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  • En une phrase. Chateaubriand

    François-René de Chateaubriand n'est pas seulement, dans la tradition aristocratique des mémoires, le fin contempteur des hypocrisies de son temps, entre le ridicule des ultras et la vaine suffisance des nouveaux maîtres. Il n'est pas que le contemplateur mélancolique d'un monde qui s'enfuit et que les quarante ans sur lesquels se déploie son œuvre immortalisent pages après pages, à la manière d'un monument funèbre.

    François-René de Chateaubriand ouvre aussi à son ambition littéraire la porte des âmes abandonnées par l'Histoire, à commencer par sa famille. Il parle de celle-ci avec tout l'équilibre d'un homme encore touché par le devoir de la retenue. Le respect grave pour le père, la tendresse un peu sévère pour la mère, l'amour inconditionnelle pour la sœur Lucile : aucun de ces nœuds affectifs ne passe outre les limites où tombera bientôt l'autobiographie. L'étalage n'est pas le propre du vicomte. Il verrait un dévoiement ridicule dans la récollection franche de ses amours et de ses blessures. Sur le plan de l'histoire littéraire (comme on dit), François-René va moins loin que Jean-Jacques et c'est tant mieux. Le dessein rousseauiste est, dans le fond, funeste (même s'il n'est pas question de lui imputer ce qui lui succède) : il ouvre la boîte de Pandore des vigilances égocentriques, celles de la vie recyclée en ravissement...

    Chateaubriand est pudique. La trace discrète de ses déchirements n'en est que plus ardente et précieuse. Ainsi pour évoquer la disparition du frère.

    "Mon frère ne vint point ; il eut bientôt avec sa jeune épouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l'oreiller préparé des mains de ma mère."

    Une phrase suffit, une seule, dans laquelle toutes les vies semblent tenir. "Mon frère ne vint point". La f(r)acture de la mort arrive sous la forme d'une dissimulation, une formule suffisamment neutre pour que l'on puisse, le cas échéant, imaginer l'imprévu ou la fuite, presque un manquement au devoir. "Il eut bientôt avec sa jeune épouse". La parataxe réunit immédiatement deux temps et deux réalités en face à face. Quelque chose s'est passé dont l'effet va arriver (quoique déjà arrivé pour celui qui écrit. Tel est le fracas de la rétrospection.), ce quelque chose placé sous le signe du lien indéfectible du mariage. Et ce lien, comme un nœud gordien pour des temps obscurs, est tranché "de la main du bourreau". Un homme, un homme seul, et une main unique, métonymique, pour une cérémonie macabre et politique dont l'objet est le nom et la particule. C'est une mort qui n'a que peu à voir avec la justice et beaucoup avec la prétention hasardeuse de triomphants en mal d'honneur. Comme pour Lucile, la disparition du frère a la rigueur sordide d'un monde qui se pare d'une vertu sanglante avant d'imposer sa propre terreur pour le siècle qui s'engage : ses répressions populaires, des canuts à la Commune, son libéralisme progressiste propre à abrutir les faibles, ses vanités nobiliaires et impériales. Tout cela pour des Louis-Philippe, des Napoléon III et des monsieur Thiers à qui on offre des funérailles grandioses. Autant dire une misère.

    Chateaubriand noircit plus encore le spectre de l'exécuteur des basses œuvres quand il évoque, en contrepoint, le souvenir familial et les "mains de (sa) mère" qui ont préparé "l'oreiller". C'est l'heure du coucher, la fin du jour, le foyer, le lit, l'attention maternelle, tout un univers dont Proust, plus tard, fera une cérémonie. Tout reste ici modeste. À la férocité révolutionnaire, il répond par un geste simple, une quasi banalité, dont il fut sans doute le témoin et peut-être le destinataire caché.

    Cette attention qui n'avait même pas besoin de se dire pour exister, par sa naturalité, exhume des vies perdues à la source de l'écriture, et des affections profondes. Le travail mémoriel les concentre en un tableau unique. Quoique défaite et meurtrie par le temps et les événements la famille Chateaubriand persiste dans son humanité de victimes, sans que l'écrivain cherche le pathos. Il ne fait que rétablir la chaîne de la filiation qui va du fils à la mère. À eux en somme le premier et le dernier mot de la phrase et, au delà, le dernier mot de la vie dans sa transcendance. La Loi peut tout enlever de ce qui fait le commun politique : elle ne peut entacher le récit particulier des instants grâce auxquels des êtres se reconnaissent des uns et des autres. C'est comme si l'effraction de l'ordre collectif n'arrivait pas à atteindre la délicatesse de l'être jusqu'à ériger celle-ci en souvenir inaliénable. Plus encore : dans cette confrontation entre le criminel et la mère, Chateaubriand rappelle avec sobriété combien la cruauté ne tient pas qu'à la sentence elle-même mais aussi à la négation humaine qu'elle induit. L'écrivain reprend alors possession de ce qu'on l'a privé, sans plus d'épanchement, par la simple autorité d'un détail que toutes les oppressions du monde ne pourront jamais anéantir.

