une catastrophe vînt ternir cette démonstration du hasard heureux. Les météores suivent leur trajectoire.

    Tu avais donc l’occasion de vérifier que l’Italien et la Vespa étaient inséparables et quasi consubstantiels. Partout sur les trottoirs, dans les cours, dans les ruelles ; partout le devoir de composer avec leur art de se faufiler ; et sur les grands axes, des nuées où se mélangeaient les banlieusards, les gandins, les cravatés et même, parfois, les soutanes. En ce début des années 80, ces équipées doucement sauvages te donnaient l’illusion de te plonger dans la Rome des années 50, de sentir l’insouciance trouble d’une vie exubérante essayant de s’accommoder des règles.

    La Vespa avait, jusque dans la ligne, l’élan gracile de sa désignation. Elle était moins un mode de transport qu’un idéal de fluidité et un modèle chevaleresque, quand un garçon invitait une fille pour faire un tour. Il y avait en elle une esthétique ronde, quasi féminine. En France, nous avions l’immonde mobylette, le 102 ou 103 Peugeot, qui n’était rien d’autre qu’un gros vélo motorisé. D’un côté, le charme ; de l’autre, la grossièreté. Quand on regardait la Vespa, tu voyais une frontière dans l’art de la séduction. La séduction par la conduction. Tout un programme.

    Au fil des années et  des retours à Rome, tu as déploré que la Vespa soit lentement mise au rebut, au profit du scooter. De l’italien à l’anglais, il y a un monde. L’anglicisation de la planète est un signe éminemment mortifère. Seuls les imbéciles de la communication universelle peuvent béatement s’y retrouver. Le problème, c’est qu’ils sont de plus en plus nombreux. Le scooter, on le comprend aisément, n’est pas la Vespa, mais une imitation customisée pour territoires sécuritaires/sécurisés et pour les adeptes de la gadgétisation à outrance. Le scooter glisse lentement vers la moto de ville pour actifs CSP+ ou pour petits frimeurs de banlieue. Ce ne sont plus les formes douces de la version italienne mais la modélisation mastoc, bourgeoise et empesée d’un univers qui étale son désir insatiable de confort. La frime tendre et juvénile a laissé la place à la bouffissure satisfaite. De fait, le scooter est un des objets les plus hideux de notre époque. Il pue l’assise et l’ambition. La Vespa n’est plus qu’un vestige. Comme beaucoup de signes par quoi nous marquions des différences spatiales et culturelles.

    Le déclin de la petite abeille suit la disparition des frontières et de la monnaie. Les douaniers sont des spectres ; tu paies en euros ; les rues romaines sont scooterisées. Il ne faut pas croire au hasard, en la matière, et la désolation qui t’habite est un paysage où les éléments les plus étrangers en apparence se disposent de manière très efficace. Tu n’es pas de ceux que la practicité du monde (ne pas s’arrêter à la douane ; ne pas montrer ses papiers) et la rationalité économique (plus de changes ; plus de dévaluation) fascinent. Au contraire. Parce qu’un monde unique n’en est plus un. La Vespa est italienne et toutes les années où tu as pu retourner dans ce pays, du temps de la frontière et de la lire, tu en as eu le cœur net. Sa relégation, au-delà de quelques ajustements pour faire moderne est un sujet qui t’attriste. Cela n’a rien à voir avec la nostalgie, moins encore avec ce goût frelaté du patrimoine. Ton regret compte moins que ce sentiment diffus d’une muséologie des différences, les vraies, celles qui donnent du sens et de l’histoire à la vie, pour permettre le triomphe de l’uniformité libérale.

     

    (1)Jean-Louis Fabiani, préface à Bernard Plossu, L'Europe du sud contemporaine, Images en manœuvres Editions, 2000

  • Monacal

    Au milieu du barnum florentin, l'un des seuls endroits qui réserve encore des élans de grâce est le couvent San Marco, jadis occupé par les dominicains, et notamment par Savonarole. L'austérité conventuelle et la moindre concession au spectaculaire (à l'inverse du Duomo, si on veut faire court) expliquent sans doute cet intérêt mineur du voyageur.

    L'œil et l'esprit y trouvent pourtant un réconfort certain puisque Fra Angelico y a œuvré avec puissance et sobriété. Outre L'Annonciation qui vous accueille en haut de l'escalier, les cellules, à l'étage, abritent des fresques merveilleuses, à commencer par le très célèbre Noli me tangere. Comme toujours Il Beato allie la simplicité de l'art à une profondeur quasi mystique (il était dans les ordres...). Ce qui semblera, à l'aune des maîtrises techniques de la Renaissance, une expression religieuse naïve (un peu comme Giotto) est en fait l'admirable traduction d'une foi qui subsume la peinture comme art de la Révélation (ce qu'on a fini par concéder au diktat esthétique, pur produit des Lumières, comme rationalisation de la peinture en tant que marché). Ainsi imagine-t-on que les cénobites ne furent pas dissipés par ces fresques mais affermis dans leur lien avec Dieu.

