Nous y allons (ou plutôt : nous y retournons.) Nous laissons derrière nous Rochebonne et, comme c'est grande marée basse, nous descendons sur la plage du Sillon devenue plaine humide où nous imprimons nos pas mortels en nous disant qu'ils croisent peut-être les siens allant, en sens inverse, vers la pointe de Lavarde, quand, écrit-il, il allait cacher ses chagrins. Mais, nous, allons à lui. Les pieux gigantesques sont à notre gauche, qui, dans les heures de gros temps, brisent le déchaînement des vagues. Nous saluons à notre manière Hervine Magon et, déjà, François-René que l'on prit, enfant, pour le dernier des pirates. La citadelle malouine, comme érigée sur les rochers qui collent à ses flancs, est belle et lourde. Terrestre et languide, dans un jour d'automne un peu gris. Nous la contournons et des têtes émerveillées marchent sur les remparts.
Apparaît le Grand Bé, nu, inculte. En breton, le Bé, c'est la tombe. Chateaubriand savait ce qu'il faisait. Nous apercevons la croix. Le vicomte a obtenu qu'il puisse être enterré là. Flaubert a écrit avec justesse sur lui :
Il dormira là-dessous, la tête tournée vers la mer ; dans ce sépulcre bâti sur un écueil, son immortalité sera comme fut sa vie, déserte des autres et tout entouré d'orages. Les vagues après les siècles murmureront longtemps autour de ce grand souvenir ; dans les tempêtes elles bondiront jusqu'à ses pieds, où les matins d'été, quand les voiles blanches se déploient et que l'hirondelle arrive d'au delà des mers, longue et douce, elles lui apporteront la volupté mélancolique des horizons et la caresse des larges brises. Et les jours ainsi s'écoulant, pendant que les flots de la grève natale iront se balançant toujours entre son berceau et son tombeau, le coeur de René devenu froid, lentement, s'éparpillera dans le néant, au rythme sans fin de cette musique éternelle.
Devant l'ampleur de l'hommage, on s'incline. La conversation des seigneurs impose le respect, surtout en ces temps de bavardages démocratiques. Le royaliste sublime et le misanthrope génial à qui l'on reprochera l'échec de 1848 (année où François-René, espérons-le, s'en va rejoindre sa Sylphide) sont au-dessus des lois communes. Et ce qu'on accorda à l'aîné, le cadet le justifie. C'était un temps où l'Œuvre avait encore droit de cité, où le Grand Homme faisait taire la médiocrité.
Certes, en voulant une terre à lui seul, Chateaubriand, dira-t-on aujourd'hui, affichait la conscience qu'il avait de sa personne. Prétention, vanité, dira-t-on encore, dans un siècle où jusqu'à la tombe, il nous faut passer sous les fourches caudines des règlements de toutes natures. Il n'avait pourtant pas demandé beaucoup. Il le dit lui-même : «Point d'inscription, ni nom, ni date, la croix dira que l'homme reposant à ses pieds était un chrétien : cela suffira à ma mémoire». Ce n'est guère outrecuidant, on en conviendra. Plût au ciel que l'avenir fût clément pour l'homme qui fit de sa seule littérature un lieu monumental. Mais nul, si grand soit-il, ne peut préjuger de la descendance (nous ne parlons pas ici de la descendance effective, bien sûr, mais celle politique et culturelle.).
Vint d'abord l'imbécillité municipale qui ne trouva pas mieux, en 1948, pour commémorer le centenaire de sa disparition, d'apposer une plaque signalant, sans en dévoiler l'identité, l'occupant permanent du promontoire. Plaque ainsi libellée : «Un grand écrivain français a voulu reposer ici, pour n'y entendre que la mer et le vent, passant, respecte sa dernière volonté». On sent l'effort poétique, la recherche de la belle phrase : la boursouflure prudhommesque héritée du dix-neuvième, qui finit malgré tout en une injonction de garde-champêtre. On y trouve toute la volonté stérile d'une rhétorique troisième République, avec, en point d'orgue, le mystère nous permettant de réviser les leçons de littérature. Saint-Malo, voyons, Saint-Malo, sais-tu, Geneviève, qui est né à Saint-Malo ? Cela me dit quelque chose. Cela me dit. Comme si Chateaubriand était une chose, un truc à savoir. Un moyen de rendre la promenade intelligente.
Vint aussi la découverte des bains de mer et ce qui n'était dévolu qu'aux malouins qui veillaient sur lui et qu'aux ferveurs faisant pèlerinage fut aussi le droit inaliénable des cohortes écrevisse, de France et d'ailleurs. Citoyens (inter)nationaux en maillots, en tee-shirt, en tongues qui s'arrêtent (parfois même pas) devant cette étrange sépulture où se fane le dernier bouquet qu'un inconnu a déposé. On braille après le petit dernier pour qu'il n'aille pas faire une mauvaise chute ; on contemple Saint-Malo vu de loin (enfin presque loin) ; on fait le tour : c'est tout petit en fait, leur grand Bé ; on demande à Jeanne et Sylvain si pour ce soir, ce sera moules, crabes ou huîtres. Et toute cette grandeur contemporaine défile jusqu'à ce que les premiers signes de la marée montante précipitent les replis continentaux. Il ne faudrait pas être pris au piège. Ils reviennent sans plus en savoir sur celui qui dort éternellement.
De la grève, nous voyons la croix, celle du catholique qu'il ne cessa pas d'être, et dans laquelle nous nous reconnaissons, catholique que nous sommes, nous aussi. Nous pouvons le saluer à distance, penser à ce que nous lui devons de bonheur, bonheur toujours recommencé par la première phrase que nous lisons de lui. Cela suffit.
Le silence rêvé est loin. Au moins y a-t-il l'hiver et les jours de pluie pour le protéger. Quand la tempête se déploie, c'est pour lui l'accalmie. Le fracas de la nature anéantit le babil des hommes. Il préserve le sacré.
Seule consolation, maigre certes : lui, au moins, ne risque pas d'être panthéonisé. Le beau style ne méritera pas de la patrie reconnaissante qui, d'ailleurs, à ce point de décomposition où elle est arrivée, ne mérite rien, absolument rien de lui.