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peinture

  • Eugène Boudin, atmosphérique

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    Eugène Boudin, Plage de Trouville, 1868

     

    En 1853, Flaubert, un jour qu'il contemple une plage normande et ceux qui y sont, écrit à Louise Collet : "Il faut que le genre humain soit devenu complètement imbécile". Le jugement est, comme souvent chez lui, sans appel. Faut-il le mettre sur le compte d'un pressentiment qui finira effectivement par se vérifier, de la horde criarde et brûlée par le soleil se déversant sur des kilomètres de sable ? sur celui d'un dégoût pour la platitude de l'espace lui-même, métaphore d'un esprit embourgeoisé  qu'il juge, ce n'est pas nouveau, inepte ? Ou bien sont-ce ces corps à demi nus auxquels il associerait une image de décadence ? Le fait est qu'en ce milieu de siècle le monde se tourne progressivement vers le littoral, dans un mouvement qui doit d'ailleurs beaucoup à la princesse Eugénie. Et Boudin composera de nombreuses toiles sur le sujet, des toiles magnifiques.

    Ce peintre n'est pas le plus connu du mouvement impressionniste et si son nom ne faisait pas sourire beaucoup de ceux qui le découvrent, peut-être même serait-il plus encore ignoré. Il y a pourtant un tel charme dans ses œuvres qu'il faut lui rendre justice. Boudin, d'abord, ce sont des ciels, des ciels qui souvent recouvrent une partie majeure du tableau, comme dans celui choisi plus haut. Sur ce plan, thématique, il n'est pas très original et l'impressionnisme les collectionne. Il n'en a pas l'exclusive, certes, mais lui, au contraire de beaucoup d'autres, a su en capter l'essence incertaine, la quasi disparition parfois, la grâce éparpillée, souvent, sans jamais aller jusqu'à la tourmente : le ciel d'orage n'est pas son domaine. Il s'agit d'être léger, de saisir justement cette épaisseur insaisissable de l'air qui nous amène à ne considérer l'espace lointain ni comme une menace, ni comme un fond. Plus qu'aucun autre, il suggère le passage, rappelant la dernière réplique de L'Étranger, dans Le Spleen de Paris écrit par Baudelaire : "J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !" Même la relative opacité du ciel de Trouville n'échappe pas à ce principe. C'est un voile qui ne peut pas s'éterniser, une pulvérisation qui attend de disséminer ses reflets rosés, une buée, une vapeur enchanteresse que ne craignent nullement ceux qui s'ébattent dans la Manche, dans la partie gauche du tableau. Le bouillonnement des vagues avec lesquelles ils luttent est beaucoup plus dense, d'une épaisseur d'eau en contact (et donc en frottement) avec le sol. S'il y avait une quelconque inquiétude, elle serait là. Petites taches des corps, noyés dans l'ensemble du tableau, comme s'ils n'étaient qu'un élément très secondaire. Et c'est le cas.

    Car la plage, ou plus exactement la grève, est le sujet essentiel. Des hommes et des femmes en villégiature (il serait anachronique de parler de vacanciers) y sont installés. Des tentes de toile ont été montées, préfigurant les petites cabines que l'on trouvera ensuite, plus en arrière, et qui font le charme étrange des côtes de la Mer du Nord, de la Normandie et de la Bretagne (1). Rien, dans les choix vestimentaires, ne laisse présager le lieu. Les robes sont soignées, les costumes de mise. Sans doute sont-ils, les unes et les autres, un peu moins apprêtés mais la distinction demeure. On discourt doucement, nul n'a oublié son éducation. il n'est pas question de jouer ou de courir. Le vent maritime est à peine sensible. Il ne s'agit pas encore d'être dans l'agitation moderne née des congés payés, mais, en quelque sorte, de prolonger, dehors, dans un endroit qui, apparemment, ne s'y prêtait pas, les rites d'une civilité ordinaire et bien comprise. La plage n'est pas encore cette hétérotopie de la liberté factice et de la mise en scène, du corps sculpté et de l'égalitarisme illusoire. Sa jouissance récréative reste l'apanage d'un petit nombre. Boudin peint une caste voluptueuse et tranquille. Le tableau, avec la position un peu lointaine de l'artiste, nous ménage un spectacle quasi silencieux, où les déplacements, les gestes n'enfreignent jamais les limites de la bonne éducation. L'élégance est une seconde nature.

    La délicatesse de cette toile émane de l'unité chromatique. Les taches de rouge sont amorties par la couleur du sable, ce qui donne l'impression que tout se réduit à du bleu, du blanc, du noir, de l'ocre, On passe d'un détail à un autre, d'un groupe à un autre sans que l'œil ne soit jamais agressé. Il y a une continuité apaisante, singulière qui nous permet également d'admirer les personnages et d'être une sorte de génie invisible. Cette délicatesse produit un double décalage temporel pour le spectateur. Il est soudain ramené à un univers à la fois désuet, où le désir aristocratique demeure, et familier, puisqu'il a lui aussi connu les joies de la plage. Mais il contemple également une préfiguration proustienne. Certes, Boudin ne fut pas des modèles principaux qui permirent à l'écrivain d'élaborer la figure d'Elstir mais il n'est pas difficile de rapprocher le Port de Carquethuit dont la "puissance (...) tenait peut-être plus de la vision du peintre qu'à un mérite spécial de cette plage". Cette grâce discrète de Boudin prend pour nous une forme toute littéraire et si, comme nous le disions, les discussions sont feutrées, il est peut-être, en quelque conciliabule rapide, le début d'une romance. Boudin peint alors bien plus qu'une scène, qu'un moment balnéaire, une histoire que les règles vestimentaires savent encore, symboliquement, cacher, quand la part du mystère ne recouvre pas, loin s'en faut, celle du mensonge (2).

    À ce titre, il est l'impressionniste dont la contemplation provoque l'étrange regret de n'avoir pas connu ce temps, à l'inverse de bien d'autres artistes de ce mouvement, à l'urbanité trop moderne. En regardant ses toiles, on rétrograde ; la vitesse décroît. Il repose sans jamais alanguir. Un moment de bonheur...

