usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Il fut un temps...

  • Poésie maritime

    Il y avait d'abord les cinq minutes récapitulatives des nouvelles du week end, où les dernières jaseries politiques se le disputaient avec les difficultés autoroutières et les résultats sportifs. Viendraient ensuite les jacasseries faussement engagées du Masque et la Plume, où l'on ferait bel esprit et parisianisme.

    C'était le soir. C'était l'hiver aussi : il faisait froid, ou humide, un temps à vouloir rester chez soi et à l'écouter, elle, qui arrivait, avec ses énigmes marines, ses localisations improbables que je mis fort longtemps  à identifier, à ne pas désirer identifier même, tant les premières contrées avaient la saveur des terres barbares. Terres étant d'ailleurs une dénomination fort imparfaite puisqu'elle évoquait là des zones, dans lesquels, évidemment, des navires se démenaient, des zones de la Mer du Nord qu'un individu réduit aux désordres de la Manche et de l'Atlantique français ne pouvait connaître autrement que dans un imaginaire de terreur. La voix de Marie-Pierre Planchon sortait de l'ombre pour nous offrir la litanie des vents et des houles. Cela ne nous servait à rien. Pure abstraction maritime rythmée de noms improbable : Dogger, Fisher, Tyne, Cromarty, German, et des chiffres, des forces, des avis de coups de vent,... Rien d'autre qu'un chapelet hermétique d'espaces où nous n'irions sans doute jamais mais qui faisaient rêver par leur simple apparition au milieu de toutes ces informations futiles qui s'arrogeaient le droit d'être l'actualité, au milieu de ces bavardages pour des livres ou des films aussitôt oubliés.Peu à peu elle nous ramenait vers des noms familiers : Mer d'Irlande, Manche est, Manche ouest, golfe de Gascogne... Mais auparavant, elle avait énuméré ces noms fantastiques de la Mer du Nord, ces noms qui, loin de refaire le monde, le décomposait en un puzzle impensable, comme si, plutôt que de nous référer à nos montres, au découpage gradué d'un cadran à douze chiffres, nous avions eu le droit aux anciens rythmes d'une vie conventuelle, comme si nous avions pour nous repérer dans le temps matines, sexte, nones ou complies... Tyne, Forth, Utsire, Humber,...

    Sa voix revenait chaque dimanche soir : douce, égale, magnifique. Nulle inflexion qui marquât la dramatisation : la stricte littéralité du message. Mais comme le sujet restait, malgré tout abscons, il y avait dans l'énumération immuable des noms propres le caractère ludique d'une comptine. Et c'était peut-être là le plus merveilleux : des indications précieuses pour certains (en mer, tendus, sérieux, face à la houle, en débat avec la tempête) que nous prenions pour une berceuse...



     

  • Eugène Boudin, atmosphérique

    eugène boudin,plage de trouville,peinture,impressionnisme,bains de mer,flaubert,proust,elstir,à l'ombre des jeunes filles en fleurs,littérature,paul morand

    Eugène Boudin, Plage de Trouville, 1868

     

    En 1853, Flaubert, un jour qu'il contemple une plage normande et ceux qui y sont, écrit à Louise Collet : "Il faut que le genre humain soit devenu complètement imbécile". Le jugement est, comme souvent chez lui, sans appel. Faut-il le mettre sur le compte d'un pressentiment qui finira effectivement par se vérifier, de la horde criarde et brûlée par le soleil se déversant sur des kilomètres de sable ? sur celui d'un dégoût pour la platitude de l'espace lui-même, métaphore d'un esprit embourgeoisé  qu'il juge, ce n'est pas nouveau, inepte ? Ou bien sont-ce ces corps à demi nus auxquels il associerait une image de décadence ? Le fait est qu'en ce milieu de siècle le monde se tourne progressivement vers le littoral, dans un mouvement qui doit d'ailleurs beaucoup à la princesse Eugénie. Et Boudin composera de nombreuses toiles sur le sujet, des toiles magnifiques.

