Il n'est peut-être pas tant de lieux à travers le monde que l'œil n'ait ainsi condensé dans sa mémoire, à travers les filtres incandescents de la filmographie (la photographie aussi, certes), que New York. Et pour qui arrive dans cette ville pour la première fois, il est certain que la question de la connaissance relève sans doute, dans un sens qui, évidemment, est biaisé, de celui de la re-connaissance. En soi : les retrouvailles avec ce que l'on croyait déjà connaître. Sorte de métempsycose au travers d'une expérience d'un déjà-vu où, pour reprendre MacLuhan, le medium est le media.
Tu es dans dans Manhattan, ou Brooklyn, autant dire que tu viens rendre visite à Kojak, Shaft, que tu viens te rappeler The Yards, la brusquerie d'un univers construit par le fantasme de l'écran. Tu n'es alors que le produit d'une imagerie facile où se mélangent les gueules de policiers véreux, de mafiosi caricaturaux, de junkees exsangues et de solitudes livrées à la rue. Tout cela dans le battement en contre-plongée d'une architecture démesurée. Tu n'y as jamais cru vraiment, tu t'en es fait un cinéma, une lubie adolescente. Tu n'es que le potentiel sclérosé d'une rêveuse bourgeoisie (même si tes moyens sont ceux d'une classe moyenne en voie de paupérisation) qui s'en vient, avec l'outrangeuse componction des affidés, vérifier que New york est telle que tu la voyais, comme on vient comprendre que Rome est Rome, La Mecque La Mecque. Mais tu n'y crois pas. Pas vraiment. Car il y aurait quelque chose de mortel à ce que le cinéma, l'écran, l'axiologie télévisuelle, tout cela soit la fonte (comme on parle en typographie) de toute ta vision. Et quand tu pars pour New York, tu rêves, au fond de ton âme, qu'il en soit différemment, que la réalité soit, sinon déceptive, du moins comme un infini clynamen où se nicheront ta rêverie concrète, la combinatoire du réel et de ton imaginaire.
C'est bien cette improbable défaite du tangible sur laquelle tu travailles quand, dans l'avion survolant l'Atlantique, tu penses aller à la découverte d'un Nouveau Monde. Et u te trompes.
Certes, les belles âmes diront que tu ne t'attaches qu'à un détail, et qu'un détail n'est pas le monde. Ce en quoi ils ont tort, parce que tu sais, toi, que le reste, l'insignifiant, l'insoluble, l'irréductible (comme le reste des divisions dont tu as appris qu'elles ne tombaient pas toujours juste) sont les vraies puissances de l'existence. Tu sors du métro, station Bedford Stuyvesant et la première vision qui te frappe est celle de la couleur des taxis. Le jaune criard et tranché dans le coin de ton œil. Dans deux heures, tu comprendras que la puissance de ce jaune prend tout son sens, dans les rues de Manhattan, dans la largeur ventilée de la Cinquième Avenue, dans Times Square de chromatismes surexcités. Le jaune des taxis. Ce que tu as toujours connu sans le toucher et qui est là, comme une succession d'absides et d'ordonnées brutaux (et lents pourtant, car, et c'est bien là ta seule surprise, nul élan, nulle vitesse outrée : un glissement ouaté...) pour laquelle tu ne sais où donner de la tête. C'est alors l'impression que tu n'es pas venu connaître mais vérifier, avérer le flou de ton enfance rêveuse, dans l'intrication des histoires de série B, et l'imaginaire est là, oui, là, dans sa boursouflure intégrale de présences passantes. Les taxis jaunes existaient comme des entités virtuelles, les pacman d'un univers dont ton père te disait : "l'Amérique", comme si ce mot n'avait rien représenté d'autre qu'une illusion désirable (et redoutable). Les taxis jaunes circulent, tu les frôles. Il serait même possible que l'un d'entre eux te percute et que, blessé, tu finisses dans une de ces ambulances blanches filant, hurlante sirène dans une mer de béton, vers l'hôpital ou la morgue. Tu penses à Nicolas Cage. Tu penses à Robert De Niro. Tu penses à Griffin Dunne. Tu n'es que le passager obscur d'un réel assorti à la fiction. Les taxis jaunes défilent. Ils sont la seule vérité tenable de ta mémoire assujettie au désir de la fiction. Tu n'es rien, à les regarder passer : simple vérificateur de tes propres interrogations sur un monde infiniment dupliqué par la fiction. Tu es dans un film, dans le film du moment que tu vis, dans le film de ta vie déroulé à même la correspondance d'une série quelconque qui commence toujours par un mort, à même les grandes avenues et rues d'une cité quadrillée par le besoin d'horizon. Et d'horizon, toi, tu n'en as pas. Les taxis jaunes te ramènent, d'une certaine façon, à la défaite de ton imagination. Tu es à New york, là, trop là.
Il y aura les parallèles, les méridiens sur quoi vont glisser, ouest-est, nord-sud, ces abeilles frigides de ton esprit. Puis vient la nuit. Les phares des taxis jaunes lubrifient le fond de ton œil. Ils ont pris plus encore possession du territoire. Ils te cernent. Leur couleur a désormais un luisant magique. Tu ne peux pas les rater. Tu as compris en une soirée que ta présence au monde tient en partie à ta soumission aux clichés que l'on t'a donnés, depuis ton plus jeune âge, et qui font de toi un assermenté des imageries collectives. Voilà pourquoi, malgré la tentation, tu t'abstiendras d'en héler un. Tu ne prendras pas le taxi. Tu marcheras autant qu'il t'est permis, tu marcheras, habité d'un certain sentiment de dérision, parce qu'au fond, tu sens instamment la primauté de la fiction...