     

    (1)Une quasi privatisation de l'espace public diront certains. Mais, on a fait bien mieux depuis, avec les plages avec droit d'entrée, ou interdites au quidam. Pour une fois, laissons cette question de côté.

    (2)Dans Bains de mer, bains de rêve, publié en 1960, Paul Morand rapporte l'anecdote suivante :

    "Je me souviens d'une boutade de je ne sais quelle gazette : deux jeunes gens étendus au bord d'une piscine avec deux jeunes filles ; l'un souffle à l'autre : "On les emmène ?" - "Attendons d'abord de les voir habillées". Cela m'avait fait rire, puis réfléchir. Le vêtement en dit long sur l'homme ; nu, il cachera plus jalousement ses secrets. Je vois sous le soleil à pic, une société ténébreuse, et qui ment."

       

     

  • De chair et d'os

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    Diego Velasquez, Innocent X, 1650, Galleria Doria-Pamphilj, Rome

     

    Croire, oui, bien sûr. Croire absolument, parce qu'il ne doit pas être nécessaire d'ajouter en Dieu. La foi doit être là.

    Mais à l'heure du conclave, pour devenir ce que j'étais, ce que je fus, quand est révolu le temps des grandes familles, des grandes familles italiennes qui donnaient son lustre au siège pontifical, certains croient en eux, ont foi en leur bonne étoile, espérant que le jeu des équilibres et des alliances, des nationalités et des politiques, que le dédale des amitiés et des haines vivaces, orienteront au mieux l'Esprit saint vers le choix le meilleur, ainsi que je les entends tous dire dans leur dernière homélie.

    Croire, oui, en soi, sans plus avant tirer trop d'illusions de sa gloire. Ne pas se prélater jusqu'en sa garde-robe, comme l'écrit cette fine épée de Montaigne. Il faut être d'un grand aveuglement pour ne pas voir, en effet, qu'en ce cloaque du temps qui file, nous n'avons guère le choix que de tenir dûment notre rôle. Encore est-ce là un chemin ardu...

    C'est bien dans cette fausse grandeur que l'espagnol Velasquez m'a peint. J'ai l'allure bouffie et un peu sotte d'un homme finissant sa digestion. Il ne m'a pas raté, le gredin, avec mon teint rougeaud. La lèvre doucement avachie et le regard glauque, quoique menaçant, peut-être, tant la faiblesse finit par trouver des ressources insoupçonnées. Je trône, soit. Mais le vêtement est lourd, comme la charge, et ma calotte pontificale semble me plomber de tous les ennuis du monde. Il me voulait, l'assassin avec ses pinceaux, d'un réalisme qui sent l'abattement. Arrivé tout en haut pour paraître si niais. Le Jules II de Raphael, au moins, même si l'homme n'est pas beau, a pour lui d'évoquer une certaine forme de spiritualité (ce qui fait rire, je sais, tant le coquin fut d'abord un serpent politique...). Moi, je suis rogue comme un mâtin. Une horreur.

    Une horreur que d'être peint ainsi. Ne faut-il pas que je m'en console, malgré tout, car cette toile est ce qui demeure de ce que je fus. Qui s'en va à Saint-Paul-Hors-les-Murs, pour voir mon portrait dans la longue suite des papes qui orne la nef ? Personne. C'est Velasquez qui me sauve de l'oubli. C'est grâce à lui que je suis la pièce sublime de la maison des Pamphilj, et que mes descendants m'honorent de toute leur gratitude intéressée. Un pape dans la famille, un chef d'œuvre dans la collection...

    Je ne suis plus qu'une peinture, une référence du portrait, une expérience esthétique. Je dois tout à Velasquez. Il entre en gloire avec des naines difformes de la cour madrilène et un souverain pontife ridicule. N'est-ce pas là tout le génie de l'art : le dépassement du sujet ?

    Au moins puis-je me consoler qu'à l'ouverture du conclave, aucun de ceux qui croient en un destin exemplaire, aucun d'eux ne pourra jamais m'égaler, dans mon éternité de modèle... (1). Le temps des grandeurs est passé, dans ce domaine-là aussi...

     

    (1)C'est évidemment là un petit jeu de mots, car Giovanni Battista Pamphilj, connu sous le nom d'Innocent X, brilla par sa médiocrité, son népotisme et sa soumission à sa maîtresse, Olimpia Maidalchini, à qui l'Église voulut faire un procès (mais elle mourut avant). Sur ce chapitre, on peut lire le bref ouvrage de Céline Minard, Olimpia, Denoël, 

  • Miroirs (VII) : Mark Rothko, tragique

    rothko autoportrait.jpg

    Mark Rothko renonça assez vite à l’art figuratif et en particulier à la représentation des personnes parce qu’il avait « l’impression d’abimer le visage ». Renoncement qu’on ne peut discuter (c’est-à-dire contester) du point de vue esthétique, voire sur le plan éthique. L’artiste est souverain. Mais si l’on considère l’histoire des idées et leur formalisation, on peut effectivement s’interroger sur ce glissement qui relègue au rang de quasi archaïsme la question de la figure humaine. Faut-il y voir comme Paul Virilio la matérialisation d’un art impitoyable qui a, entre autres, récusé l’histoire d’après 1945 (même si l’horreur n’est pas réductible à cette période) ? Il est en tout cas troublant que Rothko ne peignit qu’un auto-portrait, en 1936.

    En 1936, pendant que d’autres organisaient l’effacement systématique des juifs, le peintre abandonnait l’idée de se tenir à distance de lui-même. L’affaire, nous l’avons écrit d’emblée, semblait avoir une raison plus théorique. Néanmoins, cet abîme avait aussi à voir avec cette question d’identité qui allait faire de Markus Rothkowicz, à partir des années 40, Mark Rothko. Troncation du nom, mais dans une certaine limite, pour ne pas tomber dans l’identifiable immédiat : Roth, comme Philip Roth ou Joseph Roth, par exemple… Ne plus se peindre parce qu’il y a, peut-être, une difficulté à se peindre. Un problème de légitimité. Dès lors, on regarde cette unique expérience avec une certaine circonspection.