    Ce peintre n'est pas le plus connu du mouvement impressionniste et si son nom ne faisait pas sourire beaucoup de ceux qui le découvrent, peut-être même serait-il plus encore ignoré. Il y a pourtant un tel charme dans ses œuvres qu'il faut lui rendre justice. Boudin, d'abord, ce sont des ciels, des ciels qui souvent recouvrent une partie majeure du tableau, comme dans celui choisi plus haut. Sur ce plan, thématique, il n'est pas très original et l'impressionnisme les collectionne. Il n'en a pas l'exclusive, certes, mais lui, au contraire de beaucoup d'autres, a su en capter l'essence incertaine, la quasi disparition parfois, la grâce éparpillée, souvent, sans jamais aller jusqu'à la tourmente : le ciel d'orage n'est pas son domaine. Il s'agit d'être léger, de saisir justement cette épaisseur insaisissable de l'air qui nous amène à ne considérer l'espace lointain ni comme une menace, ni comme un fond. Plus qu'aucun autre, il suggère le passage, rappelant la dernière réplique de L'Étranger, dans Le Spleen de Paris écrit par Baudelaire : "J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !" Même la relative opacité du ciel de Trouville n'échappe pas à ce principe. C'est un voile qui ne peut pas s'éterniser, une pulvérisation qui attend de disséminer ses reflets rosés, une buée, une vapeur enchanteresse que ne craignent nullement ceux qui s'ébattent dans la Manche, dans la partie gauche du tableau. Le bouillonnement des vagues avec lesquelles ils luttent est beaucoup plus dense, d'une épaisseur d'eau en contact (et donc en frottement) avec le sol. S'il y avait une quelconque inquiétude, elle serait là. Petites taches des corps, noyés dans l'ensemble du tableau, comme s'ils n'étaient qu'un élément très secondaire. Et c'est le cas.

    Car la plage, ou plus exactement la grève, est le sujet essentiel. Des hommes et des femmes en villégiature (il serait anachronique de parler de vacanciers) y sont installés. Des tentes de toile ont été montées, préfigurant les petites cabines que l'on trouvera ensuite, plus en arrière, et qui font le charme étrange des côtes de la Mer du Nord, de la Normandie et de la Bretagne (1). Rien, dans les choix vestimentaires, ne laisse présager le lieu. Les robes sont soignées, les costumes de mise. Sans doute sont-ils, les unes et les autres, un peu moins apprêtés mais la distinction demeure. On discourt doucement, nul n'a oublié son éducation. il n'est pas question de jouer ou de courir. Le vent maritime est à peine sensible. Il ne s'agit pas encore d'être dans l'agitation moderne née des congés payés, mais, en quelque sorte, de prolonger, dehors, dans un endroit qui, apparemment, ne s'y prêtait pas, les rites d'une civilité ordinaire et bien comprise. La plage n'est pas encore cette hétérotopie de la liberté factice et de la mise en scène, du corps sculpté et de l'égalitarisme illusoire. Sa jouissance récréative reste l'apanage d'un petit nombre. Boudin peint une caste voluptueuse et tranquille. Le tableau, avec la position un peu lointaine de l'artiste, nous ménage un spectacle quasi silencieux, où les déplacements, les gestes n'enfreignent jamais les limites de la bonne éducation. L'élégance est une seconde nature.

    La délicatesse de cette toile émane de l'unité chromatique. Les taches de rouge sont amorties par la couleur du sable, ce qui donne l'impression que tout se réduit à du bleu, du blanc, du noir, de l'ocre, On passe d'un détail à un autre, d'un groupe à un autre sans que l'œil ne soit jamais agressé. Il y a une continuité apaisante, singulière qui nous permet également d'admirer les personnages et d'être une sorte de génie invisible. Cette délicatesse produit un double décalage temporel pour le spectateur. Il est soudain ramené à un univers à la fois désuet, où le désir aristocratique demeure, et familier, puisqu'il a lui aussi connu les joies de la plage. Mais il contemple également une préfiguration proustienne. Certes, Boudin ne fut pas des modèles principaux qui permirent à l'écrivain d'élaborer la figure d'Elstir mais il n'est pas difficile de rapprocher le Port de Carquethuit dont la "puissance (...) tenait peut-être plus de la vision du peintre qu'à un mérite spécial de cette plage". Cette grâce discrète de Boudin prend pour nous une forme toute littéraire et si, comme nous le disions, les discussions sont feutrées, il est peut-être, en quelque conciliabule rapide, le début d'une romance. Boudin peint alors bien plus qu'une scène, qu'un moment balnéaire, une histoire que les règles vestimentaires savent encore, symboliquement, cacher, quand la part du mystère ne recouvre pas, loin s'en faut, celle du mensonge (2).

