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hommage

  • Chateaubriand, In Memoriam

    Nous y allons (ou plutôt : nous y retournons.) Nous laissons derrière nous Rochebonne et, comme c'est grande marée basse, nous descendons sur la plage du Sillon devenue plaine humide où nous imprimons nos pas mortels en nous disant qu'ils croisent peut-être les siens allant, en sens inverse, vers la pointe de Lavarde, quand, écrit-il, il allait cacher ses chagrins. Mais, nous, allons à lui. Les pieux gigantesques sont à notre gauche, qui, dans les heures de gros temps, brisent le déchaînement des vagues. Nous saluons à notre manière Hervine Magon et, déjà, François-René que l'on prit, enfant, pour le dernier des pirates. La citadelle malouine, comme érigée sur les rochers qui collent à ses flancs, est belle et lourde. Terrestre et languide, dans un jour d'automne un peu gris. Nous la contournons et des têtes émerveillées marchent sur les remparts.

    Apparaît le Grand Bé, nu, inculte. En breton, le Bé, c'est la tombe. Chateaubriand savait ce qu'il faisait. Nous apercevons la croix. Le vicomte a obtenu qu'il puisse être enterré là. Flaubert a écrit avec justesse sur lui :

    Il dormira là-dessous, la tête tournée vers la mer ; dans ce sépulcre bâti sur un écueil, son immortalité sera comme fut sa vie, déserte des autres et tout entouré d'orages. Les vagues après les siècles murmureront longtemps autour de ce grand souvenir ; dans les tempêtes elles bondiront jusqu'à ses pieds, où les matins d'été, quand les voiles blanches se déploient et que l'hirondelle arrive d'au delà des mers, longue et douce, elles lui apporteront la volupté mélancolique des horizons et la caresse des larges brises. Et les jours ainsi s'écoulant, pendant que les flots de la grève natale iront se balançant toujours entre son berceau et son tombeau, le coeur de René devenu froid, lentement, s'éparpillera dans le néant, au rythme sans fin de cette musique éternelle.

    Devant l'ampleur de l'hommage, on s'incline. La conversation des seigneurs impose le respect, surtout en ces temps de bavardages démocratiques. Le royaliste sublime et le misanthrope génial à qui l'on reprochera l'échec de 1848 (année où François-René, espérons-le, s'en va rejoindre sa Sylphide) sont au-dessus des lois communes. Et ce qu'on accorda à l'aîné, le cadet le justifie. C'était un temps où l'Œuvre avait encore droit de cité, où le Grand Homme faisait taire la médiocrité.

    Certes, en voulant une terre à lui seul, Chateaubriand, dira-t-on aujourd'hui, affichait la conscience qu'il avait de sa personne. Prétention, vanité, dira-t-on encore, dans un siècle où jusqu'à la tombe, il nous faut passer sous les fourches caudines des règlements de toutes natures. Il n'avait pourtant pas demandé beaucoup. Il le dit lui-même : «Point d'inscription, ni nom, ni date, la croix dira que l'homme reposant à ses pieds était un chrétien : cela suffira à ma mémoire». Ce n'est guère outrecuidant, on en conviendra. Plût au ciel que l'avenir fût clément pour l'homme qui fit de sa seule littérature un lieu monumental. Mais nul, si grand soit-il, ne peut préjuger de la descendance (nous ne parlons pas ici de la descendance effective, bien sûr, mais celle politique et culturelle.).

    Vint d'abord l'imbécillité municipale qui ne trouva pas mieux, en 1948, pour commémorer le centenaire de sa disparition, d'apposer une plaque signalant, sans en dévoiler l'identité, l'occupant permanent du promontoire. Plaque ainsi libellée : «Un grand écrivain français a voulu reposer ici, pour n'y entendre que la mer et le vent, passant, respecte sa dernière volonté». On sent l'effort poétique, la recherche de la belle phrase : la boursouflure prudhommesque héritée du dix-neuvième, qui finit malgré tout en une injonction de garde-champêtre. On y trouve toute la volonté stérile d'une rhétorique troisième République, avec, en point d'orgue, le mystère nous permettant de réviser les leçons de littérature. Saint-Malo, voyons, Saint-Malo, sais-tu, Geneviève, qui est né à Saint-Malo ? Cela me dit quelque chose. Cela me dit. Comme si Chateaubriand était une chose, un truc à savoir. Un moyen de rendre la promenade intelligente.

