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palais barberini

  • Caravage, l'entaille

     

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    Caravage, Saint François en méditation, Palazzo Barberini, 1603

     

    Il n'est pas le tableau que l'on remarque aussitôt quand on entre dans cette salle du palais Barberini. La Judith et le Narcisse l'éclipsent, et pour plusieurs raisons. On identifie tout de suite le sujet dans ces deux dernières œuvres ; le peintre fixe sur la toile l'acmé du récit ; stylistiquement, il joue les contrastes de telle façon que le contemplateur ne peut pas être saisi par la composition. Ces deux tableaux sont proprement spectaculaires. Il n'en est pas de même pour le saint François (1). Les couleurs y sont très homogènes et passablement ternes. La palette, réduite, participe d'une austérité visuelle qui donne à cette œuvre des airs de Zurbarán avant l'heure. Il faut reconnaître que le sujet et le thème choisis n'incitent ni à l'effervescence ni à la rêverie (2). C'est une vanité. Un genre convenu, à la rhétorique sans surprise. Le XVIIe siècle, et plus particulièrement le baroque, travaillera sans cesse cette angoissante vision de notre dépérissement et de notre mortalité. Si l'on ajoute que le saint choisi par Caravage est saint François d'Assise, l'humilité et la sobriété sont quasiment consubstantielles au sujet.

    Par un nouveau détour aux autres chefs d'œuvre de la salle, on cerne, au delà de la différence de style, une variation toute singulière qui prend notamment sa source dans le regard des personnages. Judith est véritablement fascinée par son geste, l'œil entre effroi et désir, qui prolonge la lame égorgeant Holopherne (dont la douleur est comme exorbitée de ne pouvoir accrocher le regard de son bourreau). Narcisse a les yeux clos. Il sonde l'insondable, qui est toujours au plus près de soi, dans ce qui est inaccessible. Le saint François, lui, est absorbé, la tête penchée vers le crâne. C'est l'aspiration méditative du vivant par le mort. Aspiration, dans une double acception : ce qui m'absorbe, à la limite de la terreur ; ce qui me prolonge et me fait penser au delà de moi-même. Saint François n'est pas un braillard élégiaque à la Hamlet (3). Le regard du saint est plongé dans les orbites creuses du crâne. Ces cavités sont les plus terrifiantes parce qu'irréductibles à la chair de surface. Le profond y est désigné comme tel par ce reste orbital, délimité par les os. Le miroir de l'âme, selon la métaphore classique, est un puits sans fond. «La maladie de la chair» (Bernard Noël) s'y révèle dans toute sa cruauté.

    Pour en atténuer la rigueur, le peintre a détourné le crâne. Le pire ne se voit pas, et surtout pas en face (4). Il se devine ; il s'imagine. Il ne peut pas être exemplaire et donc pas totalement exemplarisé, parce qu'il faut bien que tout le monde en fasse, un jour, une expérience propre, en propre. Le tableau du Caravage se déploie comme un imaginaire qui, malgré la rudesse du style, demeure en deçà de ce qui est/sera notre singulière relation à la mort (5).

    Le memento mori est un poncif, et Caravage n'est pas vraiment homme à se plier aux poncifs. Le lieu commun le dérange. Il compose en décomposant, en détournant. Si Poussin disait qu'il avait détruit la peinture, ce n'est pas seulement en considération de son réalisme stylistique fracassant, que personne d'autre n'a pu approché (6). Cette potentialité ravageuse (7) n'est pas seulement sensible, dans le formalisme de l'ensemble, l'éclat sombre des tons, l'effacement terrible de l'arrière-plan. Elle est aussi dans le dérangement de la forme scrupuleuse qui égratigne la netteté du tableau (8), empêchant qu'il se forme absolument, complètement. Précisons tout de suite que nous ne sommes pas dans le punctum de Barthes, ou le clin d'œil qui supposerait de la connivence avec celui qui regarde (à la manière de ces peintres qui se peignent dans la foule et nous regardent. Chez Caravage, il n'y a pas de jeu. La preuve en est que quand il se peint, c'est dans sa mortalité sacrificielle...). La tension dans l'univers du peintre prend souvent le chemin du détail, non pas réaliste, mais "glissant", comme une interpellation sourde. Ce sont les mains tendus de la vieille dans Judith, les pieds de la Madone des Pèlerins, le ventre gonflé de la Vierge, la jambe du cheval dans la conversion de Paul, les yeux fermés de Narcisse,...). Dans ce tableau, c'est le trou dans le vêtement du saint, le trou à l'épaule, qui forme comme une auréole de chair dont on pourrait trouver la correspondance dans ce qui illumine (un peu) le visage : la pommette droite.

