usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

sensibilité

  • Au plus simple

    Pour celle sans qui Dostoïeski serait encore une contrée énigmatique

     

    Tu ne liras pas tout. Loin s'en faut. Et tu n'en prends pas ombrage. Tu as même perdu la terrible angoisse de ce qu'on appelle les années de formation, quand tu croyais que la littérature, les livres, seraient un sésame vers un monde autre et une ouverture, sans que tu saches toujours très bien ce que serait cette ouverture. Tu as essayé d'aborder ce monde avec un certain systématisme et tu ne t'y es pas tenu. Il fallait trop de rigueur, trop d'abnégation et, sans doute, un esprit trop carriériste. La bibliothèque était gigantesque et un jour, tu ne t'es pas vu lire des œuvres médiocres mais utiles. Tu as eu peur, puis la peur a reflué, parce que tu as compris que tu n'étais que toi et que les rayonnages du monde n'étaient pas là pour t'écraser mais pour t'inciter à vivre, à vivre en prenant le temps, à commencer par ce temps nécessaire où exister ne peut s'éprouver qu'en se retranchant du monde.

    Un jour, tu n'as plus craint d'être celui qui devait dire non ou je ne sais pas. Il fallait reconnaître que les livres étaient par essence une contrée plus infinie que le monde, plus riche aussi. Et ce serait toujours, d'une certaine façon, une odyssée sans retour. C'est justement ce vagabondage qui, dans le fond, t'aura plus, ce cabotage entre les îles des œuvres, un peu comme dans le Faustroll de Jarry. N'être jamais rétif devant l'inconnu, être insoucieux d'une cartographie organisée des lectures. Aimer les classiques, fureter vers l'Enfer, se réjouir des relégués, s'éblouir des indifférents à la gloire : tel est le bonheur de la littérature. Une peuplade d'énergumènes, une pérégrination au milieu des paysages les plus insolites et les moins raccordés parfois. La seule politique qui ne puisse pas t'aigrir ou te mécontenter. Il suffit d'une page, de quelques lignes pour que la médiocrité passe au second plan. Un écrivain ne compte pas pour tout ce qu'il a écrit, mais pour ces particules élémentaires dont la durée en nous est infinie, à la fois étrangères à ce que nous sommes et révélatrices de ce que nous voulions chercher sans s'avouer qu'on le cherchait.

    Voilà pourquoi les livres, dans l'étendue océanique qu'ils représentent, ne peuvent t'effrayer dans la petitesse qu'ils imposent à ce que tu es. La gratitude que tu leur dois n'est pas dans l'infini territoire qu'ils bornent mais dans la profondeur, elle aussi infinie, qu'ils ouvrent en toi.

  • Facile, trop facile...

     

    Nous en étions restés à cette idée peut-être simpliste que les responsabilités vous endurcissent, ou, pour le moins, qu'elles vous obligent parfois, la mort dans l'âme (mais ce n'est qu'une métaphore...), à faire ce que vous n'auriez pas voulu faire.

    Et de se dire qu'inéluctablement, assumer une fonction revient à se retirer en partie de soi-même, à se conformer à cette affiche un peu statufiée qu'on définit comme la représentation. D'une certaine manière, cela s'appelle la dignité. Cette dignité doit avoir, parfois, les allures du masque. C'est ainsi que le théâtre, le vrai, tragique et terriblement humain, prend son sens, dans ce qui est caché, retenu, aboli de l'être qui parle et qui agit..

    Mais, dans ce qu'il faut bien appeler une mise à disposition publique de tous les signes de l'humanité, les larmes ont pris une place de choix et l'homme dont on dit qu'il est le plus puissant du monde (si l'on veut admettre que la politique nucléaire état-unisien n'est pas, par exemple, un pouvoir sans conséquences...) n'aura pas ménagé ses effets durant ces deux derniers mois.