    Vint aussi la découverte des bains de mer et ce qui n'était dévolu qu'aux malouins qui veillaient sur lui et qu'aux ferveurs faisant pèlerinage fut aussi le droit inaliénable des cohortes écrevisse, de France et d'ailleurs. Citoyens (inter)nationaux en maillots, en tee-shirt, en tongues qui s'arrêtent (parfois même pas) devant cette étrange sépulture où se fane le dernier bouquet qu'un inconnu a déposé. On braille après le petit dernier pour qu'il n'aille pas faire une mauvaise chute ; on contemple Saint-Malo vu de loin (enfin presque loin) ; on fait le tour : c'est tout petit en fait, leur grand Bé ; on demande à Jeanne et Sylvain si pour ce soir, ce sera moules, crabes ou huîtres. Et toute cette grandeur contemporaine défile jusqu'à ce que les premiers signes de la marée montante précipitent les replis continentaux. Il ne faudrait pas être pris au piège. Ils reviennent sans plus en savoir sur celui qui dort éternellement.

    De la grève, nous voyons la croix, celle du catholique qu'il ne cessa pas d'être, et dans laquelle nous nous reconnaissons, catholique que nous sommes, nous aussi. Nous pouvons le saluer à distance, penser à ce que nous lui devons de bonheur, bonheur toujours recommencé par la première phrase que nous lisons de lui. Cela suffit.

    Le silence rêvé est loin. Au moins y a-t-il l'hiver et les jours de pluie pour le protéger. Quand la tempête se déploie, c'est pour lui l'accalmie. Le fracas de la nature anéantit le babil des hommes. Il préserve le sacré.

    Seule consolation, maigre certes : lui, au moins, ne risque pas d'être panthéonisé. Le beau style ne méritera pas de la patrie reconnaissante qui, d'ailleurs, à ce point de décomposition où elle est arrivée, ne mérite rien, absolument rien de lui.

     

  • L'époque : de la disparition d'Yves Bonnefoy

    La disparition d'Yves Bonnefoy passera en silence. Les poètes ne sont rien. Déjà, au début de l'année, celle de Pierre Boulez ne valut rien d'autre qu'une annonce sommaire. Nul besoin d'épiloguer. Ainsi va le monde.  Il n'est pas ici question de gloire ou de reconnaissance mais de représentation. Le XIXe siècle bourgeois et ventripotent ne pouvait passer outre le verbe hugolien, jusque dans ses outrances, ses répétitions et ses facilités. Si le verbe n'était plus chair, il était encore dans le temps de l'incarnation. Le théâtre du monde se donnait encore le plaisir de s'émanciper dans des figures. Booz endormi parlait certes une langue lointaine mais que la modestie de chacun révérait, tenait à distance. La littérature est à ce prix : que l'on sache se tenir coi et respectueux devant ce qui n'est pas la voix de la tribu. Mais ce temps est révolu. La grâce démocratique n'a cure d'autrui, et plus encore d'un autrui dont le phrasé nous regarde comme une énigme. Ainsi en était-il de l'écriture de Bonnefoy... Elle mesurait cette infinie licence permise à qui se bat contre la langue, en s'appuyant sur elle. Combat à la fois ombrageux et insoluble, que réprouvent les temps contemporains d'une syntaxe simplifiée et d'un sens évident.

    Yves Bonnefoy meurt dans l'indifférence et ce n'est pas tant la dimension personnelle, la question de la reconnaissance, qui est en jeu, que l'obséquiosité des hommages faux, des métaphores creuses qui essaieront de combler le vide qui entoure de facto la littérature exigeante. L'hermétisme n'est bon désormais que pour les cénacles économiques qui nous chassent de la maison commune. Le poète est relégué au rayon des fantaisies. Yves Bonnefoy et son expérience de langue et de l'art sont des curiosités, au sens où l'on parlait des cabinets de curiosités au XVIIIe siècle : un fatras de singularités que l'on admire sans rien vraiment y comprendre.

    La médiocrité crasse du pays qui reste le mien se vérifiera dans les deux jours prochains, par le silence officielle que cette disparition suscitera. Le vélo et le foot sont bien plus précieux. Inutile d'en parler. Mais souvenons-nous que le Chili, ce pays secondaire qui devrait prendre exemple sur le phare hexagonal censé inspirer la planète entière, le Chili, dis-je, décréta trois jours de deuil national quand Claudio Arrau décéda. Il y a des jours où l'on se sent chilien...