    La question de la ressemblance n’est pas vraiment au cœur du tableau. On le reconnaît assez facilement, si l’on se réfère aux photos de l’artiste. L’œuvre n’est pas en soi très remarquable. Les couleurs sont pauvres, l’angle de vue est assez classique (l’amour de Rothko pour Rembrandt), les proportions n’ont rien d’originales et nous sommes loin des « déformations » qu’ont depuis longtemps exploré les cubistes et leurs suivants. Alors quoi ?

    Les yeux. Encore que le terme soit inapproprié, puisque Rothko porte déjà les lunettes qu’on lui connaît. Mais ce n’est évidemment qu’un élément secondaire, parce qu’il s’agit plutôt du regard. Et le regard est d’abord une question dynamique. Si les yeux existent en soi, le regard, lui, n’a de sens que dans le rapport avec l’objet qu’il a en perspective. Le regard, c’est à la fois l’acte mais aussi un choix, une manière de. Il est l’essence même de la peinture et de sa théâtralisation (si l’on veut se rappeler que l’étymologie grecque du mot renvoie au verbe « regarder »). Il est le fondement de l’art de Rothko, comme de tout peintre. La peinture est un regard porté sur quelque chose et la manière de faire procède d’une manière de voir.

    Quid donc de cet œil dissimulé, de cette obscurité fondamentale dans la représentation de soi ? Il ne ferme pas les yeux, mais il accentue l’écran par quoi n’importe qui peut prétendre être une énigme. Faut-il croire qu’un homme aussi grave que Rothko puisse ainsi se mettre en scène ? Ce serait à peine croyable. Si l’on considère la position du corps, le trois-quarts face, il est de toute manière évident que le modèle ne nous regarde pas. Son œil fuit quelque part. Il n’essaie pas d’accrocher notre attention. Le vrai trouble tient au redoublement de cette noirceur que le spectateur peut décomposer : le noir de l’organe et le quasi noir des verres de lunettes. De quelle angoisse cette dissimulation marque-t-elle la vérité ? 

    Car c'est bien une angoisse latente que nous raconte cet autoportrait. La noirceur désignée du regard n'est pas une afféterie, mais la trace d'une (in)consciente torture de ce qui sera l'appui de l'artiste pour exister, pour s'exprimer. Et l'on descend un peu plus bas dans le tableau, pour observer les mains. Croisées, l'une sur l'autre, l'une tenant l'autre, la pressant, comme s'il y avait péril en la demeure. Les mains, ou l'autre medium de la peinture, ce qui traduit la vision, lui donne sa densité. Le passage du virtuel au réel. La crispation que l'on sent en elles est troublante. La liberté est comme absente de l'œuvre. L'artiste n'est pas au travail (il est habillé pour sortir, peut-être, avec sa cravate) mais il porte toute l'attention de sa représentation autour des deux conditions de son existence comme peintre. Ce n'est pas son visage qu'il abîme, ni même sa figuration sociale ou proprement existentielle. On y lit plutôt un étrange aveu de cette impossibilité à aller au-delà de ce qu'il serait censé représenter. Il se montre et on pense petit à petit à une posture de contrition, à la mise à peine transformée (la cravate est bien sûr trop claire, trop voyante) d'un homme en deuil. De qui ? De quoi ? Comme le tableau ne contient lui-même aucun élément narratif extérieur, il ne reste pour le spectateur qu'à se retourner vers le sujet en tant que tel : Rothko lui-même.

    Cette œuvre est à la fois très belle et très émouvante. Elle est si loin de ce qui fera le succès de l'artiste, de son goût pour les couleurs vives, avant que ne viennent les tons sombres et la touche finale de la chapelle de Houston. Certes, il est toujours facile de revisiter une toile à la lumière d'un destin tragique et d'en faire un acte prémonitoire. Une toile n'est pas un acte, sinon à être déclarée comme telle. Mais cette volonté, dans cet unique autoportrait, de se dépouiller du moindre orgueil de l'art est poignante. La simplicité y est une forme d'aveu et une manière de clore le débat autour de l'homme. Arrivé à ce point, on comprend mieux pourquoi il a voulu explorer l'énergie de la couleur, d'où il pouvait se soustraire.

     

     

     

  • La Mort de l'esprit

    La une de Charlie-Hebdo qui paraît demain, pour commémorer le massacre de l'année passée, fait polémique. Plus : elle déclenche l'hostilité et ceux qui ont payé un tribut démesuré pour la liberté d'expression contre l'islamisme se retrouvent sur le banc des accusés. Et pour le coup, tout le monde s'y met : les musulmans, mais aussi les catholiques. Les politiques ne sont pas en reste. Il paraît que le dessin de Riss ne fait pas rire Juppé. C'est déjà un indice. Qui peut imaginer que Juppé ait de l'humour... Passons. À gauche, Le Guen est gêné. Bref, tous ces jean-foutre ne sont plus guère Charlie. L'ont-ils d'ailleurs jamais été ou bien n'était-ce qu'une pause, une posture (une de plus) ? Est-ce d'ailleurs la bonne question ? On ne peut pourtant pas l'éluder puisque on a fustigé ceux qui ne l'étaient pas. Et je ne l'étais pas. Pour une raison simple : je ne collabore pas et parmi les émus de janvier 2015 bien des responsables politiques avaient la lâcheté comme marque de fabrique.

    Retour sur cette une. Fait-elle rire ? Pas vraiment. Est-elle faite pour qu'on se marre ? Je ne crois pas. Elle évoque un état du monde. Riss voit son environnement et les effets de la terreur avec un œil sombre et un esprit très noir. Peut-on lui en vouloir ? Moi, pas. Ce dessin ne me fait pas rire. Mais il ne m'offusque pas non plus. Ma foi n'est pas atteinte. Elle n'est pas atteinte parce qu'elle ne peut pas être ébranlée par trois coups de crayon. Je peux trouver ce dessin mal fait, imprécis, vulgaire, provocateur... Soit. Et après ? Il en faut bien plus pour que je renonce à Lui ou pour que je me sente l'envie (sans parler du droit) de faire justice. Mon catholicisme a plus d'envergure. Je plains ceux dont la croyance ne résiste pas à un dessin et les autres, qui n'invoquent pas leur croyance mais réprouvent la provocation, m'écœurent. Il leur en faut peu. À bien des égards, leur faiblesse est pitoyable. C'est un travail d'introspection qu'ils devraient faire plutôt que de désigner le coupable et de s'afficher en victime.