    À ce titre, il est l'impressionniste dont la contemplation provoque l'étrange regret de n'avoir pas connu ce temps, à l'inverse de bien d'autres artistes de ce mouvement, à l'urbanité trop moderne. En regardant ses toiles, on rétrograde ; la vitesse décroît. Il repose sans jamais alanguir. Un moment de bonheur...

     

    (1)Une quasi privatisation de l'espace public diront certains. Mais, on a fait bien mieux depuis, avec les plages avec droit d'entrée, ou interdites au quidam. Pour une fois, laissons cette question de côté.

    (2)Dans Bains de mer, bains de rêve, publié en 1960, Paul Morand rapporte l'anecdote suivante :

    "Je me souviens d'une boutade de je ne sais quelle gazette : deux jeunes gens étendus au bord d'une piscine avec deux jeunes filles ; l'un souffle à l'autre : "On les emmène ?" - "Attendons d'abord de les voir habillées". Cela m'avait fait rire, puis réfléchir. Le vêtement en dit long sur l'homme ; nu, il cachera plus jalousement ses secrets. Je vois sous le soleil à pic, une société ténébreuse, et qui ment."

       

     

  • Homme du livre

    http://tomsk.rouget.org/fr/docs/encyclo/Tomsk_Petit_Larousse1946.jpg

     

    Dans les années de l'après-guerre, il obtint son certificat d'études, avant de commencer les années d'apprentissage qui l'amèneraient à devenir ce qu'on appelait alors un ouvrier du livre. Il reçut en récompense un dictionnaire, un Larousse au papier rugueux et terne, avec la distinction si singulière dans ce genre d'ouvrages entre les noms propres et les noms communs (lesquels «noms communs» ne se réduisaient pas à la classe des susbstantifs) et les très étranges pages roses regroupant les expressions latines. Les illustrations étaient des vignettes dessinées, sans couleur. Il n'a jamais oublié le moment où on le lui tendit et que ses mains en caressèrent pour la première fois le grain. Ce qui serait à lui, désormais. A-t-il pu imaginer que cette rencontre serait unique, qu'il scellait avec lui un pacte silencieux, improbable ? Il y avait bien une certaine solennité, mais elle n'est pas une explication suffisante pour qu'il se dégage de l'événement vécu un sens supérieur clair, celui qui nous poursuit le reste de notre vie. Et de cette intensité-là, nous n'en savons souvent rien, bien souvent nous ne la pressentons même pas (elle fait son chemin en nous, douce et infiniment inscrite dans le temps).

    Ainsi ce dictionnaire, qui aurait pu n'être qu'un outil, un usuel, qu'il faudrait un jour remplacer, passa-t-il l'obstacle des déménagements successifs, les vicissitudes des rangements parfois précaires. Il dut connaître les cartons, les places inappropriées. Mais il surnagea à l'écoulement de la vie. Il fut toujours des premiers embarqués sans doute, et survécut aux usages répétés, à la sueur de la main, à l'humidité du doigt salivé. Seule sa couverture cartonnée montra des signes de faiblesse, mais il était là depuis si longtemps, il avait à ses yeux un tel prix qu'il eût été impensable de s'en débarrasser. Il le rhabilla de cuir. Il prenait soin de cet ultime compagnon de sa jeunesse où devaient se mélanger, sans qu'il en parlât jamais, la parole de l'instituteur, les culottes courtes, les galoches, les hivers gelés du pont Saint-Martin, les bêtises de mômes, l'encrier et la plume, et, sans doute, les temps d'une enfance passée en partie sous l'Occupation.

    Il est là, toujours là, à demeure et, lorsque, cruciverbiste plus que septuagénaire, il veut vérifier une orthographe ou une signification, il ne se tourne pas vers les plus récents, l'autre Larousse (papier blanc, illustrations et photographies couleur) ou le Robert, mais vers lui, sans même y penser (pourtant cette fidélité immédiate n'est-elle pas en soi la pensée de sa propre présence comme être...).