    Certes, l'explication vraisemblable correspond à une allusion à la modestie de la mise comme métonymie de celle de François. Mais Caravage aurait pu se contenter de suggérer le lambeau, l'usure d'une manière moins crue, car, dans le fond, c'est moins le vêtement abîmé que l'on fixe que le corps surgissant, dans la clarté de sa carnation, comme une compensation à cette méditation autour d'un crâne. Cette trouée, ne serait-elle pas aussi le signe contradictoire du mort, et de notre mort, la résistance de la chair devant sa déchéance ? Cette trouée n'est-elle pas la négation, très relative sans doute, du vide orbital ? Ce que l'on veut abstraire ne se résout jamais à son abstraction. Du moins ne faut-il pas croire que l'histoire se fera d'elle-même. Le saint, d'ailleurs, peut-il la voir, cette déchirure qui, d'une certaine manière, lui tourne le dos ? Et la méditation, le long silence face à la mort, droit dans les orbites (puisque les yeux...) ne s'imposent-ils pas justement parce que la chair est toujours tentée de forcer l'habit, la croyance, Dieu, sa malédiction et sa miséricorde ? Il n'est pas question de soutenir que Caravage fait ici œuvre impie ou vaguement sacrilège. Il ordonne plutôt, sous une forme très particulière, le combat intérieur de chacun. Cette tache plus claire dans le tableau n'est pas un défi, une étrangeté dans son économie mais un élément de sa narration. Sans cette marque, la plongée en soi, et la question du corps oublié (c'est-à-dire relégué à sa moindre importance), n'ont pas le même sens. Le combat est toujours incertain et le saint, comme tous, doit relever le défi. 

    Ce n'est pas la pauvreté qui fait le sens de ce tableau, et la méditation sur l'éphémère de la vie, mais la question du reliquat de la chair, parce qu'à tout moment elle peut revenir réclamer son dû. Elle n'est pas sale, ni sordide. Elle a suffisamment de puissance pour ne pas être quantité négligeable. Caravage peint un tableau sombre, austère. Dès lors, la moindre échappée nous appelle. Ce n'est pas par un détail distrayant que ce détour se fait. Celui-ci renvoie au cœur même de son sujet, quasiment au centre de son tableau. Il ne s'agit pas d'une découverte dont on jouirait après une contemplation minutieuse mais une marque, un tatouage à l'envers, si visible et vraisemblable (la pauvreté...) qu'on oublierait presque qu'il est d'abord un acte de peinture, une différence chromatique pour une réaction oculaire, une entaille dans le règne de l'équilibre. C'est par l'irruption de la peinture comme peinture que Caravage fragilise l'ordre muet de la méditation. Il le fait sans grandiloquence. Il respecte, à sa façon, le silence du moment mais il capture notre regard pour que nous allions y voir de plus près (9). Et ce n'est pas à une forme très nette qu'il confie cette charge, à un objet aux contours assurés, à la visibilité identifiable. La chair est ici une surface. Elle n'a pas d'autre réalité que d'être. Son étendue est secondaire, sa "plasticité" aussi. Seul le pigment compte, et comme différence. Autant dire : comme question. 

    Une question à laquelle le peintre ne cherche pas à répondre puisqu'il n'en fait pas la lumière du tableau. Ce peu de chair ne sauve rien ; il n'éclaircit pas l'œuvre. il l'aggrave. Et quand, après avoir quitté la salle, le musée et Rome, de cette toile, dans la mémoire, au milieu d'une recomposition approximative d'un homme fermé sur lui-même, sorti d'un fond noir absolu, ressuscite d'abord ce stigmate de notre humaine condition, parce que, sans doute, la vie est-elle un enjeu plus tragique que la mort...