    L'athéisme est de ce monde, qu'on le veuille ou non. Cela signifie que Dieu (ou quelque nom qu'on lui donne quand on croit) tolère cette absence de l'homme à Lui-même. Voilà qui n'est pas rien et qui devrait pousser à la réflexion et à la (re)lecture. De Saint Augustin, par exemple, qui rappelle qu'il "croit pour comprendre". Ou de Descartes qui concilie la foi et la raison. Certes Les Méditations métaphysiques ne sont pas très fun... N'empêche. Il y aurait, de cette façon, matière à ne plus balancer de manière délirante sur une opposition absurde : Riss ou Dieu. Opposition qui gonfle à l'excès le premier et dévalorise singulièrement le second.

    Plutôt que d'invoquer le droit à la provocation de l'esprit républicain (lequel est un esprit de bas étage, avec les sanguinaires de la Révolution, Ferry et Jaurès comme hérauts/héros...), remontons dans le temps et retrouvons l'audace d'un Véronese ou d'un Caravage, lesquels croyaient puisqu'il ne pouvait en être autrement (1). On verra alors que l'ardeur du trait et les détournements du texte n'ont pas empêché Dieu d'exister. La lourdeur stupéfiante et provocante du corps christique dans la superbe Déposition de croix peint par le second n'a pas interdit que l'œuvre soit aujourd'hui un des joyaux du musée du Vatican. Il ne s'agit pas de rapprocher Riss de ces artistes mais de réduire justement le scandale à ce qu'il est dans le temps présent : une fabrication ordonnée, une manipulation de plus de la part des fanatiques, avec le blanc-seing des résignés et des couards et la complicité des médias.

    (1)Constat qui n'est pas une affirmation gratuite et triomphante mais une reprise assez banale de ce qu'il y a de meilleur chez Foucault. On ne peut pas penser totalement hors du monde qui nous entoure.

     

  • Trois fenêtres

     

    Je ne vois pas loin, de ma fenêtre. Des immeubles en limitent l'horizon. Mais l'espace qui demeure est suffisant pour que le monde y fasse sa ronde. Au réveil, selon l'humeur du jour, c'est le bleu hospitalier ou le gris des nuages versatiles.

    J'y vois mon quotidien et ses variations. Les autres fenêtres enchérissent de toutes leurs vicissitudes et l'inconnu (la fluctuation des baux et des achats) me regarde, même sans chercher plus loin.

    C'est une fenêtre de banalité, et quand j'y reviens, c'est après avoir vaqué à mes occupations, fait le tour de mes obligations ou de mes amitiés, pausé en quelque terrasse...

    Entre la fenêtre du matin et celle du soir, l'intervalle du commun, vécu.

     

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    *

    La fenêtre du tableau. Le tableau comme fenêtre. Quand le fragment me convoque. C'est l'étrangeté sereine de la rêverie. Sais-je que tout est faux et que la perspective est une erreur, aux yeux de la science... Je m'en moque. Je passe outre. Je peux m'y perdre, entre la somptuosité du vêtement, les arches et les ponts, et l'audace vaporeux du lointain.

     

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    Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rollin, (ca 1435), Le Louvre

    *

    Windows 10, ou le monde tout à soi. Le monde programmé, en relais de toutes les (res)sources qui viennent, sans que j'aie à fournir le moindre effort. Des fenêtres à foison, ouvertes, et devant lesquelles je m'épuise ou m'ennuie.

     

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    Photo : Philippe Nauher

     

     

  • Monacal

    Au milieu du barnum florentin, l'un des seuls endroits qui réserve encore des élans de grâce est le couvent San Marco, jadis occupé par les dominicains, et notamment par Savonarole. L'austérité conventuelle et la moindre concession au spectaculaire (à l'inverse du Duomo, si on veut faire court) expliquent sans doute cet intérêt mineur du voyageur.

    L'œil et l'esprit y trouvent pourtant un réconfort certain puisque Fra Angelico y a œuvré avec puissance et sobriété. Outre L'Annonciation qui vous accueille en haut de l'escalier, les cellules, à l'étage, abritent des fresques merveilleuses, à commencer par le très célèbre Noli me tangere. Comme toujours Il Beato allie la simplicité de l'art à une profondeur quasi mystique (il était dans les ordres...). Ce qui semblera, à l'aune des maîtrises techniques de la Renaissance, une expression religieuse naïve (un peu comme Giotto) est en fait l'admirable traduction d'une foi qui subsume la peinture comme art de la Révélation (ce qu'on a fini par concéder au diktat esthétique, pur produit des Lumières, comme rationalisation de la peinture en tant que marché). Ainsi imagine-t-on que les cénobites ne furent pas dissipés par ces fresques mais affermis dans leur lien avec Dieu.

     

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    Et de se demander d'ailleurs ce qu'est une cellule monacale ? Une chambre, si l'on veut formaliser son usage le plus simple... Certes mais comment en saisir la pleine vérité qu'occulte cette détermination technique ? Car, hier comme aujourd'hui, la cellule monastique est un lieu singulier. Elle est définitivement le reculé du reculé, le retranché du retranché. L'enceinte religieuse marque la première fermeture et, selon les ordres, règnent le silence complet ou la parole mesurée. Dehors le babil ; à l'intérieur la prière et la méditation. Alors, le profane s'interroger sur ce que peut être la solitude quand on a déjà été seul une partie du jour, ce qu'est le silence absolu quand on a à peine parlé. La chambre du commun, elle, accueille le repos d'un esprit agité par le monde. Elle est une rupture (1). Mais la cellule de San Marco est un approfondissement, la continuité de ce "hors-de" si radical qu'il devient un sujet de terreur (2). Comment se taire davantage ? Comment revenir plus avant encore à soi, tout en étant en lien avec l'Autre par excellence ?

    Plus qu'une chambre classique, la cellule monastique est l'endroit de celui qui l'habite, et le dénuement du lieu n'y est pas pour rien, paradoxalement. Nul besoin de signature, du bibelot au poster, du meuble au papier peint, puisque la spartialité et l'exiguïté sont les preuves même que le précieux est invisible. Il ne se montre vraiment que dans l'ordonnancement intérieur d'un esprit justement habité. La cellule n'est pas un havre ; sa finalité n'est pas le sommeil, moins encore l'oubli. Elle est incompréhensible en ce siècle qui accélère sa course vers l'amnésie.