    Ce n'est donc pas des restes d'un Jules Verne, maritime et aventureux, ou d'un Paul Féval, médiéval et touffu, qu'il peut ressusciter sa part d'école  et le florilège de ses secrets mais de l'aridité alphabétique de la langue, là où tout est en quelque sorte à l'état brut,  comme quand le coupon de tissu n'est pas encore le vêtement... Un état brut mais clairement organisé, pour s'y retrouver. Et lui, justement, s'y retrouve. 

  • Les frontières de la Vespa

    vespa,italie,rome,jean-louis fabiani,modernité,uniformité,nostalgie,objets

     

    « Au sein de l'inventaire des moyens de déplacement qu'effectue le photographe [Bernard Plossu], la vespa occupe une place particulière. Objet cinématographique par excellence depuis les années cinquante jusqu'au Caro diario de Nanni Moretti, la vespa est le symbole de la fluidité dans un monde engorgé, mais aussi celui de la démocratie du transport, de la belle mécanique accessible à tous. Les deux-roues semble consubstantiel à la ville méditerranéenne : il sied au climat, à l'étroitesse des rues, aux formes pentes qui découragent le cycliste. Sa photogénie ne reçoit jamais de démenti. Le conducteur du scooter est assuré de séduire : il a pour lui la jeunesse et l'absence de prétention. La vespa incarne à merveille le design de l'Europe méridionale en tant qu'il produit beaucoup d'effets avec une apparente économie de moyens, et qu'il assigne d'emblée au déplacement une dimension ludique : elle offre, comme autant de sacoches légères, de petites primes de plaisir. »

    Cette brève et très claire évocation de la Vespa par Jean-Louis Fabiani t’a ramené plus de trente ans en arrière, alors que tu découvrais Rome pour la première fois, et plus particulièrement à une fin d’après-midi, non loin du cimetière protestant, où tu étais venu rendre hommage à John Keats. Il était cinq heures et le petit magasin, pour faire tes courses avant de repartir au lido d’Ostia, n’était pas encore ouvert. Il aurait dû l’être mais tu découvrais depuis une semaine la qualité élastique de la sieste transalpine. Il faisait chaud et sur la porte de l’enseigne : chiuso. Alors, pour échapper à la lassitude, et parce que l’agitation de la gare Ostiense te répugnait, tu t’assis à même le sol, contre un mur, à un carrefour, et bientôt commença un ballet dont tu avais déjà observé quelques épisodes, furtivement, et dont tu pus pendant plus d’une demi-heure, vérifier la spectaculaire permanence.

    A la croisée des quatre voies, chacun arrivait avec une désinvolture klaxonnante pour signifier qu’il allait passer. On freinait à peine ; on se frôlait ; on accélérait ; on râlait ; on esquivait. Et cette singulière anarchie sans conséquence grave (ni glissade, ni accrochage) n’était pas le seul fait des automobilistes, avec la carrosserie en bouclier. Loin de là. Les deux-roues y tenaient le rôle principal. Ils semblaient s’amuser de tout. Deux-roues ? Pour être plus précis : les Vespa. En solo, ou en duo, avec la belle derrière, en amazone. Sans casque. C’était encore le temps mémorable des cheveux au vent. Imagine-t-on, à l’instar de Moretti, Gregory Peck et Audrey Hepburn avec un intégral ou un bol, dans Vacances romaines. Tout dans ce trompe-la-mort, au carrefour, à peine une décélération, donnait à la Vespa et à ses périlleux pilotes, une dimension jubilatoire et, bien sûr, cinématographique, comme le rappelle Fabiani. L’abeille piquait ta curiosité et tu n’espérais pas qu’une catastrophe vînt ternir cette démonstration du hasard heureux. Les météores suivent leur trajectoire.

    Tu avais donc l’occasion de vérifier que l’Italien et la Vespa étaient inséparables et quasi consubstantiels. Partout sur les trottoirs, dans les cours, dans les ruelles ; partout le devoir de composer avec leur art de se faufiler ; et sur les grands axes, des nuées où se mélangeaient les banlieusards, les gandins, les cravatés et même, parfois, les soutanes. En ce début des années 80, ces équipées doucement sauvages te donnaient l’illusion de te plonger dans la Rome des années 50, de sentir l’insouciance trouble d’une vie exubérante essayant de s’accommoder des règles.