    Il y a longtemps que la littérature autobiographique, et particulièrement contemporaine, ne pense plus un tel degré de finesse, de telles subtilités. Or ce sont elles qui donnent aux Mémoires d'outre-tombe leur éclat kaléidoscopique si particulier et leur beauté si poignante.

  • Mortelle comparaison


     

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    Il y a quelques jours, alors que je faisais le tour de tout ce que la littérature perdrait à se soumettre à la Castafiore des lettres françaises, ci-devant Annie Ernaux : toujours la même phrase qui emmerde le monde, selon les diktats d'un honneur de la littérature dont je ne comprends toujours pas de quel métal il est fait, il y a quelques jours, donc, alors que je me disais qu'il en cuirait bientôt pour la postérité d'écrivains dignes d'intérêt, j'ai commencé par faire répertoire des futurs requis aux enfers de la morale cul serré.

    Et je suis retourné me promener, entre autres, chez Simenon, le sinistre Simenon, le raciste Simenon, l'antisémite Simenon (1), dont j'ose espérer qu'Ernaux fera le procès avant la fin de l'année. Il faut voir d'où il vient l'animal. Parfois ça sent l'égoût ; c'est le crapoteux d'extrême-droite dans tout son remugle. C'est aussi cela Simenon, cette propension à la parole commune d'une époque peu glorieuse. Je relisais donc un Maigret : Cécile est morte, que j'aime particulièrement pour des raisons très personnelles. Et d'un coup, au début d'un chapitre, cette perle : « Il pleuvait encore ce matin-là ; une pluie douce, morne, résignée comme un veuvage» Outre ses talents dans la composition des dialogues (une manière de faire apparaître une voix. C'est plus qu'une esquisse, une trace profonde, un style), Simenon a le génie du lieu et de l'atmosphère, et souvent pesante, d'ailleurs, l'atmosphère : un mélange étrange de couleurs ternes, de lenteur et de silence. Cette phrase en est l'expression emblématique. La comparaison ramasse en quelque sorte la suite des trois adjectifs dans son escarcelle. On croyait avoir touché le fond. Pas du tout : le temps qui chagrine se poursuit dans la silhouette sans identité d'une vie où l'amour est au cimetière. Tout un monde. Ernaux peut relire (avec des gants, évidemment) Simenon : elle y gagnerait...


    (1) Dont Gide disait que de lui il fallait tout lire. Une fois n'est pas coutume, nous serons gidien.

  • De quelques mots...

    albertcossery

    Parfois, c'est tout un. Des pages entières de fluidité, douce ou violente, Proust ou Faulkner, et rien ne se brise. L'écriture entre vous et ce bouleversement naît de cette concrétion des phrases et des images. Elles sédimenteront puis reviendront à la surface, sans que vous y ayez pensé.

    Parfois, c'est la rupture, qui vous immobilise, vous transit et même en continuant un peu, peine perdue : une falaise dans votre esprit parce que celui-ci s'est arrêté juste avant, face à la force dévastatrice d'un mot, d'une proposition. Ainsi, dernièrement, plongé dans la nouvelle d'Albert Cossery (dont je parlerai plus longuement dans les semaines à venir tant il est urgent de lire un tel écrivain...) intitulée Le Coiffeur a tué sa femme (1), dans laquelle est évoquée une grève des balayeurs du Caire. En voici l'extrait :

    Ils avaient eu l'idée incroyable, blasphématoire, de revendiquer leurs droits à une existence meilleure. Les trois piastres qu'on leur payait par jour ne suffisaient pas à les faire vivre, ni même à les faire mourir.

    Un saisissement radical comme une révélation, dans la fin de la deuxième phrase que j'ai écrite en rouge. Une pureté, une phrase que l'on envie à son auteur, dans ce qu'elle dynamite notre sécurité de lecteur. Une de ces puretés par lesquelles une vérité brutale, une trouée du vivant le plus cru, émerge d'une poétique où le social (appelons ainsi le fonds qui nourrit la vraie  littérature) était jusqu'alors traité avec une certaine fantaisie, une ironie dont Cossery sait jouer avec maestria, du côté du personnage. Puis, d'un coup, cette phrase, plus forte que toutes les photos-choc ou les discours humanitaires, parce qu'on ne la voit pas venir, avec son hyperbate. On croyait en avoir fini avec une première salve sur la difficulté à vivre (cette inquiétude dont notre âme de bien nourri fait sa maladie chronique, son asthme contemplatif -les yeux grands ouverts face au plafond-) que l'écrivain enchaîne et, de fait, neutralise le coup pour un second plus violent où il révèle que le droit de disparaître est assujetti aux moyens qui nous sont fournis d'y penser, aussi vite soit-il. Et pour cela, encore faudrait-il ne pas être dans l'acharnement perpétuel à sauver le corps. Telle est la force de la phrase de Cossery : dans le style, une économie formelle pour unir dans une même tragédie l'à-peine-vivant et l'impossible-disparation ; dans le propos, le dépassement de notre réflexe sur l'argent comme objet compensatoire du désarroi.

