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albert cossery

  • De quelques mots...

    albertcossery

    Parfois, c'est tout un. Des pages entières de fluidité, douce ou violente, Proust ou Faulkner, et rien ne se brise. L'écriture entre vous et ce bouleversement naît de cette concrétion des phrases et des images. Elles sédimenteront puis reviendront à la surface, sans que vous y ayez pensé.

    Parfois, c'est la rupture, qui vous immobilise, vous transit et même en continuant un peu, peine perdue : une falaise dans votre esprit parce que celui-ci s'est arrêté juste avant, face à la force dévastatrice d'un mot, d'une proposition. Ainsi, dernièrement, plongé dans la nouvelle d'Albert Cossery (dont je parlerai plus longuement dans les semaines à venir tant il est urgent de lire un tel écrivain...) intitulée Le Coiffeur a tué sa femme (1), dans laquelle est évoquée une grève des balayeurs du Caire. En voici l'extrait :

    Ils avaient eu l'idée incroyable, blasphématoire, de revendiquer leurs droits à une existence meilleure. Les trois piastres qu'on leur payait par jour ne suffisaient pas à les faire vivre, ni même à les faire mourir.

    Un saisissement radical comme une révélation, dans la fin de la deuxième phrase que j'ai écrite en rouge. Une pureté, une phrase que l'on envie à son auteur, dans ce qu'elle dynamite notre sécurité de lecteur. Une de ces puretés par lesquelles une vérité brutale, une trouée du vivant le plus cru, émerge d'une poétique où le social (appelons ainsi le fonds qui nourrit la vraie  littérature) était jusqu'alors traité avec une certaine fantaisie, une ironie dont Cossery sait jouer avec maestria, du côté du personnage. Puis, d'un coup, cette phrase, plus forte que toutes les photos-choc ou les discours humanitaires, parce qu'on ne la voit pas venir, avec son hyperbate. On croyait en avoir fini avec une première salve sur la difficulté à vivre (cette inquiétude dont notre âme de bien nourri fait sa maladie chronique, son asthme contemplatif -les yeux grands ouverts face au plafond-) que l'écrivain enchaîne et, de fait, neutralise le coup pour un second plus violent où il révèle que le droit de disparaître est assujetti aux moyens qui nous sont fournis d'y penser, aussi vite soit-il. Et pour cela, encore faudrait-il ne pas être dans l'acharnement perpétuel à sauver le corps. Telle est la force de la phrase de Cossery : dans le style, une économie formelle pour unir dans une même tragédie l'à-peine-vivant et l'impossible-disparation ; dans le propos, le dépassement de notre réflexe sur l'argent comme objet compensatoire du désarroi.

    Après la phrase. Le livre posé. Cette phrase qui déplie toutes ses abysses, cette littérature qui a, dans le demi siècle écoulé (le texte est publié en 1941), gardé sa permanence, et même s'amplifie de cette humanité à deux dollars le jour, tout ce que l'on sait et que l'on passe par les pertes et profits du quotidien, et que Cossery, sans didactisme et tension moralisatrice, remet sur la table, cinglant et furtif...

    (1) Rendons ici un hommage sans réserve à Joëlle Losfeld et aux éditions qui portent son nom d'avoir réédité Albert Cossery, d'abord en livres séparés, puis en deux tomes d'oeuvres complètes. Bonheur essentiel qu'il faut entretenir. Vous qui lisez ce blog, faites passer le mot...