     

  • Trombinoscope

    Le Monde a décidé que les 130 morts de novembre, outre leur sépulture particulière, prendraient place dans un porte-folio où chaque portrait serait accompagné d'un texte commémoratif mêlant émotion et intimité. Ainsi les victimes du terrorisme ne tomberaient-elles pas dans l'anonymat d'une comptabilité technique et froide. Le journal se charge, en quelque sorte, de leur assigner une présence au-delà de leur disparition, et de le faire dans le cadre d'un espace public : le site web.

    Cette ambition peut être louée. Nul doute qu'elle le sera et que d'aucuns y verront un hommage émouvant, une manière délicate d'intégrer le malheur individuel au drame collectif. Pour faire œuvre, sans doute, dans cette histoire partagée à laquelle on voudrait nous faire adhérer selon des normes définies par le pouvoir. Soit... Mais cette démarche ne pose pas moins question.

    En agissant de la sorte, le journal vespéral ouvre une brèche dans la définition même de sa nature. La source d'information vire, en cet endroit, au mémorial. Rien moins qu'étrange, que ce glissement vers le sacré (soit, par l'étymologie : ce qui est séparé). Dès lors, pour cette tragédie qu'on dit nationale et/ou républicaine, alors qu'elle religieuse et politique, le pays ne dresse plus de chapelle ardente mais un autel de fortune (la si bien tombée place de la République) et un mémorial numérique, auxquels s'ajoute la boursouflure des Invalides où la collaboration se refait une virginité (croit-elle...).

    Nous avons donc les morts face à nous, dans le mystère d'une pose qui veut, très souvent, suggérer la vie, l'enthousiasme, le bonheur, tout ce qui peut, d'une certaine façon, exemplifier l'injustice qui leur fut faite d'avoir été fauchés en pleine vie, d'avoir payé pour être libre, d'avoir été les victimes d'un mode de vie qui nous serait propre : la musique, les terrasses, la légèreté, le fun, la convivialité, l'amour, etc, etc, etc (1). Tout ce qui serait, entend-on à longueur de temps, l'idéal français d'une République exemplaire, en phare de l'humanité. Admettons... Mais ces visages, aussi dignes soient-ils, et il n'est pas interdit d'être touché, ces visages face à moi, ce n'est pas la mort en face. La somme de ces disparitions, cet alignement possible sur le web de tous ces visages ne me renseignent pas sur le sens que l'on peut donner à ce qui s'est passé. On rabat la cruauté et l'injustice sur le plan faussement profond de l'accumulation, du quantitatif, de l'effroi que suscite, tout à coup, le dénombrement. Pour que cela marche, il faut que le nombre devienne lui-même signifiant. N'est-ce pas terrible que de se dire la chose suivante : l'aurait-il fait pour dix morts, douze morts, vingt morts ? Quel seuil donne le droit à construire un mausolée ? Je n'en sais rien mais il faut croire que certains ont, eux, l'art du curseur. Je ne les envie pas parce que je ne crois pas à la sincérité de leur calcul, justement parce qu'il est calcul. Il y a dans la récupération compassionnelle pas moins de machiavélisme que dans le cynisme classique.

    Je ne puis donc, en les regardant, ces victimes, m'empêcher de penser que leur mort amenée au rang monumental bénéficie d'un surcroît de médiatisation, d'une course à la larme, d'une valorisation de l'angoisse et de cette étrange parodie d'humanité qui consiste à se dire : j'aurais pu être à leur place. On peut toujours sortir ses mouchoirs mais cela ne définit pas de la pensée. Il ne suffit pas de se mettre à la place de pour avoir une pensée politique. Ce serait même plutôt l'inverse. Cette résolution narcissique de l'événement (c'est-à-dire sa réduction sensible et affective) est même le plus sûr moyen de ne pas regarder la vérité en face (ce qui, en effet, peut signifier qu'il faudra regarder la mort en face...).