    Après la phrase. Le livre posé. Cette phrase qui déplie toutes ses abysses, cette littérature qui a, dans le demi siècle écoulé (le texte est publié en 1941), gardé sa permanence, et même s'amplifie de cette humanité à deux dollars le jour, tout ce que l'on sait et que l'on passe par les pertes et profits du quotidien, et que Cossery, sans didactisme et tension moralisatrice, remet sur la table, cinglant et furtif...

    (1) Rendons ici un hommage sans réserve à Joëlle Losfeld et aux éditions qui portent son nom d'avoir réédité Albert Cossery, d'abord en livres séparés, puis en deux tomes d'oeuvres complètes. Bonheur essentiel qu'il faut entretenir. Vous qui lisez ce blog, faites passer le mot...


  • Chambres de Proust

    À l'heure où les désastres de l'auto-fiction, et autres récits de vie, continuent de nous faire croire que la biographie brutale suffirait à combler le vide du style, relire les métamorphoses du monde proustien, sa manière toute magique de nous orienter vers ce qu'il a vécu tout en nous détachant du quotidien, au sens le plus fort : transfigurer le réel, faire de l'écriture la clause libératrice de l'approfondissement du particulier pour tendre vers le commun (c'est-à-dire : ce que nous pouvons retrouver chacun, et explorer ensuite pour notre propre compte), lire Proust en ces temps irascibles, voici l'un des bonheurs de la vie.

    ***

    Mercredi matin, 9 heures et ½ (21 octobre 1896)

    Ma chère petite Maman,

    Il pleut à verse. Je n’ai pas eu d’asthme cette nuit. Et c’est seulement tout à l’heure après avoir beaucoup éternué que j’ai dû fumer un peu. Je ne suis pas très dégagé depuis ce moment-là parce que je suis très mal couché. En effet, mon bon côté est du côté du mur. Sans compter qu’à cause de nombreux ciels de lit, rideaux, etc.(impossibles à enlever parce qu’ils tiennent au mur) cela, en me forçant à être toujours du côté du mur m’est très incommode, toutes les choses dont j’ai besoin mon café, ma tisane, ma bougie, ma plume, mes allumettes, etc., sont à ma droite c’est-à-dire qu’il me faut toujours me mettre sur mon mauvais côté, etc. Joins-y un nouveau lit etc. etc. J’ai eu la poitrine très libre hier toute la matinée, journée, soirée (excepté au moment de me coucher comme toujours) et nuit (c’est maintenant que je suis le plus gêné). Mais je ne fais pas des nuits énormes comme à Paris, ou du moins comme ces temps-là à Paris. Et une fois réveillé au lieu d’être bien dans mon lit je n’aspire qu’à en sortir ce qui n’est pas bon signe quoi que tu en penses. Hier la pluie n’a commencé qu’à 4 heures de sorte que j’avais pu marcher. Ce que j’ai vu ne m’a pas plu. La simple lisière de bois que j’ai vue est toute verte. La ville n’a aucun caractère. Je ne peux pas te dire l’heure épouvantable que j’ai passée hier de 4 heures à 6 heures (moment que j’ai rétroplacé avant le téléphone dans le petit récit que je t’ai envoyé et que je te prie de garder et en sachant où tu le gardes car il sera dans mon roman). Jamais je crois aucune de mes angoisses d’aucun genre n’a atteint ce degré.(…)

    Ton petit Marcel

    P.-S. – Je viens de parler à la femme de chambre, elle va me mettre mon lit autrement, tête au mur (parce qu’on ne peut ôter les ciels de lit), mais le lit au milieu de la chambre. Je crois que ce sera plus commode pour moi. La pluie redouble. Quel temps !

    Je suis étonné que tu ne me parles pas du prix de l’hôtel. Si c’est exorbitant ne ferais-je pas mieux de revenir. Et de Paris je pourrais tous les jours aller à Versailles travailler.

    Marcel Proust, Correspondance, 1896

     

    (le narrateur évoque ses rêves, et en particulier le souvenir des chambres occupées par lui dans ses voyages)

    (…) –chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la point d’un rayon ; -parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; -où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’était pas prévu ; -où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.

    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I,1

     

    (Le narrateur arrive pour un séjour à Balbec dans un hôtel)

    Et, pour une nature nerveuse comme était la mienne (c’est-à-dire chez les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n’arrêtent pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître), l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut n’était que la protestation d’une amitié qui survivait en moi pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d’Habitude, accompli leur double œuvre) ; mais jusqu’à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence d’un avenir déjà réalisé où il n’y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible.

    Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II