    La Vespa avait, jusque dans la ligne, l’élan gracile de sa désignation. Elle était moins un mode de transport qu’un idéal de fluidité et un modèle chevaleresque, quand un garçon invitait une fille pour faire un tour. Il y avait en elle une esthétique ronde, quasi féminine. En France, nous avions l’immonde mobylette, le 102 ou 103 Peugeot, qui n’était rien d’autre qu’un gros vélo motorisé. D’un côté, le charme ; de l’autre, la grossièreté. Quand on regardait la Vespa, tu voyais une frontière dans l’art de la séduction. La séduction par la conduction. Tout un programme.

    Au fil des années et  des retours à Rome, tu as déploré que la Vespa soit lentement mise au rebut, au profit du scooter. De l’italien à l’anglais, il y a un monde. L’anglicisation de la planète est un signe éminemment mortifère. Seuls les imbéciles de la communication universelle peuvent béatement s’y retrouver. Le problème, c’est qu’ils sont de plus en plus nombreux. Le scooter, on le comprend aisément, n’est pas la Vespa, mais une imitation customisée pour territoires sécuritaires/sécurisés et pour les adeptes de la gadgétisation à outrance. Le scooter glisse lentement vers la moto de ville pour actifs CSP+ ou pour petits frimeurs de banlieue. Ce ne sont plus les formes douces de la version italienne mais la modélisation mastoc, bourgeoise et empesée d’un univers qui étale son désir insatiable de confort. La frime tendre et juvénile a laissé la place à la bouffissure satisfaite. De fait, le scooter est un des objets les plus hideux de notre époque. Il pue l’assise et l’ambition. La Vespa n’est plus qu’un vestige. Comme beaucoup de signes par quoi nous marquions des différences spatiales et culturelles.

    Le déclin de la petite abeille suit la disparition des frontières et de la monnaie. Les douaniers sont des spectres ; tu paies en euros ; les rues romaines sont scooterisées. Il ne faut pas croire au hasard, en la matière, et la désolation qui t’habite est un paysage où les éléments les plus étrangers en apparence se disposent de manière très efficace. Tu n’es pas de ceux que la practicité du monde (ne pas s’arrêter à la douane ; ne pas montrer ses papiers) et la rationalité économique (plus de changes ; plus de dévaluation) fascinent. Au contraire. Parce qu’un monde unique n’en est plus un. La Vespa est italienne et toutes les années où tu as pu retourner dans ce pays, du temps de la frontière et de la lire, tu en as eu le cœur net. Sa relégation, au-delà de quelques ajustements pour faire moderne est un sujet qui t’attriste. Cela n’a rien à voir avec la nostalgie, moins encore avec ce goût frelaté du patrimoine. Ton regret compte moins que ce sentiment diffus d’une muséologie des différences, les vraies, celles qui donnent du sens et de l’histoire à la vie, pour permettre le triomphe de l’uniformité libérale.

     

    (1)Jean-Louis Fabiani, préface à Bernard Plossu, L'Europe du sud contemporaine, Images en manœuvres Editions, 2000

  • Figures de style

    Il fut un temps où l'expression "intellectuels de gauche" était une redondance. Temps béni de la terreur dans les lettres et ailleurs. Discours faisandé à partir d'une illusion rouge (qu'elle fût stalinienne ou maoïste), ou d'une rêverie libertaire dont la finalité était de facto d'installer comme une vérité absolue le laisser-faire, laisser-circuler, laisser-spéculer du néo-libéralisme. Bavardage terrifiant et mortifère dont la queue de comète s'éteint sous nos yeux, alors que cette même expression est devenue un oxymoron.

  • Lentement

     

    photographie,image,temps

     

     

    Il fallait d'abord s'enfermer, s'en remettre à la seule lumière rouge qui donnait au cagibi réquisitionné des allures d'antre mystérieuse où les boîtes de rangement et les vêtements relégués faisaient fantômes.

    Il y avait à côté de l'appareil où tu imposais l'Ilford blanc comme neige les deux bacs, un rouge, pour le révélateur, un bleu, pour le fixateur. Le chronomètre aussi, pour la précision et que tout ne finisse pas en un noir absolu, une gageure invisible condamnée à la poubelle.