    1)

     

    barack obama,états-unis,larmes,politqiue,sensibilité,spectacle,obscénité. guerre,afghanistan,responsabilité

    Nous sommes dans le Wisconsin, début novembre. C'est son dernier meeting. Il est crevé, épuisé d'aller à coups de millions de dollars aux quatre coins du pays pour mettre une rouste au mormon. Il a les nerfs à vif sans doute, le corps qui rend l'âme et l'impression que l'affaire est bien partie. Mais c'est ainsi : une sorte de post coitum animal triste. Il va remettre le couvert et la bonne surprise de 2008 devient une confirmation. Il pleure. Sur ses efforts ? Sur l'improbable ? Sur ceux qu'il a déçus et qui rendront sa victoire moins large ? Sur sa gloire qui va prendre du galon ?

    2)

     

    barack obama,états-unis,larmes,politqiue,sensibilité,spectacle,obscénité. guerre,afghanistan,responsabilité

     

    Nous sommes à son QG, début novembre. Il est avec son équipe. Il est le capitaine triomphant qui vient rendre hommage au cercle restreint de ceux qui n'ont pas dormi, qui ont donné corps et âme. Il leur doit une fière chandelle. Il a l'air d'un lycéen, nouvellement bachelier, dont le destin l'emmène loin de sa famille, des amis, de ses potes, de son quartier. Il boucle une aventure : le côté boy-scout, c'est fini. Lundi, c'est retour au  bureau. Moins excitant, moins d'adréaline. À en avoir des frissons dans le dos.


    3)

     

    le-president-obama-tres-emu-pendant-son-allocutaion-apres-le-drame-photo-afp.jpg

    Il est à la Maison Blanche. Nous sommes à la mi-décembre. 26 morts à Newtown, soit, en une fois, la moyenne journalière américaine des morts par arme à feu. Une sorte de packaging instantané, en somme. Il évoque des mômes abattus sèchement qui auraient fait de bons petit(e)s américain(e)s. Pour eux, c'est fini : ni corps, ni âme. Il pleure. Il est père. Il imagine. Il est humain. Il est président et comme il l'a dit pendant la campagne, en réponse à une question qui lui était posée, qu'il croyait au deuxième amendement autorisant chacun à être armé. Mais ce n'est rien. Il est ému. Ça se voit, ça doit se voir.

    Ces émotions répétées, dans des contextes et pour des raisons fort divers, ont quelque chose de grotesque. Elles mélangent la fébrilité d'une réussite conditionnée par l'argent (la campagne d'Obama, c'est un milliard de dollars), l'émotivité du sportif qui décroche la timbale, le pathos facile de l'impuissance politique, la compassion qui vous dédouane de tout. On aimerait qu'il ait les larmes aussi abondantes sur la misère que répand la politique américaine à travers le monde, sur les horreurs économiques dont usent les grands groupes de son pays pour satisfaire des actionnaires encore plus voraces, qu'il sorte son Kleenex à chaque bombe explosant à Bagdad ou ailleurs. Mais à ce train-là, je crains qu'il ne puisse pas beaucoup travailler et que la déshydratation le guette.

    Certains diront qu'il est humain, que ce n'est pas Bush, lui. Bien sûr... Ce n'est que "l'obscénité démocratique" que dénonce Régis Debray dans un court essai (1) ainsi intitulé et qui parut en 2007 et dont j'extrais les phrases suivantes :

    "Obscène, en termes techniques, est le forum dont la dramaturgie se met à obéir à la télécratie. Ou qui passe, plus précisément, du plan large au gros plan qui vient fouiller le visage, la larme au coin de l'œil, le baiser sur la bouche et le petit dernier -au cours d'un cérémonial officiel". 



    Régis Debray, L'obscénité démocratique, Flammarion, "Café Voltaire", 2007.

  • À même la peau

    mer,océan,sensibilité,langag,enfance

     

    Cette expression t'a toujours paru étrange, du moins étrangère, parce que le sens en était pour toi depuis longtemps altéré : c'est pas la mer à boire. Cette manière désinvolte et agacée dans la bouche de qui l'employait te semble injuste. La mer est tout à coup incluse dans une métaphore qui la renvoie à un élément pesant, à une contrainte. Une sorte d'objet indésirable. Pourquoi pas ? Il n'est pas obligatoire d'aimer la mer. Tu en as rencontré suffisamment pour qui ce n'était qu'une étendue ou trop plate ou trop hostile, froide, définitivement froide, associée au sable qui colle, aux frissons de sortie, aux hésitations d'entrée.