    Soyons donc cynique et demandons-nous jusqu'à quand ce trombinoscope aurait droit de cité dans Le Monde. Y aura-t-il une obsolescence du souvenir et du recueillement ? Ou bien sont-ils destinés à demeurer sur le site ad vitam aeternam, dans le Panthéon journalistique ? Cela n'est pas rien. En se transformant en lieu de mémoire, pour reprendre l'expression de Pierre Nora, ce journal fait peut-être ce qui lui semble juste. Il met surtout en évidence que rien n'aura été fait pour que la solennité du partage puisse atteindre chacun de nous. Ce n'est pas le barnum médiatique des visites place de la République, voire au café X ou Y, comme on fait la visite du Père-Lachaise, ce n'est pas la mise en scène rhétorique et musicale (Brel et Barbara ou le secours de la chanson française...) aux Invalides qui peuvent donner au peuple la mesure de ce qui s'est passé. On ne convertit pas un espace en lieu aussi facilement. Et de facto, l'entreprise du Monde prend des allures de redite folklorique (j'ose le dire) de ce qu'on a déjà fait depuis la guerre 14-18 : inscrire le nom des disparus, faire des albums. Nihil novi sub sole...

    Le pire est évidemment que cette pratique, si elle se veut édifiante et symbolique, ne sert pas à grand chose, sans quoi l'histoire du XXe siècle ne serait pas la litanie d'horreurs qu'on connaît. Faut-il y voir le signe de notre incapacité à penser ce qui se déroule sous nos yeux ? Le "plus jamais ça" est une des pires expressions que je connaisse : sa vacuité et son inefficacité sont flagrantes. Dès lors, l'ambition du Monde peut être louable si l'on s'en tient aux besoins du cœur mais elle ne tient pas sur le plan de la raison, et ce que j'attends d'un journal, c'est qu'il explore le labyrinthe de la raison.

    En attendant, ce trombinoscope me rappelle une œuvre de Felix Gonzales-Torres, Untitled (death by gun), de 1990. On y voit les photos de tous les tués par armes à feu, aux Etats-Unis, pendant une semaine. C'est très "dénonciation facile", très "contestation à moindres frais" : de l'art contemporain engagé, dont les dernier événements américains montre l'efficacité...

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    C'est sans doute ce côté art contemporain, dans son caractère vain et intempestif, dans sa posture et son inanité conceptuelle qui me dérange, en fait, dans l'initiative du Monde. Mais il est vrai que depuis longtemps il n'y a plus rien à espérer du côté de la rue des Italiens.

    (1)Parce que ma vie de Français est de descendre des bières en terrasses et d'écouter du heavy-metal. Voilà mon identité (puisque vous aurez remarqué, lecteur, que tout à coup on a vu surgir l'idée d'une identité française à travers une tradition de convivialité culinaro-musicaleL Le Français est festif...)

  • En une phrase. Chateaubriand

    François-René de Chateaubriand n'est pas seulement, dans la tradition aristocratique des mémoires, le fin contempteur des hypocrisies de son temps, entre le ridicule des ultras et la vaine suffisance des nouveaux maîtres. Il n'est pas que le contemplateur mélancolique d'un monde qui s'enfuit et que les quarante ans sur lesquels se déploie son œuvre immortalisent pages après pages, à la manière d'un monument funèbre.

    François-René de Chateaubriand ouvre aussi à son ambition littéraire la porte des âmes abandonnées par l'Histoire, à commencer par sa famille. Il parle de celle-ci avec tout l'équilibre d'un homme encore touché par le devoir de la retenue. Le respect grave pour le père, la tendresse un peu sévère pour la mère, l'amour inconditionnelle pour la sœur Lucile : aucun de ces nœuds affectifs ne passe outre les limites où tombera bientôt l'autobiographie. L'étalage n'est pas le propre du vicomte. Il verrait un dévoiement ridicule dans la récollection franche de ses amours et de ses blessures. Sur le plan de l'histoire littéraire (comme on dit), François-René va moins loin que Jean-Jacques et c'est tant mieux. Le dessein rousseauiste est, dans le fond, funeste (même s'il n'est pas question de lui imputer ce qui lui succède) : il ouvre la boîte de Pandore des vigilances égocentriques, celles de la vie recyclée en ravissement...

    Chateaubriand est pudique. La trace discrète de ses déchirements n'en est que plus ardente et précieuse. Ainsi pour évoquer la disparition du frère.

    "Mon frère ne vint point ; il eut bientôt avec sa jeune épouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l'oreiller préparé des mains de ma mère."