    C'est donc avec trouble que l'on pénètre dans ces retraits de San Marco, et notre étonnement devant ce vide qui n'en est pas un est infiniment plus redoutable que notre ignorance théologique devant une des œuvres de Fra Angelico. Le mystère n'est pas toujours où l'on l'attend...

    (1)Mais faut-il encore l'écrire ainsi ? Comme tout le reste (l'univers ultra-moderne est totalitaire), elle concède au terrorisme technologique ; on y trouve maintenant la télé, la chaîne hi-fi, l'ordinateur, et le portable veille sur la table de chevet. Il n'y a plus de monde révoqué ; ce n'est plus possible. L'homme contemporain est à demeure dans le siècle, attachant son devenir à ses prothèses communicationnelles.

    (2)Je me souviens du témoignage de parents effondrés devant le désir carmélite de leur fille. Elle eût été porno star que leur affliction n'eût pas été pire.

  • La confusion des plans, Lewis Baltz

    Au jeu idiot des œuvres que l'on voudrait emporter sur une île déserte, outre le nu magnifique de Boubat, il y aurait aussi celle qui suit, de l'immense Lewis Baltz, disparu en novembre dernier.

     

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    Construction Detail, East Wall, Xerox, 1821 Dyer Road, Santa Ana (1974), from “The new Industrial Parks near Irvine, California." 

    En 1974, le photographe américain, figure majeure du mouvement New Topographics, vient explorer avec son objectif une zone industrielle californienne et, plutôt que de sonder, à la manière des Becher, dont il est proche, l'architecture complexe des espaces, il s'attache justement à ce qui, à première vue (1), n'accroche pas : les surfaces, les panneaux, la raideur métallique, l'étendue uniforme. C'est un peu comme s'il voulait abandonner le pittoresque en ce qu'il suppose une aspérité, un défaut, une variation pour l'intransigeante inquiétude de ce qu'on ne regarde jamais vraiment, puisque c'est toujours la même chose, sans relief.

    Le livre publié par Baltz est une des plus grandes merveilles qu'il soit donné de voir (2). Il y dévoile une intransigeance formelle fascinante. Alors que tant de clichés cherchent à faire entrer le bruit et l'agitation comme signe de la modernité ambiante, le photographe américain en creuse la singularité à travers le silence induit par la froideur des matières et des textures, comme le montrent assez clairement, je pense, les deux exemples suivants.

     

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    Mais, paradoxalement, l'œuvre la plus singulière de ce projet touche à la construction du mur est de Xerox. Les murs sont encore entre l'enduit et la peinture, une peinture qui semble avoir été étalée de manière anarchique. Les teintes ne sont pas unies. Outre ce désordre des surfaces et des chromatismes, on trouve un certain nombre d'éléments disparates : une porte, une échelle métallique, des bouts de bois, des parpaings. S'ajoute une avancée architecturale dont on détermine mal encore l'utilité. Il n'y a donc rien de bien extraordinaire. Ce n'est pas le sujet qui en impose mais son traitement. Le choix d'une posture frontale, avec une certaine distance qui aplatit la profondeur et use de la bordure noire inférieure pour, en quelque sorte, encadrer l'ensemble, tout cela donne à cette photo une allure de tableau, comme si ce qui avait pris par la lumière n'était en fait qu'une construction picturale. C'est en cela que je trouve ce cliché admirable. Il explore d'une manière tout à fait insolite la fameuse opposition entre la photo et la peinture. Non pas selon le mode ancien des pictorialistes de la fin du XIXe siècle, en essayant de "rattraper" le trop de vérité de la photo par un trucage tirant l'œuvre vers le tableau, mais en réussissant à composer un espace réel, avec son inévitable profondeur en une surface à deux plans, ce qui définit, selon Clement Greenberg, le modernisme en peinture...

    Dans cette photo convergent, d'une part, l'écrasement des volumes et la quasi neutralisation des objets en formes filant vers l'abstraction idéale (comme s'ils étaient "décharnés"), dans le sens où ils ne sont plus des fonctionnalités mais des expériences plastiques, et, d'autre part, la métamorphose du fond, du mur, en une toile imaginaire. Le travail inachevé, dans la réalité, devient une expérience abstraite. Laquelle expérience rappelle étrangement les peintures de l'expressionnisme abstrait américain, de Rauschenberg à Johns, en passant par de Kooning. Cet écho n'a rien de surprenant quand on sait que la première exposition de Baltz en 1971 est assurée par Leo Castelli, le même Castelli qui lança par la grâce d'un hasard à peine croyable, Jasper Johns en 1958.

    Ainsi, dans cette œuvre, le photographe ne singe pas, ne rattrape pas l'art pictural. Il ne trafique pas. Il prend le réel, dans toute sa brutalité et son inachèvement, le monde en chantier, pour le sublimer par la seule réflexion (au double sens du terme) de la distance à prendre face à lui. Plus que la technique, et Baltz n'en manque pas, c'est l'œil de l'artiste qui sidère. la grandeur d'un art tient certes à l'inattendu qui le sous-tend, mais plus encore à un inattendu ne procédant pas (ou le moins possible) d'une posture esthétique flagrante. La frontalité de la prise n'est pas pour rien dans la magie de ce cliché. Le point de vue cherche tellement l'impression de la neutralité qu'on est dérouté devant ce dépouillement, comme si l'objet photographique (l'instrument, l'appareil) s'absentait et qu'à la place notre regard se trouvait contrait de regarder ce qu'il ne peut pas voir. Non pas un art en soi, donné ou voulu comme tel (3), mais une construction qui détourne la banalité en tableau, l'inertie en drame (au sens grec de drama, une action). Cette confusion multiple (de la réalité à l'artistique, de l'inachevé en achevé -puisque l'œuvre est achevée, du désordre à l'ordonnancement, du tridimensionnel au bi-dimensionnel), tout photographe, je crois, aimerait un jour la rencontrer. Il ne s'agirait de copier Baltz. Plutôt d'être soi-même pris au piège de son illusion...  

