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fiction

  • Un certain ordre de l'histoire

    Un jour, tu saisis à quel point le renoncement a touché le monde et tes souvenirs, quand tu apprends que les nouvelles versions du Club des Cinq n'usent plus du passé simple mais du présent. Ce n'est rien, à l'échelle des malheurs du monde et de la rapidité de sa désagrégation. Rien. D'ailleurs, toi-même, quand tu écrivais encore des lettres, tu n'étais pas comme madame de Sévigné qui maniait selon l'éloignement de l'anecdote le présent ou le passé simple. Certes. Mais tu te souviens du ce qu'écrivait Harald Weinrich dans Le Temps, qui distinguait le présent figurant le commentaire et le passé (c'est-à-dire le fameux aoriste de Benvéniste, ou peu s'en faut) singularisant le récit. 

    Tel est bien le gouffre de la modernité. Il ne s'agit pas de simplifier la grammaire, et de plaire à des lecteurs de plus en plus éloignés de la langue (car, lorsqu'on est à ce point loin de sa langue, il est peu probable qu'on ait quelque passion pour le récit...). L'affaire est plus grave, dans le fond. L'effacement du passé simple est le signe de la linéarité des actions, de leur équivalence neutralisée, et par conséquent, de l'équanimité des personnages et de leurs relations. Sans passé simple, plus d'imparfait. Plus de nuances, plus d'effets. Moins encore de rebondissements. La tension est morte. 

    L'éviction du passé simple n'est pas seulement un jeu de simplification (comme il s'agirait en matière administrative). Le plus facile n'est pas le mieux en ce domaine. Il s'agit de broyer le passé, comme terreau de l'histoire. Coupé de l'énonciation, le passé simple était paradoxalement le sésame d'un autre monde, ce qui n'est pas le cas du présent. Au fond, rien d'étonnant, quand on considère les jeux modernes, étalonnés à l'indice de leur perfection technique et de leurs effets de réalisme. Le récit ne peut plus s'inscrire dans le temps, parce que l'effet de l'histoire doit être immédiat. Il n'est plus utile d'entrer doucement dans un univers. Il faut y être illico. La mise en place est une gaspillage. Les jeux vidéo le prouvent : l'important tient dans le saisissement, dans la captation instantané.

    Le passé simple est une porte par laquelle j'entre, en toute conscience, dans un univers avec lequel j'aurai à me battre, qui fera jeu avec moi, assis, conscient, sérieux. C'est l'élément de la confrontation entre le réel et la fiction, avec, toujours, ce degré nécessaire pour que je me fonde dans la seconde sans oublier la première. Le passé simple, c'est l'aspérité du réel et l'articulation de l'imaginaire. Sans lui, je suis dans l'indifférenciation, dans l'approximatif.

    La fin du passé simple, c'est le règne de l'uniformité et du lisse. Le présent, qui le supplante, est le dieu de notre époque. Il impose l'immédiat et la proximité et, par un effet pervers, il est justement ce qui neutralise la fiction, ce qui la vide de son contenu.

    Une littérature au présent est inutile. Mais n'est-ce pas là le rêve du marché-roi...