    Une phrase suffit, une seule, dans laquelle toutes les vies semblent tenir. "Mon frère ne vint point". La f(r)acture de la mort arrive sous la forme d'une dissimulation, une formule suffisamment neutre pour que l'on puisse, le cas échéant, imaginer l'imprévu ou la fuite, presque un manquement au devoir. "Il eut bientôt avec sa jeune épouse". La parataxe réunit immédiatement deux temps et deux réalités en face à face. Quelque chose s'est passé dont l'effet va arriver (quoique déjà arrivé pour celui qui écrit. Tel est le fracas de la rétrospection.), ce quelque chose placé sous le signe du lien indéfectible du mariage. Et ce lien, comme un nœud gordien pour des temps obscurs, est tranché "de la main du bourreau". Un homme, un homme seul, et une main unique, métonymique, pour une cérémonie macabre et politique dont l'objet est le nom et la particule. C'est une mort qui n'a que peu à voir avec la justice et beaucoup avec la prétention hasardeuse de triomphants en mal d'honneur. Comme pour Lucile, la disparition du frère a la rigueur sordide d'un monde qui se pare d'une vertu sanglante avant d'imposer sa propre terreur pour le siècle qui s'engage : ses répressions populaires, des canuts à la Commune, son libéralisme progressiste propre à abrutir les faibles, ses vanités nobiliaires et impériales. Tout cela pour des Louis-Philippe, des Napoléon III et des monsieur Thiers à qui on offre des funérailles grandioses. Autant dire une misère.

    Chateaubriand noircit plus encore le spectre de l'exécuteur des basses œuvres quand il évoque, en contrepoint, le souvenir familial et les "mains de (sa) mère" qui ont préparé "l'oreiller". C'est l'heure du coucher, la fin du jour, le foyer, le lit, l'attention maternelle, tout un univers dont Proust, plus tard, fera une cérémonie. Tout reste ici modeste. À la férocité révolutionnaire, il répond par un geste simple, une quasi banalité, dont il fut sans doute le témoin et peut-être le destinataire caché.

    Cette attention qui n'avait même pas besoin de se dire pour exister, par sa naturalité, exhume des vies perdues à la source de l'écriture, et des affections profondes. Le travail mémoriel les concentre en un tableau unique. Quoique défaite et meurtrie par le temps et les événements la famille Chateaubriand persiste dans son humanité de victimes, sans que l'écrivain cherche le pathos. Il ne fait que rétablir la chaîne de la filiation qui va du fils à la mère. À eux en somme le premier et le dernier mot de la phrase et, au delà, le dernier mot de la vie dans sa transcendance. La Loi peut tout enlever de ce qui fait le commun politique : elle ne peut entacher le récit particulier des instants grâce auxquels des êtres se reconnaissent des uns et des autres. C'est comme si l'effraction de l'ordre collectif n'arrivait pas à atteindre la délicatesse de l'être jusqu'à ériger celle-ci en souvenir inaliénable. Plus encore : dans cette confrontation entre le criminel et la mère, Chateaubriand rappelle avec sobriété combien la cruauté ne tient pas qu'à la sentence elle-même mais aussi à la négation humaine qu'elle induit. L'écrivain reprend alors possession de ce qu'on l'a privé, sans plus d'épanchement, par la simple autorité d'un détail que toutes les oppressions du monde ne pourront jamais anéantir.

    Il y a longtemps que la littérature autobiographique, et particulièrement contemporaine, ne pense plus un tel degré de finesse, de telles subtilités. Or ce sont elles qui donnent aux Mémoires d'outre-tombe leur éclat kaléidoscopique si particulier et leur beauté si poignante.

  • Précipités

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    Francis Bacon, Etude d'après Velasqquez, Portrait d'Innocent X, 1953

     

    Étrange atmosphère, où se percutent les époques et les images (l'image, là devant soi, en secrète instantanément), que ce tableau de Francis Bacon.

    Le bien nourri Giovanni Battista, précipité dans un dérèglement manigancé par la vitesse (2 G ? 3 G ? 4 G ?), n'est plus qu'une ombre émaciée. Il n'est que chairs tendues et prêtes à se désintégrer. Spectre d'une histoire antérieure. Le corps tombe ou se projette dans l'espace...

    Peindre représentait, donnait déjà à voir l'absence à venir. Un memorandum de formes et de couleurs, au creux duquel Velasquez avait glissé un vers malicieux. Une ruine dans le pouvoir. Mais la peinture gardait le feu de ce qui avait été, sauvait les apparences, en quelque sorte.

    Avec Bacon, c'est fini. Innocent X est dissout.

    La peinture est bandée de tout ce qui l'arrache ; elle arrache aussi le souvenir de Velasquez. Le tableau désosse l'illusion. Le corps se décharne, la bouche un cri vide, comme vitrifié.

    La chaire pontificale se réduit à son ossature incandescente et électrisée. Westinghouse est passé par là, et le spectateur filant quinze plus tard les péripéties de l'art pense à Warhol, et nous aussi.