    Le temps était là, comme une autre mesure, dans un autre monde, et à peine l'empreinte prise, ou supposée telle, la main glissait la feuille dans le bac rouge. Et lentement, surgi d'un fond magique, à chaque fois merveilleux, les premiers traits faisaient une rigole, puis deux, puis trois, enfin une hydrographie de la vie, des existences ou des choses. Un nez, une bouche en esquisse, une boucle de cheveux, un muret, le phare d'une 2 CV. Singulière illumination dont tu attendais le point ultime, ce point si difficile à comprendre, avant que tout ne noircisse. Juste ce temps intuitif bientôt qui donnait à la main la vigueur pour verser cette apparition dans le fixateur. 

    Temps d'une photographie qui pariait sur le rêve. Temps de l'hypothétique. Temps argentique où la perte était grande, les erreurs légion, quand aujourd'hui, d'un clic instantané, on voit le résultat. Désormais l'effervescence infiniment reproductible du geste, quand, il fut un temps, c'était l'hésitation de rater, et par essence, oui : un manque que nous ne pourrions jamais effacer. il y avait dans l'expérience argentique une perte inéluctable qui rendait plus sensible la moindre réussite. L'image était venue à nous, dans le cagibi, autant que nous étions allés la chercher, au dehors.

    Tu étais seul, plus que tu ne le seras jamais devant ton ordinateur, d'une solitude amoureuse de l'histoire que tu essayais de faire naître, et même si, parfois, après quelques années, le cliché pâlissait, ou jaunissait, faute d'avoir été bien fixé, il te restait cette mise au jour, dans le secret de la lampe rouge, mise au jour lente, fragile qui valait, pour toi, tout autant que la photo elle-même.

    Autre monde, en passe de disparaître, celui des univers séparés, sacrés, où s'appesantir dans le silence d'un monde ressuscité, clos, l'un et l'autre, quand l'heure est au grand jour, à la transparence de l'écran, au miracle fêlé de la retouche...

     

    Photo ; Philippe Nauher

  • 4-4-2

     

    Que n'auriez-vous échangé, en vos années de CM1-CM2, quelques notes magnifiques qui vous plaçaient au premier rang des compositions trimestrielles, contre un bond vertigineux dans la hiérarchie des élèves choisis pour constituer les deux équipes de foot, à la récré...

    Il y avait, c'était entendu, les deux champions, Sébastien et Jean-Damien, en capitaines respectifs, puis le rang de ceux qu'ils choisissaient à tour de rôle. Pierre, Paul, Jacques, François, Serge... avant que d'attaquer le menu fretin, dont vous étiez, qui savait à peine taper dans un ballon, et qu'on avait envie de se refiler, comme la grippe ou le mistigri. Être le remplaçant du remplaçant, misère ! Misère contre laquelle votre connaissance implacable de tous les affluents de la Seine, du Rhône, de la Loire n'était rien. Absolument rien.

    Il est donc des admirations qu'enfant vous avez mal vécues, des relégations cruelles et des admirations imparables. Jacques Réda en fait une délicieuse peinture dans un texte intitulé L'Homme des bois, lorsqu'il évoque "le portier de la féroce équipe de Sainte-Geneviève (Ginette comme on disait), un type taciturne et massif comme une cocotte-minute. On le sentait plein à éclater d'une force élastique prodigieuse qu'il comprimait, de sorte que toute atteinte à ses filets n'aurait pu mettre en cause sa valeur propre, mais l'Ordre qui veut que la trajectoire d'une sphère de cuir soit préméditée comme le reste au fond des astres"

    Et l'écrivain d'ajouter :

    "Au goal de Sainte-Geneviève, j'ai piqué principalement deux trucs, qui relèvent extérieurement de la seule pantomime magique, mais à travers lesquels j'assimilai une part occulte de ses vertus : celui du béret à visière, et (il avait l'air ensemble d'une danseuse étoile et d'un gros pneu) celui de la gigue sur place. Mais je n'ai jamais eu l'audace d'imiter un geste où d'ailleurs son autorité et, il faut le dire, son élégance me paraissaient inégalables, parce qu'il eût été sacrilège, et dès lors inopérant voire néfaste, de parodier un rituel lié au plus intime d'un être et de ses secrets. Chaque fois que la ligne d'avants adverse entamait un débordement portant la menace d'un tir, floup-floup, il expédiait dans ses mains en coquille deux glaviots parfaitement ronds, et s'en oignait les paumes comme d'un chrême, un baume capable d'émettre des effluves proctecteurs presque invincibles, ou de se transformer sous l'impact d'un cuir en une glu."