     

     

    (1)Du moins celui que nous évoquons car il en va tout autrement si l'on pense à la première œuvre de Caravage consacrée à ce père de l'Église, L'extase de saint François d'Assise, de 1594

     

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    Caravage, L'Extase de saint François d'Assise,  The Wadsworth Atheneum, Hartford, 1594

     (2)Même si le mot "rêverie" est discutable puisque cette activité n'est pas si anodine et légère. Il n'est pas question de rêvasser. l'esprit qui se détache de l'immédiat entre progressivement dans un autre rapport au monde. il n'est pas dans l'imaginaire, il n'est pas extatique, mais pose une distance par quoi les vicissitudes font écume, se rétractent au profit d'une intériorisation chargée de gravité. C'est d'ailleurs tout l'esprit des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau (dont les détracteurs, voltairiens en diable souvent, raillent les manières et la tendance évaporée, alors même qu'il s'agit d'un des livres les plus vigoureux du XVIIIe siècle.

    (3)La pièce de Shakespeare est écrite en 1601 mais publiée en 1603, l'année même où Caravage peint son tableau

    (4)La Rochefoucauld écrit dans ses Maximes  : "Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement."

    (5)Et l'on sent bien que la relation à la mort est fort éloignée de la relation de la mort puisque nous serons toujours absents de la relation de notre mort, du fait même que nous ne puissions pas dire "je suis mort" autrement que métaphoriquement.

    (6)Les pires peintres que je connaisse sont les caravagesques italiens : de Manfredi à Gentileschi en passant par Ambrosia ou Daniele Crespi. Leur nullité barbouilleuse réhausse pour le coup l'école de Bologne (les Carache et cie), grande rivale du maître inégalé.

    (7)Je ne puis manquer cette anecdote. Alors que j'écris ce billet, j'échange, pendant une pause, quelques SMS avec une mienne connaissance et le hasard d'une maladresse de frappe me renvoie une réponse savoureusement lacanienne : ca ravage. Qu'elle soit ici remerciée de son "erreur".

    (8)Ce que j'appelle "forme scrupuleuse" renvoie à l'étymologie du scrupulus. Le scrupulus est le petit caillou dans la chaussure, qui gêne notre marche.

    (9)Mutatis mutandis, nous serions comme saint Thomas désirant toucher la plaie du Christ. Or, un an auparavant, le peintre a fini L'incrédulité de saint Thomas, exposé aujourd'hui à Postdam.

  • En soi, Caravage

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    Caravage, Narcisse, 1599, Palais Barberini, Rome

     

    Se rappeler d'abord l'histoire racontée par Ovide, dans Les Métamorphoses

     

    Comme cette nymphe [Écho], d'autres, nées dans les eaux ou sur les montagnes, et auparavant une foule de jeunes hommes s'étaient vus dédaignés par Narcisse. Aussi une victime de ses mépris, levant les mains vers le ciel, s'écria : « Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l'objet de son amour ! » La déesse de Rhamnonte exauça cette juste prière. Il y avait une source limpide dont les eaux brillaient comme de l'argent ; jamais les pâtres ni les chèvres qu'ils faisaient paître sur la montagne, ni aucun autre bétail ne l'avaient effleurée, jamais un oiseau, une bête sauvage ou un rameau tombé d'un arbre n'en avait troublé la pureté. Tout alentour s'étendait un gazon dont ses eaux entretenaient la vie par leur voisinage, et une forêt qui empêchait le soleil d'attiédir l'atmosphère du lieu. Là le jeune homme [Narcisse], qu'une chasse ardente et la chaleur du jour avaient fatigué, vint se coucher sur la terre, séduit parla beauté du site et par la fraîcheur de la source. Il veut apaiser sa soif ; mais il sent naître en lui une soif nouvelle ; tandis qu'il boit, épris de son image, qu'il aperçoit dans l'onde, il se passionne pour une illusion sans corps ; il prend pour un corps ce qui n'est que de l'eau; il s'extasie devant lui-même ; il demeure immobile, le visage impassible, semblable à une statue taillée dans le marbre de Paros. Étendu sur le sol, il contemple ses yeux, deux astres, sa chevelure digne de Bacchus et non moins digne d'Apollon, ses joues lisses,son cou d'ivoire, sa bouche gracieuse, son teint qui à un éclat vermeil unit une blancheur de neige ; enfin il admire tout ce qui le rend admirable. Sans s'en douter, il se désire lui-même; il est l'amant et l'objet aimé, le but auquel s'adressent ses vœux; les feux qu'il cherche à allumer sont en même temps ceux qui le brûlent. Que de fois il donne de vains baisers à cette source fallacieuse ! Que de fois, pour saisir son cou, qu'il voyait au milieu des eaux, il y plongea ses bras, sans pouvoir s'atteindre ! Que voit-il ? Il l'ignore ; mais ce qu'il voit le consume ; la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Crédule enfant, pourquoi t'obstines-tu vainement à saisir une image fugitive? Ce que tu recherches n'existe pas ; l'objet que tu aimes, tourne-toi et il s'évanouira. Le fantôme que tu aperçois n'est que le reflet de ton image ; sans consistance par soi-même, il est venu et demeure avec toi ; avec toi il va s'éloigner, si tu peux t'éloigner.(1)

