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mer

  • Relief de faille

    La ville est soleil, et venteuse ; une fraîcheur de sel roule de la marée montante. Les vagues finissent en nuages fragiles ; bientôt plus que des rosaces. Le cœur est appareillé d'abrasion : frugalité de calme, comme d'une eau douce sous la lourde margelle. Des remparts les rochers à peine immergés laissent des souvenirs d'ombre ; taches d'encre dans l'émeraude. Et rien n'est simple. Trop loin, en profondeur. Les runes du lichen ocre sur le granit. Le ciel est voilé, qui sait ?, menace. Le grand Bé a repris ses droits. Le Sillon file, au loin. Encore un peu et l'obscurité désarrime tout, enfin...

  • Grain

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    Tu ne le sentais pas, les jours de beaux temps. C'était, au fond, comme si tout avait concouru à ton bonheur. Le ciel était bleu, le soleil fringant, et le sable donc, d'une douceur qui te chatouillait la plante des pieds. Mais comme tu n'étais pas enfant à t'effrayer de la lourdeur des cieux, tu ne renonçais jamais et tu allais te baigner les jours de vent et de courroux. Tu avais des frissons en arrivant sur la plage ; tu jetais à la volée ta grande serviette (des motifs d'arabesques, bleu sur blanc) et tu te précipitais. À la sortie, tu n'avais plus que ton courage plus frissonnant encore pour reprendre tes biens. Il avait commencé de pleuvoir, à peine trois larmes (comme celles qui te venaient, du sel sur les paupières), et tu courais. Quelques gouttes, certes, mais qui alourdissait l'atmosphère, et lorsque tu atteignait la limite de la grève, tu sentais combien c'était un jour gris. Le sable avait une viscosité insoupçonnée ; ses grains même semblaient plus gros et plus rudes. Tu tremblais ; vous n'étiez que quelques téméraires. Et la plage, grise, sérieuse et déserte te paraissait immense, les bâtiments qu'il faudrait rejoindre des refuges lointaines, comme si la luminosité incertaine et l'humidité ambiante avaient agrandi les distances. Encore ne serait-ce qu'une étape, car dans ces imposantes architectures tu ne séjournais pas. Il y aurait encore la route à traverser. Tu tremblais, entre bonheur et rage : tu aurais voulu ce que tu avais fait (l'eau, les vagues, le sel, le roulement autour de ton corps, pouvoir dire en rentrant ce mensonge : elle est délicieuse), puis passer immédiatement à la quiétude de la chaise longue, du pull et d'une tranche de brioche. Mais avant, il y avait la plage, longue, fastidieuse, le sable lourd et agressif, freinant ta course. La plage étirée de toute cette mer qui ne voulait pas dire son nom, mer de coquillages broyés qui te collait aux jambes, et dont tu te souviens bien mieux désormais, dont la sensation ne s'est pas effacée, alors que les jours de beau temps, oui, bien sûr, beau temps, océan calme, rien à dire...

     

    Photo : Sabrina Biancuzzi, Entre deux

  • Koechlin, langueur littorale

    Au combat délicieux contre les vagues se substitue parfois (il fait trop froid ce jour, ou la pluie a écourté l'heur de la plage) l'effleurement de la marche sur le chemin côtier. Tu regardes la mer et tu penses à une musique. Ce n'est pas celle de Debussy qui a ta préférence : elle est trop ample, trop infinie. Il y a, dans La Mer, comme un sentiment de dispersion qui fait que tu ne voies plus le rivage. Il te faut un signe du sol. Tu préfères le pas lent, le temps égrené de Koechlin. Tu penses au chemin des douaniers, à des pauses : la Guimorais, tôt le matin, la crique du Val, Porsmeurs, un coin reculé de Bréhat, et les heures inoubliables sur un muret, face au bleu quasi austral qui berce Molène.

     


  • À même la peau

    mer,océan,sensibilité,langag,enfance

     

    Cette expression t'a toujours paru étrange, du moins étrangère, parce que le sens en était pour toi depuis longtemps altéré : c'est pas la mer à boire. Cette manière désinvolte et agacée dans la bouche de qui l'employait te semble injuste. La mer est tout à coup incluse dans une métaphore qui la renvoie à un élément pesant, à une contrainte. Une sorte d'objet indésirable. Pourquoi pas ? Il n'est pas obligatoire d'aimer la mer. Tu en as rencontré suffisamment pour qui ce n'était qu'une étendue ou trop plate ou trop hostile, froide, définitivement froide, associée au sable qui colle, aux frissons de sortie, aux hésitations d'entrée.

    Mais la mer à boire, enfant, tu ne rêvais que de cela, enfant, parce qu'alors cela signifiait que tu posais juste ta grande serviette et tu courais vers elle, sans retenue, en criant de bonheur et de courage : elle était toujours à température, toujours bonne, et quand tu criais cela, c'était après la première vague, celle qui t'avait ravi à la sècheresse du soleil et à l'attente d'après manger. Tu venais vers elle et tu la convainquais de mettre le paquet, que tu sois renversé, cul par dessus tête, le slip aux genoux s'il le fallait, et tu ressortais vaillant. Parfois, tu étais présomptueux. À peine relevé, une seconde brassée de force mousseuse s'abattait sur ton dos et te projetait au sol, dans le presque-pas-de-fond qui suffisait pourtant à t'étourdir, t'obligeant à ouvrir la bouche pour demander grâce et oxygène, et c'était trop tard, tu buvais la mer, cette fois, à pleine goulée (une seule en fait mais elle descendait dans ton estomac et ton intérieur entier était astiqué de toutes les prétendues vertus océaniques). Chez toi, mais ailleurs aussi, on disait : boire la tasse. Et si, sur le moment, la grimace était de mise, elle ne pouvait pas demeurer très longtemps. Il en allait de ton audace et de ton désir, cette fois bien décidé à vaincre ce rempart intime avec lequel tu passais une grande partie de l'après-midi. Le soir, très jeune, lessivé tu t'effondrerais sur un transat.