     

    (1)Mais la photographie n'est pas la vue. Elle est une vue, une certaine vue. Une vue de la vue. Il y a toujours une distance supplémentaire puisque, contrairement à notre œil mobile, le cadre est fixe. C'est un cadrage...

    (2)Comme le sont, en faisant fi des questions de style, Paris la nuit de Brassaï, Americain Photographs de Walker Evans, Twentysix Gasoline Stations de Ed Ruscha ou Places d'Aaron Siskind...

    (3)Pour faire simple : ce mur barbouillé n'est pas du street art. Voilà pourquoi il prend un sens bien supérieur.

  • Caravage, l'entaille

     

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    Caravage, Saint François en méditation, Palazzo Barberini, 1603

     

    Il n'est pas le tableau que l'on remarque aussitôt quand on entre dans cette salle du palais Barberini. La Judith et le Narcisse l'éclipsent, et pour plusieurs raisons. On identifie tout de suite le sujet dans ces deux dernières œuvres ; le peintre fixe sur la toile l'acmé du récit ; stylistiquement, il joue les contrastes de telle façon que le contemplateur ne peut pas être saisi par la composition. Ces deux tableaux sont proprement spectaculaires. Il n'en est pas de même pour le saint François (1). Les couleurs y sont très homogènes et passablement ternes. La palette, réduite, participe d'une austérité visuelle qui donne à cette œuvre des airs de Zurbarán avant l'heure. Il faut reconnaître que le sujet et le thème choisis n'incitent ni à l'effervescence ni à la rêverie (2). C'est une vanité. Un genre convenu, à la rhétorique sans surprise. Le XVIIe siècle, et plus particulièrement le baroque, travaillera sans cesse cette angoissante vision de notre dépérissement et de notre mortalité. Si l'on ajoute que le saint choisi par Caravage est saint François d'Assise, l'humilité et la sobriété sont quasiment consubstantielles au sujet.

    Par un nouveau détour aux autres chefs d'œuvre de la salle, on cerne, au delà de la différence de style, une variation toute singulière qui prend notamment sa source dans le regard des personnages. Judith est véritablement fascinée par son geste, l'œil entre effroi et désir, qui prolonge la lame égorgeant Holopherne (dont la douleur est comme exorbitée de ne pouvoir accrocher le regard de son bourreau). Narcisse a les yeux clos. Il sonde l'insondable, qui est toujours au plus près de soi, dans ce qui est inaccessible. Le saint François, lui, est absorbé, la tête penchée vers le crâne. C'est l'aspiration méditative du vivant par le mort. Aspiration, dans une double acception : ce qui m'absorbe, à la limite de la terreur ; ce qui me prolonge et me fait penser au delà de moi-même. Saint François n'est pas un braillard élégiaque à la Hamlet (3). Le regard du saint est plongé dans les orbites creuses du crâne. Ces cavités sont les plus terrifiantes parce qu'irréductibles à la chair de surface. Le profond y est désigné comme tel par ce reste orbital, délimité par les os. Le miroir de l'âme, selon la métaphore classique, est un puits sans fond. «La maladie de la chair» (Bernard Noël) s'y révèle dans toute sa cruauté.

    Pour en atténuer la rigueur, le peintre a détourné le crâne. Le pire ne se voit pas, et surtout pas en face (4). Il se devine ; il s'imagine. Il ne peut pas être exemplaire et donc pas totalement exemplarisé, parce qu'il faut bien que tout le monde en fasse, un jour, une expérience propre, en propre. Le tableau du Caravage se déploie comme un imaginaire qui, malgré la rudesse du style, demeure en deçà de ce qui est/sera notre singulière relation à la mort (5).

    Le memento mori est un poncif, et Caravage n'est pas vraiment homme à se plier aux poncifs. Le lieu commun le dérange. Il compose en décomposant, en détournant. Si Poussin disait qu'il avait détruit la peinture, ce n'est pas seulement en considération de son réalisme stylistique fracassant, que personne d'autre n'a pu approché (6). Cette potentialité ravageuse (7) n'est pas seulement sensible, dans le formalisme de l'ensemble, l'éclat sombre des tons, l'effacement terrible de l'arrière-plan. Elle est aussi dans le dérangement de la forme scrupuleuse qui égratigne la netteté du tableau (8), empêchant qu'il se forme absolument, complètement. Précisons tout de suite que nous ne sommes pas dans le punctum de Barthes, ou le clin d'œil qui supposerait de la connivence avec celui qui regarde (à la manière de ces peintres qui se peignent dans la foule et nous regardent. Chez Caravage, il n'y a pas de jeu. La preuve en est que quand il se peint, c'est dans sa mortalité sacrificielle...). La tension dans l'univers du peintre prend souvent le chemin du détail, non pas réaliste, mais "glissant", comme une interpellation sourde. Ce sont les mains tendus de la vieille dans Judith, les pieds de la Madone des Pèlerins, le ventre gonflé de la Vierge, la jambe du cheval dans la conversion de Paul, les yeux fermés de Narcisse,...). Dans ce tableau, c'est le trou dans le vêtement du saint, le trou à l'épaule, qui forme comme une auréole de chair dont on pourrait trouver la correspondance dans ce qui illumine (un peu) le visage : la pommette droite.

    Certes, l'explication vraisemblable correspond à une allusion à la modestie de la mise comme métonymie de celle de François. Mais Caravage aurait pu se contenter de suggérer le lambeau, l'usure d'une manière moins crue, car, dans le fond, c'est moins le vêtement abîmé que l'on fixe que le corps surgissant, dans la clarté de sa carnation, comme une compensation à cette méditation autour d'un crâne. Cette trouée, ne serait-elle pas aussi le signe contradictoire du mort, et de notre mort, la résistance de la chair devant sa déchéance ? Cette trouée n'est-elle pas la négation, très relative sans doute, du vide orbital ? Ce que l'on veut abstraire ne se résout jamais à son abstraction. Du moins ne faut-il pas croire que l'histoire se fera d'elle-même. Le saint, d'ailleurs, peut-il la voir, cette déchirure qui, d'une certaine manière, lui tourne le dos ? Et la méditation, le long silence face à la mort, droit dans les orbites (puisque les yeux...) ne s'imposent-ils pas justement parce que la chair est toujours tentée de forcer l'habit, la croyance, Dieu, sa malédiction et sa miséricorde ? Il n'est pas question de soutenir que Caravage fait ici œuvre impie ou vaguement sacrilège. Il ordonne plutôt, sous une forme très particulière, le combat intérieur de chacun. Cette tache plus claire dans le tableau n'est pas un défi, une étrangeté dans son économie mais un élément de sa narration. Sans cette marque, la plongée en soi, et la question du corps oublié (c'est-à-dire relégué à sa moindre importance), n'ont pas le même sens. Le combat est toujours incertain et le saint, comme tous, doit relever le défi. 

