Dans les années de l'après-guerre, il obtint son certificat d'études, avant de commencer les années d'apprentissage qui l'amèneraient à devenir ce qu'on appelait alors un ouvrier du livre. Il reçut en récompense un dictionnaire, un Larousse au papier rugueux et terne, avec la distinction si singulière dans ce genre d'ouvrages entre les noms propres et les noms communs (lesquels «noms communs» ne se réduisaient pas à la classe des susbstantifs) et les très étranges pages roses regroupant les expressions latines. Les illustrations étaient des vignettes dessinées, sans couleur. Il n'a jamais oublié le moment où on le lui tendit et que ses mains en caressèrent pour la première fois le grain. Ce qui serait à lui, désormais. A-t-il pu imaginer que cette rencontre serait unique, qu'il scellait avec lui un pacte silencieux, improbable ? Il y avait bien une certaine solennité, mais elle n'est pas une explication suffisante pour qu'il se dégage de l'événement vécu un sens supérieur clair, celui qui nous poursuit le reste de notre vie. Et de cette intensité-là, nous n'en savons souvent rien, bien souvent nous ne la pressentons même pas (elle fait son chemin en nous, douce et infiniment inscrite dans le temps).
Ainsi ce dictionnaire, qui aurait pu n'être qu'un outil, un usuel, qu'il faudrait un jour remplacer, passa-t-il l'obstacle des déménagements successifs, les vicissitudes des rangements parfois précaires. Il dut connaître les cartons, les places inappropriées. Mais il surnagea à l'écoulement de la vie. Il fut toujours des premiers embarqués sans doute, et survécut aux usages répétés, à la sueur de la main, à l'humidité du doigt salivé. Seule sa couverture cartonnée montra des signes de faiblesse, mais il était là depuis si longtemps, il avait à ses yeux un tel prix qu'il eût été impensable de s'en débarrasser. Il le rhabilla de cuir. Il prenait soin de cet ultime compagnon de sa jeunesse où devaient se mélanger, sans qu'il en parlât jamais, la parole de l'instituteur, les culottes courtes, les galoches, les hivers gelés du pont Saint-Martin, les bêtises de mômes, l'encrier et la plume, et, sans doute, les temps d'une enfance passée en partie sous l'Occupation.
Il est là, toujours là, à demeure et, lorsque, cruciverbiste plus que septuagénaire, il veut vérifier une orthographe ou une signification, il ne se tourne pas vers les plus récents, l'autre Larousse (papier blanc, illustrations et photographies couleur) ou le Robert, mais vers lui, sans même y penser (pourtant cette fidélité immédiate n'est-elle pas en soi la pensée de sa propre présence comme être...).
Ce n'est donc pas des restes d'un Jules Verne, maritime et aventureux, ou d'un Paul Féval, médiéval et touffu, qu'il peut ressusciter sa part d'école et le florilège de ses secrets mais de l'aridité alphabétique de la langue, là où tout est en quelque sorte à l'état brut, comme quand le coupon de tissu n'est pas encore le vêtement... Un état brut mais clairement organisé, pour s'y retrouver. Et lui, justement, s'y retrouve.