    Il fallait boire la mer, comme on dirait : manger du lion. Et jamais tu ne lui en voulais de mettre à mal ta ténacité. Tu n'as jamais joué avec la mer, du moins pas selon le sens commun, qui induit légèreté et insouciance. C'était avec sérieux que tu t'affrontais à elle et un genou à terre, exténué, tu te disais : juste une dernière et je rentre. Il t'est resté ce souvenir qui n'a pas de lieu, ni de date, pas un souvenir, mais un frisson, celui d'une ivresse infinie devant l'élémentaire versatile et gracieux.

    Quand tu revenais sur la plage, elle était encore là, sur toi. Non pas à la manière, collante et poussiéreuse, de la terre (qui glisse sous tes ongles, aussi), mais comme des perles éparpillées, petit à petit dérobées par le vent (et l'océan est indissociable du drapeau claquant contre la hampe, bruit mélangé de tissu et de métal) dont il ne resterait plus, bientôt, que des cartographies blanches, des linéaments salés ; tu aimais poser tes lèvres, ta langue, embrasser ta propre peau à qui l'eau avait donné un goût unique. Ta salive réactivait le courant disparu. C'était un précipité de bonheur. Tu avais faim, soudain. L'océan t'avait creusé et tu trouvais sous le parasol un gâteau sec, un petit beurre dont tu encochais d'abord les quatre coins. Il y avait une bouteille de Vittel mais tu n'avais pas soif. Tu étais enivré de toute cette richesse bleutée, d'un bleu plus intense que le ciel, plus infini de la profondeur visible que tu sondais parfois quand, les jours de calme, le corps aux trois-quarts immergé tu pouvais encore voir tes pieds.

    Cette enfance, et un peu plus, beaucoup plus même, d'étonnement guerrier est indissociable de l'océan, de la marée lointaine qui te refuse un temps le droit de débattre, des jours de calme -mer d'huile- qui serait presque un ennui mais délicieux aussi, à lire Jules Verne, plus tard Stendhal, comme s'il (l'océan) te disait : sache prendre le temps. Je suis là et nous aurons le temps de nous revoir.

    C'est cela qui te reste : le revoir de l'océan,  et de savoir que tu ne l'as jamais vraiment perdu en éprouvant, lorsqu'il s'avance pour colorer la Rance, aux abords de Saint-Malo, d'un bleu-vert sans égal, un trésaillement, quasi un cri intérieur, que jamais ailleurs tu n'as éprouvé avec la même certitude, comme un signe.

                                                                                        Photo : Julie Rey

  • À la frontière

    Il avait ouvert l'un des panneaux de la grande baie vitrée qui donnait sur la terrasse en surplomb de la mer. Il contemplait les sacs éventrés du ciel, gris intense. Il n'était pas nuit mais illusoire de croire encore à la lumière vraie et rassurante. La pluie, très forte, faisait bruit de tempête alors même qu'il y avait à peine pointe de vent. Son esprit fut traversé par l'image de la pierre-ponce, puis plus rien, pendant longtemps. À regarder la pluie. Indéfiniment

    jusqu'à ce que son visage réapparût.

    Il en était ainsi depuis quatre jours, quatre longs jours, amenant à confondre les heures, suspendre son jugement, d'être ainsi enfermé, ou presque, à soi-même, seul qu'il était. Mais nul déchaînement à verse ne réduirait la salinité de l'océan

    de même que toutes les histoires advenues et à venir ne ferait disparaître son visage.

    Il en était ainsi, qu'il revînt, œil et lèvres, entre ses lèvres à lui, tremblantes comme le linge à dépendre (mais trop tard, trempés...) dehors, œil, sourcils, arête du nez, et la salinité de la mer, que rien ne réduirait, jamais rassasiée de l'eau douce qui n'avait pas le temps de flaquer, d'onduler en surface, la salinité fixant pour toujours la mesure des choses,

    comme les sels argentiques de la mémoire, à toute heure, faisaient paraître ses cheveux drus et mouillés, encadrant son visage.

     

  • L'Embâcle

     

    La digue est entaillée. À la prochaine grande marée, si les cieux, le vent et la mer se conjuguent au même temps, brutal, sec, à l'impératif de la Nature, elle cèdera.

    Le parapet est tombé. De la hauteur du chemin cimenté, à nu, on peut regarder la mer en face, de tout son corps, à soi, à elle. Nul appui, désormais, que sa propre constance ; le petit écart des jambes pour ne pas être un piquet rompu par une rafale.

    La dune a reculé, s'est affaissée. Elle n'est plus ce sein duquel glisser vers les cris amicaux et le tambour des vagues. Reste une baïne presque terreuse, fruit des heures hersées de l'hiver contre quoi elle n'avait aucun recours.

    Et les marais salants, à l'arrière, attendent le jour des retrouvailles avec l'Océan.

    Il faut replier son escadre de rêves jusqu'à la maison et fermer le volet de la grève dorée.