     

  • 60° et plus

    L'affaire mélangeait la (fausse) clandestinité, l'alchimie des dosages, la technique ancestrale et le goût pour l'alcool fort. 

    Une fois l'an, elle usait de son droit à bouillir du cru, belle formule pour un travail qui monterait haut en degrés. Elle avait déjà un âge avancé et chaque nouveau millésime vous rapprochait de la fin du rite, puisque cet usage n'était pas transmissible, et l'État, jaloux et hypocrite, étendait là aussi son aspiration à tout régenter en sa faveur.

    C'était un spectacle que cette révélation d'élixir : des fruits inoffensifs pour un breuvage incolore mais à l'odeur forte, et au goût encore plus cinglant, entre la brûlure et l'asphyxie. Quand fut venue ton heure de le découvrir, tu crus y laisser langue et gorge.

    Elle vous en donnait deux litres, dans des bouteilles en verre trompeuses : Perrier ou Évian, qui servaient de base à des liqueurs de cassis, des cerises à l'eau-de-vie, et autre mélange 44. Car pur, au sortir de la tuyauterie, cela relevait plutôt du fer rouge cicatrisant. Il fallait en quelque sorte noyer le poison.

    Elle-même ne buvait pas. Elle n'avait jamais bu. Elle aurait pu s'abstenir. Mais ne pouvant léguer cette histoire aux enfants, la machine deviendrait rouille de grange et c'était insupportable ; l'honneur tenait aussi de ne pas oublier le rite de la distribution, comme lorsqu'elle tuait le veau ou le cochon. La gnôle, le boudin ou le rôti, c'était tout un. L'intention comptait, seule.

    Le geste.

    Un art.

    Une époque.

     

  • Paille foin

    Un jour (mais dire quand est impossible, car il est très difficile, paradoxalement, de dater un événément, périodique certes, mais extérieur au quotidien, parce que l'attention n'est pas frappée, n'est pas saisie. De même qu'on met du temps à voir la disparition d'une maison le long d'une route à usage épisodique),

    un jour (mais cela ne vient pas de la chose elle-même ; le dérangement vient d'ailleurs. Cela peut être un arrêt inopiné pour une vessie trop pleine, ou un éblouissement qui vous fait tourner la tête et fixer ce que vous ne vouliez pas voir. L'affaire fait son chemin dans votre cécité, et tout devient clair),

    les champs moissonnés, de paille, n'ont plus eu leur damier de bottes rectangulaires, mais des balles plus grosses, rondes, qu'il fallait hisser avec des engins dentés parce que les hommes n'avaient pas la force nécessaire. Et tu ne savais pas, tu ne sais toujours pas pourquoi cette ridicule modification technique : un rouleau plutôt qu'un parallélépipède, t'a semblé la fin d'un monde (quoique tu mentes un peu. Ton esprit dérive et une disparition vient se superposer à la première, qui est plus encore la clôture d'une histoire : la disparition des meules de foin, dans lesquelles vous vous jetiez, les uns et les autres, que vous essayiez de gravir comme des morts de faim, pour finir en sueur, souvent vaincus, le corps griffé de toute la rudesse végétale, alors que vos mères vous criaient dessus en évoquant d'invisibles vipères qui auraient eu plaisir à s'y nicher).

    Un jour donc...

  • Sucré-salé

    Stuart Frnklin (ices).jpg

    Elles n'eurent jamais de goût plus étrange, entre le délice et le petit désagrément du contraste, les glaces, que celles des petites cabanes en bord de plage. On nous les offrait après que les batailles contre les vagues nous eurent rincés. Nous en déchirions le papier froid et coloré, et le premier contact ravivait sur les lèvres les assignats de l'océan. Alors, au sucre, pour quelques secondes, de la vanille ou de chocolat, parfois la fraise, se mêlait le sel des rouleaux : un arrière-goût d'algues qui rendait l'âme très vite, et toujours, nous nous retournions, comme des vainqueurs, vers le large, écoutant les commérages de l'eau et du vent.

     

    Photo : Stuart Franklin