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Torrentiel

 

Fichier:Pont Vaison la Romaine.jpgIl arrive que l'on éprouve la vérité pleine de la non-concordance des mots à ce qui les attache au sens commun. Naît alors l'étrange impression d'une dérision, parfois jouissive, parfois désastreuse (mais le désastre nous désille. Abrupte image contrapunctique du présent). Il suffit qu'apparaisse un spectacle dérangeant, parce qu'en divergence du souvenir, ici télévisuel, qui demeurait en nous.

C'était un été, à Vaison-la-Romaine, sur le pont impérial, en surplomb du filet à peine volubile, ridicule serpent, aurai-je envie de métaphoriser, veine verte entre les pierres. Tu en guetterais presque le dépérissement, la prochaine sécheresse. La rivière (ruisseau ?) semble, tout au fond, tendre à la discrétion comme d'un oublieux vaincu du soleil, qui domine. Il y a, dans cette verticalité vertigineuse (l'antique arche a quelque chose de suicidaire), une manière de rabais de l'élément liquide. Tu penses au renoncement dont parle Ponge dans un poème du Parti pris des choses. Dans le creux, donc, apaisée et docile, l'eau douce.

Mais de se souvenir, en pleine quiétude, qu'il se déroula, dans cette tranchée, une catastrophe. Le bouleversement de l'espace en sa monotonie. Le ruisseau grossit et charria, sous un climat d'austérité où les objets et les pièces humaines vagabondèrent de toute leur impuissance, et le temps et le décor. C'était en 92. Il ne survécut, en sa pleine morgue légitime, que le pont romain où tu te tiens, regard sur l'eau rendue à la raison des hommes.

Et de penser : l'eau douce, dans son impensable incongruité. L'eau douce, la mal nommée, que l'on croit ainsi sans le sel des marées, des rouleaux, des lames, des tempêtes, des dunes réduites a quia, des digues dévastées, des soulèvements venteux. L'eau douce, en sa mièvrerie factice. Nous voudrions y associer la fadeur (goût immonde de la tasse que nous buvons d'un lac du Massif Central ou d'une nappe ardéchoise), dans le repli vaguement romantique de la contemplation. Douceur dite féminine. L'eau maternelle. Pure rêverie, classique.

Les mots ne sont pas ce qu'ils désignent : rien de neuf. Mais, ici, comme imperator lapidis de pacotille, tu sens que la parole commune est aussi celle de l'expérience moyenne, d'une médiocrité rassurante. C'est la peur de la mer, et pas seulement sa brûlante salinité, qui a dessiné les figures apaisées de l'eau douce, dans la torpeur de l'été, dans la rigueur des glaciations. Et nous nous y tenons, tant est précieuse pour nous la voie neutralisée du monde, requis par les mots naturalisés en l'expérience du passé.

L'eau douce peut être dure : telle en parlent les techniciens qui en surveillent sa potabilité. Mais c'est une dureté bien moindre, anodine, tout juste bonne à dessécher la peau et à raidir le linge. Ce que tu contemples est bien autre, de la hauteur antique. Le silence étréci jusqu'à l'insignifiant ne te fait pas oublier que le monde excède les mots, qu'il n'est rien pire qu'eau dormante, nous ensommeillant jusqu'à l'hybris pour mieux nous dévaster. À la terre finie, pointes du Raz ou de la Torche, tu es en pleine conscience du ressac et du tonnerre (celui qui ne vient pas du ciel mais courant à tes pieds, tellurique et aqueux) : le sel anime la furie. Au contraire, de l'écoulement pacifique et incertain du ruisseau, tu déduis la sécurité. Tu oublies que l'eau douce, elle aussi, a une histoire, arrive de loin, qu'elle a son dénivelé et le souvenir des montagnes, des chutes, des cascades, des failles : tout cela est en elle. Tu t'en tiens à l'apparence.

Tu es sur le pont, comme on dirait pour un navire. Il n'y a pas de différence, sinon qu'ici nul ne connaît l'heure de la grande marée prochaine. C'est bien peu d'assurance... En attendant, l'Empire, le seul, romain, disparu, surmonte le chaos et attend son heure.

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