     

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    Et de se demander d'ailleurs ce qu'est une cellule monacale ? Une chambre, si l'on veut formaliser son usage le plus simple... Certes mais comment en saisir la pleine vérité qu'occulte cette détermination technique ? Car, hier comme aujourd'hui, la cellule monastique est un lieu singulier. Elle est définitivement le reculé du reculé, le retranché du retranché. L'enceinte religieuse marque la première fermeture et, selon les ordres, règnent le silence complet ou la parole mesurée. Dehors le babil ; à l'intérieur la prière et la méditation. Alors, le profane s'interroger sur ce que peut être la solitude quand on a déjà été seul une partie du jour, ce qu'est le silence absolu quand on a à peine parlé. La chambre du commun, elle, accueille le repos d'un esprit agité par le monde. Elle est une rupture (1). Mais la cellule de San Marco est un approfondissement, la continuité de ce "hors-de" si radical qu'il devient un sujet de terreur (2). Comment se taire davantage ? Comment revenir plus avant encore à soi, tout en étant en lien avec l'Autre par excellence ?

    Plus qu'une chambre classique, la cellule monastique est l'endroit de celui qui l'habite, et le dénuement du lieu n'y est pas pour rien, paradoxalement. Nul besoin de signature, du bibelot au poster, du meuble au papier peint, puisque la spartialité et l'exiguïté sont les preuves même que le précieux est invisible. Il ne se montre vraiment que dans l'ordonnancement intérieur d'un esprit justement habité. La cellule n'est pas un havre ; sa finalité n'est pas le sommeil, moins encore l'oubli. Elle est incompréhensible en ce siècle qui accélère sa course vers l'amnésie.

    C'est donc avec trouble que l'on pénètre dans ces retraits de San Marco, et notre étonnement devant ce vide qui n'en est pas un est infiniment plus redoutable que notre ignorance théologique devant une des œuvres de Fra Angelico. Le mystère n'est pas toujours où l'on l'attend...

    (1)Mais faut-il encore l'écrire ainsi ? Comme tout le reste (l'univers ultra-moderne est totalitaire), elle concède au terrorisme technologique ; on y trouve maintenant la télé, la chaîne hi-fi, l'ordinateur, et le portable veille sur la table de chevet. Il n'y a plus de monde révoqué ; ce n'est plus possible. L'homme contemporain est à demeure dans le siècle, attachant son devenir à ses prothèses communicationnelles.

    (2)Je me souviens du témoignage de parents effondrés devant le désir carmélite de leur fille. Elle eût été porno star que leur affliction n'eût pas été pire.

  • (céder) le passage

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    Il y a toujours un moment, une borne sans réelle consistance, où ce qui avait la forme, l'odeur, la tension d'une singularité plonge dans le commun. Saint Pancras serait, dit-on, la plus belle des gares. Atocha ne manque pas de charme, Grand Central a évidemment un parfum d'Hitchcock, la Bento de Porto fait rêver. Mais au-delà ? Au-delà de ce territoire habité et construit, de cette fourmilière plus ou moins souriante, de ces arches, arcades, volées de verre et de métal, balustrades en tous genres, ce sont les voies, les quais étirés, dans la rigueur du matin, dans l'abandon du soir. Pas encore des no man's land mais de singulières contrées froides, qui se ressemblent toutes, ayant en commun l'inhospitalité de la transition et le triomphe de la matière solide. 

    Même en ce grand désert où les lignes verticales et horizontales se battent (tout le contraire de l'autre désert, le vrai, l'unique), il n'est pas permis de traverser et l'on s'imagine aisément, alors que rien ne vient et que rien ne se passe, en plein désœuvrement. Sur le bord de la voie, loin en amont de ce qu'est la gare, l'errant qui ne voyage pas, près du précipice, est condamné à attendre. Ce n'est pas l'agitation du terminus, le brassage de Termini, pas même la torpeur d'Ostiense. C'est le pire de tout...

    Nous ne sommes nulle part et ne rêvons même pas.

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Ironie romaine

      

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    Il ne faut jamais négliger la force enivrante de la littérature pour transformer le lieu le plus improbable en un souvenir précieux. Ainsi la petite place devant l'église du Gesù, l'édifice capitale des jésuites, dont l'ampleur intérieure impressionne sans doute mais laisse l'œil froid et vagabond. Rien qui touche. Mais la place, donc, pourtant bruyante à cause de la circulation, que l'on traverse souvent, l'été, au soleil le plus ardent.

    Elle est inoubliable parce qu'à chaque passage, on guette le vent, l'improbable vent qui rendrait raison à l'anecdote que rapporte Stendhal, dans ses Promenades dans Rome, en date du 12 décembre 1827 :

    "À cause de l'élévation du mont Capitolin et de la disposition des rues, il fait assez ordinairement du vent près de l'église des jésuites. Un jour, le diable, dit le peuple, se promenait dans Rome avec le vent ; arrivé près de l'église del Gesù, le diable dit au vent : "j'ai quelque chose à faire là-dedans ; attends-moi ici." Depuis le diable n'en est jamais sorti et le vent attend encore à la porte"

    L'anecdote, plaisante (qu'en penserait le pape François ?), accompagne le promeneur curieux, lequel ne manque jamais de guetter entre les travées l'impensable hôte de ces lieux, imaginant que dans une odeur d'encens celui-ci daignera peut-être se montrer. En vain, cela va de soi... 

     

    Photo : X