  • Toucher la réalité de la fiction

      Taxi jaune

     
    Il n'est peut-être pas tant de lieux à travers le monde que l'œil n'ait ainsi condensé dans sa mémoire, à travers les filtres incandescents de la filmographie (la photographie aussi, certes), que New York. Et pour qui arrive dans cette ville pour la première fois, il est certain que la question de la connaissance relève sans doute, dans un sens qui, évidemment, est biaisé, de celui de la re-connaissance. En soi : les retrouvailles avec ce que l'on croyait déjà connaître. Sorte de métempsycose au travers d'une expérience d'un déjà-vu où, pour reprendre MacLuhan, le medium est le media.
    Tu es dans dans Manhattan, ou Brooklyn,  autant dire que tu viens rendre visite à Kojak, Shaft, que tu viens te rappeler The Yards, la brusquerie d'un univers construit par le fantasme de l'écran. Tu n'es alors que le produit d'une imagerie facile où se mélangent les gueules de policiers véreux, de mafiosi caricaturaux, de junkees exsangues et de solitudes livrées à la rue. Tout cela dans le battement en contre-plongée d'une architecture démesurée. Tu n'y as jamais cru vraiment, tu t'en es fait un cinéma, une lubie adolescente. Tu n'es que le potentiel sclérosé d'une rêveuse bourgeoisie (même si tes moyens sont ceux d'une classe moyenne en voie de paupérisation) qui s'en vient, avec l'outrangeuse componction des affidés, vérifier que New york est telle que tu la voyais, comme on vient comprendre que Rome est Rome, La Mecque La Mecque. Mais tu n'y crois pas. Pas vraiment. Car il y aurait quelque chose de mortel à ce que le cinéma, l'écran, l'axiologie télévisuelle, tout cela soit la fonte (comme on parle en typographie) de toute ta vision. Et quand tu pars pour New York, tu rêves, au fond de ton âme, qu'il en soit différemment, que la réalité soit, sinon déceptive, du moins comme un infini clynamen où se nicheront ta rêverie concrète, la combinatoire du réel et de ton imaginaire.
    C'est bien cette improbable défaite du tangible sur laquelle tu travailles quand, dans l'avion survolant l'Atlantique, tu penses aller à la découverte d'un Nouveau Monde. Et u te trompes.
    Certes, les belles âmes diront que tu ne t'attaches qu'à un détail, et qu'un détail n'est pas le monde. Ce en quoi ils ont tort, parce que tu sais, toi, que le reste, l'insignifiant, l'insoluble, l'irréductible (comme le reste des divisions dont tu as appris qu'elles ne tombaient pas toujours juste) sont les vraies puissances de l'existence. Tu sors du métro, station Bedford Stuyvesant et la première vision qui te frappe est celle de la couleur des taxis. Le jaune criard et tranché dans le coin de ton œil. Dans deux heures, tu comprendras que la puissance de ce jaune prend tout son sens, dans les rues de Manhattan, dans la largeur ventilée de la Cinquième Avenue, dans Times Square de chromatismes surexcités. Le jaune des taxis. Ce que tu as toujours connu sans le toucher et qui est là, comme une succession d'absides et d'ordonnées brutaux (et lents pourtant, car, et c'est bien là ta seule surprise, nul élan, nulle vitesse outrée : un glissement ouaté...) pour laquelle tu ne sais où donner de la tête. C'est alors l'impression que tu n'es pas venu connaître mais vérifier, avérer le flou de ton enfance rêveuse, dans l'intrication des histoires de série B, et l'imaginaire est là, oui, là, dans sa boursouflure intégrale de présences passantes. Les taxis jaunes existaient comme des entités virtuelles, les pacman d'un univers dont ton père te disait : "l'Amérique", comme si ce mot n'avait rien représenté d'autre qu'une illusion désirable (et redoutable). Les taxis jaunes circulent, tu les frôles. Il serait même possible que l'un d'entre eux te percute et que, blessé, tu finisses dans une de ces ambulances blanches filant, hurlante sirène dans une mer de béton, vers l'hôpital ou la morgue. Tu penses à Nicolas Cage. Tu penses à Robert De Niro. Tu penses à Griffin Dunne. Tu n'es que le passager obscur d'un réel assorti à la fiction. Les taxis jaunes défilent. Ils sont la seule vérité tenable de ta mémoire assujettie au désir de la fiction. Tu n'es rien, à les regarder passer : simple vérificateur de tes propres interrogations sur un monde infiniment dupliqué par la fiction. Tu es dans un film, dans le film du moment que tu vis, dans le film de ta vie déroulé à même la correspondance d'une série  quelconque qui commence toujours par un mort, à même les grandes avenues et rues d'une cité quadrillée par le besoin d'horizon. Et d'horizon, toi, tu n'en as pas. Les taxis jaunes te ramènent, d'une certaine façon, à la défaite de ton imagination. Tu es à New york, , trop là. 
    Il y aura les parallèles, les méridiens sur quoi vont glisser, ouest-est, nord-sud, ces abeilles frigides de ton esprit. Puis vient la nuit. Les phares des taxis jaunes lubrifient le fond de ton œil. Ils ont pris plus encore possession du territoire. Ils te cernent. Leur couleur a désormais un luisant magique. Tu ne peux pas les rater. Tu as compris en une soirée que ta présence au monde tient en partie à ta soumission aux clichés que l'on t'a donnés, depuis ton plus jeune âge, et qui font de toi un assermenté des imageries collectives. Voilà pourquoi, malgré la tentation, tu t'abstiendras d'en héler un. Tu ne prendras pas le taxi. Tu marcheras autant qu'il t'est permis, tu marcheras, habité d'un certain sentiment de dérision, parce qu'au fond, tu sens instamment la primauté de la fiction...
     