    Le passé est en feu, aux fers. Tout ce que l'on veut, Bacon ne le salit ni ne le bafoue. il en fait pâlir l'étoile. Le pape n'est plus, de ne pouvoir être, ces temps matériels et post-atomiques, qu'une fonction qui régresse, qu'une image déchirée, comme s'il l'on y avait appliqué des bandes de scotch tirées d'un coup.

    Et la pourpre cardinalice a disparu pour le violet épiscopal.

    Plus rien, bientôt. Plus rien...

  • Trois jours en promenade avec Flaubert (III)

     

    chateaubriand

    Quand, consternés que nous sommes par la flagornerie poussive des sommités médiatiques, et que la reconnaissance entre contemporains est devenue l'exemple même d'un jeu complaisant (mais si nécessaire pour exister à l'écran, ou dans certains journaux), la littérature du passé (soit : la plus actuelle qui soit) nous sauve de la tristesse et de l'hypocrisie. On s'y déteste avec violence ; on s'y estime avec frranchise et passion. 

    Flaubert est à Combourg, tout près de l'enfance de Chateaubriand. L'immobile Gustave écrit son admiration (ce qui n'exclut pas la griffe) pour le vagabondage de François-René. Il ne connaît pas encore la gloire qui l'attend mais il se sait un destin. Aussi puise-t-il respectueusement à l'une des sources les plus vives des lettres françaises. Ces quelques lignes sont d'une dignité bouleversante, jusque dans le pastiche. Sauf à croire en Dieu, il faut admettre que l'aîné ne saura jamais rien de l'admiration du cadet encore inconnu. Cette gratuité donne un supplément d'âme à ces quelques lignes.

     

    "J'ai pensé à cet homme qui a commencé là et qui a rempli un demi-siècle du tapage de sa douleur

    Je le voyais d'abord dans ces rues paisibles, vagabondant avec les enfants du village, quand il allait dénicher les hirondelles dans le clocher de l'église ou la fauvette dans les bois. Je me le figurais dans sa petite chambre, triste et le coude sur sa table, regardant la pluie courir sur les carreaux et, au delà de la courtine, les nuées qui passaient pendant que ses rêves s'envolaient ; je me figurais les longs après-midi rêveurs qu'il y avait eus ; je songeais aux amères solitudes de l'adolescence, avec leurs vertiges, leurs nausées et leurs bouffées d'amour qui rendent les cœurs malades. N'est-ce pas ici que fut trouvée notre douleur à nous autres, le golgotha même où le génie qui nous a nourris a sué son angoisse ?

    Rien ne dira les gestations de l'idée ni les tressaillements que font subir à ceux qui les portent les grandes œuvres futures ; mais on s'éprend à voir les lieux où nous savons qu'elles ont été conçues, vécues, comme s'ils avaient gardé quelque chose de l'idéal inconnu qui vibra jadis.

    Ô sa chambre ! sa chambre ! sa pauvre petite chambre d'enfant ! C'est là que tourbillonnaient, l'appelaient des fantômes confus qui tourmentaient ses heures en lui demandant à naître : Atala secouant au vent des Florides les magnolias de sa chevelure ; Velléda, au clair de lune, courant sur la bruyère ; Cymodocée voilant son sein nu sous la griffe des léopards, et la blanche Amélie, et le pâle René.

    Un jour, cependant, il la quitte, il s'en arrache, il dit adieu et pour n'y plus revenir au vieux foyer féodal. Le voilà perdu dans Paris et se mêlant aux hommes, ; puis, l'inquiétude le prend, il part.

    Penché à la proue de son navire, je le vois cherchant un monde nouveau, en pleurant la patrie qu'il abandonne. Il arrive ; il écoute le bruit des cataractes et la chanson des Natchez ; il regarde couler l'eau des grands fleuves paresseux et contemple sur leurs bords briller l'écaille des serpents avec les yeux des femmes sauvages. Il abandonne son âme aux langueurs de la savane ; de l'un à l'autre, ils épanchent leurs mélancolies native et il épuise le désert comme il avait tari l'amour. Il revient, il parle, et on se tient suspendu à l'enchantement de ce style magnifique, avec sa cambrure royale et sa phrase ondulante, empanachée, drapée, orageuse comme le vent des forêts vierges, colorée comme le cou des colibris, tendre comme les rayons de la lune à travers le trèfle des chapelles."