    Ce n'est pas la pauvreté qui fait le sens de ce tableau, et la méditation sur l'éphémère de la vie, mais la question du reliquat de la chair, parce qu'à tout moment elle peut revenir réclamer son dû. Elle n'est pas sale, ni sordide. Elle a suffisamment de puissance pour ne pas être quantité négligeable. Caravage peint un tableau sombre, austère. Dès lors, la moindre échappée nous appelle. Ce n'est pas par un détail distrayant que ce détour se fait. Celui-ci renvoie au cœur même de son sujet, quasiment au centre de son tableau. Il ne s'agit pas d'une découverte dont on jouirait après une contemplation minutieuse mais une marque, un tatouage à l'envers, si visible et vraisemblable (la pauvreté...) qu'on oublierait presque qu'il est d'abord un acte de peinture, une différence chromatique pour une réaction oculaire, une entaille dans le règne de l'équilibre. C'est par l'irruption de la peinture comme peinture que Caravage fragilise l'ordre muet de la méditation. Il le fait sans grandiloquence. Il respecte, à sa façon, le silence du moment mais il capture notre regard pour que nous allions y voir de plus près (9). Et ce n'est pas à une forme très nette qu'il confie cette charge, à un objet aux contours assurés, à la visibilité identifiable. La chair est ici une surface. Elle n'a pas d'autre réalité que d'être. Son étendue est secondaire, sa "plasticité" aussi. Seul le pigment compte, et comme différence. Autant dire : comme question. 

    Une question à laquelle le peintre ne cherche pas à répondre puisqu'il n'en fait pas la lumière du tableau. Ce peu de chair ne sauve rien ; il n'éclaircit pas l'œuvre. il l'aggrave. Et quand, après avoir quitté la salle, le musée et Rome, de cette toile, dans la mémoire, au milieu d'une recomposition approximative d'un homme fermé sur lui-même, sorti d'un fond noir absolu, ressuscite d'abord ce stigmate de notre humaine condition, parce que, sans doute, la vie est-elle un enjeu plus tragique que la mort...

     

     

    (1)Du moins celui que nous évoquons car il en va tout autrement si l'on pense à la première œuvre de Caravage consacrée à ce père de l'Église, L'extase de saint François d'Assise, de 1594

     

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    Caravage, L'Extase de saint François d'Assise,  The Wadsworth Atheneum, Hartford, 1594

     (2)Même si le mot "rêverie" est discutable puisque cette activité n'est pas si anodine et légère. Il n'est pas question de rêvasser. l'esprit qui se détache de l'immédiat entre progressivement dans un autre rapport au monde. il n'est pas dans l'imaginaire, il n'est pas extatique, mais pose une distance par quoi les vicissitudes font écume, se rétractent au profit d'une intériorisation chargée de gravité. C'est d'ailleurs tout l'esprit des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau (dont les détracteurs, voltairiens en diable souvent, raillent les manières et la tendance évaporée, alors même qu'il s'agit d'un des livres les plus vigoureux du XVIIIe siècle.

    (3)La pièce de Shakespeare est écrite en 1601 mais publiée en 1603, l'année même où Caravage peint son tableau

    (4)La Rochefoucauld écrit dans ses Maximes  : "Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement."

    (5)Et l'on sent bien que la relation à la mort est fort éloignée de la relation de la mort puisque nous serons toujours absents de la relation de notre mort, du fait même que nous ne puissions pas dire "je suis mort" autrement que métaphoriquement.

    (6)Les pires peintres que je connaisse sont les caravagesques italiens : de Manfredi à Gentileschi en passant par Ambrosia ou Daniele Crespi. Leur nullité barbouilleuse réhausse pour le coup l'école de Bologne (les Carache et cie), grande rivale du maître inégalé.

    (7)Je ne puis manquer cette anecdote. Alors que j'écris ce billet, j'échange, pendant une pause, quelques SMS avec une mienne connaissance et le hasard d'une maladresse de frappe me renvoie une réponse savoureusement lacanienne : ca ravage. Qu'elle soit ici remerciée de son "erreur".

    (8)Ce que j'appelle "forme scrupuleuse" renvoie à l'étymologie du scrupulus. Le scrupulus est le petit caillou dans la chaussure, qui gêne notre marche.

    (9)Mutatis mutandis, nous serions comme saint Thomas désirant toucher la plaie du Christ. Or, un an auparavant, le peintre a fini L'incrédulité de saint Thomas, exposé aujourd'hui à Postdam.

  • Nicolas de Staël, hors-jeu

    "Quand tu reviendras, on ira voir des matchs ensemble. C'est absolument merveilleux. Personne là-bas ne joue pour gagner, si ce n'est à de rares moments de nerfs, où l'on se blesse.

    Entre ciel et terre sur l'herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi avec toute la présence que cela requiert en toute invraisemblance.
    Quelle joie ! René, quelle joie ! Alors j'ai mis en chantier toute l'équipe de France, de Suède et cela commence à se mouvoir un temps [sic] soit peu, si je trouvais un local grand comme la rue Gauchet, je mettrai 200 petits tableaux en route pour que la couleur sonne comme les affiches sur la nationale au départ de Paris..."

    Lettre à René Char, Paris, le 10 avril 1952

     

    Si l'on en croit ces quelques mots, l'enthousiasme footballistique, après une rencontre France-Suède, est donc à l'origine d'une série de toiles peintes en 1952 par Nicolas de Staël. Celle ci-dessous est un exemple parmi d'autres, ni meilleure, ni pire, mais représentative d'une certaine médiocrité de la série, quand on veut bien considérer l'émotion et la profondeur que ce peintre est capable d'explorer dans nombres de ses œuvres.