    Mais la mer à boire, enfant, tu ne rêvais que de cela, enfant, parce qu'alors cela signifiait que tu posais juste ta grande serviette et tu courais vers elle, sans retenue, en criant de bonheur et de courage : elle était toujours à température, toujours bonne, et quand tu criais cela, c'était après la première vague, celle qui t'avait ravi à la sècheresse du soleil et à l'attente d'après manger. Tu venais vers elle et tu la convainquais de mettre le paquet, que tu sois renversé, cul par dessus tête, le slip aux genoux s'il le fallait, et tu ressortais vaillant. Parfois, tu étais présomptueux. À peine relevé, une seconde brassée de force mousseuse s'abattait sur ton dos et te projetait au sol, dans le presque-pas-de-fond qui suffisait pourtant à t'étourdir, t'obligeant à ouvrir la bouche pour demander grâce et oxygène, et c'était trop tard, tu buvais la mer, cette fois, à pleine goulée (une seule en fait mais elle descendait dans ton estomac et ton intérieur entier était astiqué de toutes les prétendues vertus océaniques). Chez toi, mais ailleurs aussi, on disait : boire la tasse. Et si, sur le moment, la grimace était de mise, elle ne pouvait pas demeurer très longtemps. Il en allait de ton audace et de ton désir, cette fois bien décidé à vaincre ce rempart intime avec lequel tu passais une grande partie de l'après-midi. Le soir, très jeune, lessivé tu t'effondrerais sur un transat.

    Il fallait boire la mer, comme on dirait : manger du lion. Et jamais tu ne lui en voulais de mettre à mal ta ténacité. Tu n'as jamais joué avec la mer, du moins pas selon le sens commun, qui induit légèreté et insouciance. C'était avec sérieux que tu t'affrontais à elle et un genou à terre, exténué, tu te disais : juste une dernière et je rentre. Il t'est resté ce souvenir qui n'a pas de lieu, ni de date, pas un souvenir, mais un frisson, celui d'une ivresse infinie devant l'élémentaire versatile et gracieux.

    Quand tu revenais sur la plage, elle était encore là, sur toi. Non pas à la manière, collante et poussiéreuse, de la terre (qui glisse sous tes ongles, aussi), mais comme des perles éparpillées, petit à petit dérobées par le vent (et l'océan est indissociable du drapeau claquant contre la hampe, bruit mélangé de tissu et de métal) dont il ne resterait plus, bientôt, que des cartographies blanches, des linéaments salés ; tu aimais poser tes lèvres, ta langue, embrasser ta propre peau à qui l'eau avait donné un goût unique. Ta salive réactivait le courant disparu. C'était un précipité de bonheur. Tu avais faim, soudain. L'océan t'avait creusé et tu trouvais sous le parasol un gâteau sec, un petit beurre dont tu encochais d'abord les quatre coins. Il y avait une bouteille de Vittel mais tu n'avais pas soif. Tu étais enivré de toute cette richesse bleutée, d'un bleu plus intense que le ciel, plus infini de la profondeur visible que tu sondais parfois quand, les jours de calme, le corps aux trois-quarts immergé tu pouvais encore voir tes pieds.

    Cette enfance, et un peu plus, beaucoup plus même, d'étonnement guerrier est indissociable de l'océan, de la marée lointaine qui te refuse un temps le droit de débattre, des jours de calme -mer d'huile- qui serait presque un ennui mais délicieux aussi, à lire Jules Verne, plus tard Stendhal, comme s'il (l'océan) te disait : sache prendre le temps. Je suis là et nous aurons le temps de nous revoir.

    C'est cela qui te reste : le revoir de l'océan,  et de savoir que tu ne l'as jamais vraiment perdu en éprouvant, lorsqu'il s'avance pour colorer la Rance, aux abords de Saint-Malo, d'un bleu-vert sans égal, un trésaillement, quasi un cri intérieur, que jamais ailleurs tu n'as éprouvé avec la même certitude, comme un signe.

                                                                                        Photo : Julie Rey