     

  • Chambres de Proust

    À l'heure où les désastres de l'auto-fiction, et autres récits de vie, continuent de nous faire croire que la biographie brutale suffirait à combler le vide du style, relire les métamorphoses du monde proustien, sa manière toute magique de nous orienter vers ce qu'il a vécu tout en nous détachant du quotidien, au sens le plus fort : transfigurer le réel, faire de l'écriture la clause libératrice de l'approfondissement du particulier pour tendre vers le commun (c'est-à-dire : ce que nous pouvons retrouver chacun, et explorer ensuite pour notre propre compte), lire Proust en ces temps irascibles, voici l'un des bonheurs de la vie.

    ***

    Mercredi matin, 9 heures et ½ (21 octobre 1896)

    Ma chère petite Maman,

    Il pleut à verse. Je n’ai pas eu d’asthme cette nuit. Et c’est seulement tout à l’heure après avoir beaucoup éternué que j’ai dû fumer un peu. Je ne suis pas très dégagé depuis ce moment-là parce que je suis très mal couché. En effet, mon bon côté est du côté du mur. Sans compter qu’à cause de nombreux ciels de lit, rideaux, etc.(impossibles à enlever parce qu’ils tiennent au mur) cela, en me forçant à être toujours du côté du mur m’est très incommode, toutes les choses dont j’ai besoin mon café, ma tisane, ma bougie, ma plume, mes allumettes, etc., sont à ma droite c’est-à-dire qu’il me faut toujours me mettre sur mon mauvais côté, etc. Joins-y un nouveau lit etc. etc. J’ai eu la poitrine très libre hier toute la matinée, journée, soirée (excepté au moment de me coucher comme toujours) et nuit (c’est maintenant que je suis le plus gêné). Mais je ne fais pas des nuits énormes comme à Paris, ou du moins comme ces temps-là à Paris. Et une fois réveillé au lieu d’être bien dans mon lit je n’aspire qu’à en sortir ce qui n’est pas bon signe quoi que tu en penses. Hier la pluie n’a commencé qu’à 4 heures de sorte que j’avais pu marcher. Ce que j’ai vu ne m’a pas plu. La simple lisière de bois que j’ai vue est toute verte. La ville n’a aucun caractère. Je ne peux pas te dire l’heure épouvantable que j’ai passée hier de 4 heures à 6 heures (moment que j’ai rétroplacé avant le téléphone dans le petit récit que je t’ai envoyé et que je te prie de garder et en sachant où tu le gardes car il sera dans mon roman). Jamais je crois aucune de mes angoisses d’aucun genre n’a atteint ce degré.(…)

    Ton petit Marcel

    P.-S. – Je viens de parler à la femme de chambre, elle va me mettre mon lit autrement, tête au mur (parce qu’on ne peut ôter les ciels de lit), mais le lit au milieu de la chambre. Je crois que ce sera plus commode pour moi. La pluie redouble. Quel temps !

    Je suis étonné que tu ne me parles pas du prix de l’hôtel. Si c’est exorbitant ne ferais-je pas mieux de revenir. Et de Paris je pourrais tous les jours aller à Versailles travailler.

    Marcel Proust, Correspondance, 1896

     

    (le narrateur évoque ses rêves, et en particulier le souvenir des chambres occupées par lui dans ses voyages)

    (…) –chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la point d’un rayon ; -parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; -où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’était pas prévu ; -où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.

    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I,1

     

    (Le narrateur arrive pour un séjour à Balbec dans un hôtel)

    Et, pour une nature nerveuse comme était la mienne (c’est-à-dire chez les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n’arrêtent pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître), l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut n’était que la protestation d’une amitié qui survivait en moi pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d’Habitude, accompli leur double œuvre) ; mais jusqu’à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence d’un avenir déjà réalisé où il n’y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible.

    Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II