     

    stael les footballeurs 1952.jpg

    Les aplats marqués, l'épaisseur de la matière, la géométrie des formes : tout concourt à mettre en échec la réalité du sujet. Le statisme domine, là où sont censés émerger le mouvement du joueur et le sens du déhanchement : le dribble, quoi... Le corps à corps et le jeu des masses auraient mieux évoqué le pugilat de la mêlée, la sauvagerie des rucks, en somme : la bataille rugbystique. Il y a comme une disjonction entre l'art et son sujet revendiqué, un trop-plein du premier au détriment du second. Concentrant la représentation sur la percussion des corps, Nicolas de Stale donne l'impression que le football est un affrontement alors qu'il est plutôt une esquive, un choc, quand il s'agit plutôt de contourner. Devant ses toiles, on imagine moins les balancements de Di Stefano ou de Garrincha que la horde d'un XV déchaîné.

    Est-ce le résultat d'un engouement trop frénétique qui gâche la vitalité du peintre ? Est-ce le prosaïsme du sujet ? Est-ce l'épuisement de l'imaginaire sportif et de son imagerie qui affaiblit la puissance des toiles ? Devant ces peintures, l'ennui. À la fois trop figuratives et trop abstraites, elles manquent leur objet. On les regarde et on voudrait peut-être y accrocher des souvenirs, mais rien ne vient. La morne reconnaissance des acteurs épuise la rêverie, la tue dans l'œuf. Dommage...

     

     

  • Miroirs (III) : Hodler, l'infamilier

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    Ferdinand Hodler, Autoportrait, 1891Genève, Musée d’Art et d’Histoire,

     

    Les hommes ont-ils une apparence qui passerait le temps, alors que nous avons tendance à croire que les visages sont le fruit d'une époque et que nous n'avons qu'une lointaine ressemblance avec les têtes antiques ou les marquis emperruqués du XVIIe siècle ?

    C'est l'impression de déjà-vu qui domine dans cet autoportrait de Ferdinand Hodler qui traversa la deuxième partie du XIXe pour mourir en 1918, et dont la notoriété reste somme toute restreinte. Et ce fait n'est pas sans incidence, parce qu'il semblera d'abord au spectateur reconnaître en l'artiste cette figure attendue du bourgeois barbu, à la moustache apprêtée, une sorte de figure classique de la IIIe République. On le regarde de loin et l'on pense à Mallarmé (photographié par Nadar) ou à Huysmans (peint par Forain), comme si, dans le fond, Hodler ne pouvait pas être lui-même avant qu'on ne lise le cartel. Il est, d'une certaine manière, une figure, un être qui ne s'appartient pas mais dont l'apparence est une synthèse de son époque.

    Ce n'est pourtant pas à un homme de son temps qu'on l'associera le plus mais à un personnage de fiction : l'incroyable Mister Arkadin de Welles, héros éponyme d'un film souvent méconnu daté de 1955, dans lequel le génial réalisateur reprend le thème de l'omnipotent mystérieux qu'il avait quinze ans auparavant travaillé avec le magistral portrait de Charles Foster Kane. Et comme lui-même en vieillissant prendra de plus en plus les traits impérieux et menaçants de ses personnages, on est tenté de voir la prémonition un peu folle de l'irascible artiste, une parentèle (certes fausse) entre Hodler et Welles.

    Pourquoi prémonition un peu folle ? Il suffit de concentrer son attention sur le regard de Ferdinand Hodler : un regard tendu, saisi dans un mouvement brusque, quand la tête se retourne vers le spectateur. Celui-ci est comme dévisagé. A-t-on dérangé cet homme ? Lui avons-nous dit quelque chose qui le pousse à s'arrêter dans son élan ? Il revient vers nous. Ce n'est même, peut-être, que le premier temps d'un revirement plus dur, l'annonce d'une menace. Il n'a pas l'œil clair, le bleu acier glaçant, quasi caricature d'un assassin, mais il a la noirceur inquiète et inquiétant d'une personnalité imprévisible. À moins que ce ne soit tout le contraire : un effroi impalpable dont nous serions la cause. Nous sommes alors une menace, voire une monstruosité. En ce sens, l'œuvre de Hodler porte aussi, en creux, le visage inquiétant de celui qui regarde, le nôtre.

    La beauté de cet autoportrait tient donc à sa théâtralité, fût-elle incertaine dans son interprétation (1). Nous sommes loin, très loin de la pause et de la convenance. Il n'est pas question de donner l'image attendue, celle qui peut, platement, s'accrocher au mur, dans un mélange de componction et de morbidité. Hodler se veut vivant, peint dans ce qui n'est que le fruit d'un instant, l'instantané d'une histoire dont nous pourrions être, à notre façon, un protagoniste.

    Singulier souci de combattre l'inertie de la peinture, l'ordre terrible du miroir grâce à une disposition qui mélange la fuite et l'agression, comme si le bourgeois qu'il est avait envie de se montrer à travers un instant que l'œil, dans la réalité, ne pourrait saisir. Et de penser alors que nous avons là un exemple discret de l'influence photographique sur l'art pictural, un transfert dans un art ancien des possibilités nouvelles du temps découpé par le nouveau moyen pour rendre compte du monde et de nous-mêmes. Ce glissement fait passer l'autoportrait de la représentation à la mise en scène et plus on le regarde, plus cet homme d'un autre temps nous semble alors proche. Il concentre l'époque révolue et un souvenir présent, une histoire qui est la sienne et une expérience dont je suis sûr de l'avoir vécue. Je ne l'avais encore jamais vu, et pourtant je le connais. Il est fascinant. Je ne puis en détourner mon regard. C'est l'infamilier (2).

     

    (1)Sur la théâtralité en peinture, et sa neutralisation moderne, il faut lire Michael Fried, La Place du spectateur, Gallimard, 1990, dont le titre anglais est plus explicite : Absorption and theatrality

    (2)L'infamilier est le terme choisi par Jacques Nassif pour se rapprocher au mieux de l'unheimlich freudien que les premières traductions françaises ont si mal traduit par "l'inquiétante étrangeté".