     

    La beauté du récit, sa dramatisation qui se prolongera jusqu'à la tragique dissolution de l'être, font de ces quelques lignes une pure merveille. Elles ont ouvert sur la thématique désormais archi-connue du narcissisme, dont la société postmoderne hédoniste fait ses choux gras. Et l'œil qui fascine (2) se transforme en nombril. On pense alors à tout ce que la psychologie et la psychanalyse ont exploité en la matière, sans parler de l'érotisme, si l'on veut bien relire la retorse Histoire de l'œil de Bataille.

    C'est sans doute de venir au palais Barberini avec autant de valises qui fait que le point crucial du tableau du Caravage aura mise autant de temps à poindre. Toujours la même question, dans le fond : qu'es-tu capable d'accepter qui te dérange ? dans quelle mesure la tentation de l'ignorance, sous le vernis du savoir, te mène loin ? loin de la réalité, loin de toi, loin des autres (en bien comme en mal). Il faut pourtant se méfier de ce peintre, de sa forme ultime d'art, comme point suprême de ralliement d'une envie de vivre et d'une terrible lucidité.

    Le tableau n'est pas spectaculaire, s'il faut oser ce paradoxe. Il lui manque, à première vue (!), une force dramatique, une tension brusque pour une attention remarquable. On lui préfère, en ce lieu muséal, le serpent de la Madone des Palefreniers, par exemple. Il y a une forme d'injustice devant un tel chef d'œuvre à ne pas être plus attentif. Dans cette histoire, on regarde l'eau, le reflet. On connaît, se dit-on, le fin mot de l'affaire, et le tour est joué. Erreur. Caravage n'en fait qu'à sa tête. Il détourne, et démonte donc, le texte. Il en donne sa version. Une version, ni plus belle ni plus profonde que celle du texte d'Ovide, ce n'est pas la question, mais une version qui creuse un autre sillon du lien que nous créons avec le mythe.

    Dire qu'il n'y a pas de tension est d'abord une erreur. Il faut regarder le bras de Narcisse dans sa verticalité franche. Dans la même pièce (mais le proche est souvent le plus lointain...) du musée, il suffit de faire quelques mètres et l'on retrouve son semblable, mortifié d'une terrible fin : Holopherne cédant sous le coup de Judith...

     

     

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    Judith tuant Holopherne, 1598, Palais Barberini

    Ainsi Narcisse est-il, en partie, le compagnon d'infortune d'un cruel qui se croyait au-dessus des lois et qui le paie de son sang. Le calme et la légèreté du cadre dans lequel Narcisse est peint ne sont que des apparences, des semblants de quiétude. On pourrait dire alors que c'est justement cet ensemble délicat qui projette un trouble invisible sur l'eau. Le bras s'appuie au sol, alors même que l'histoire se joue dans l'eau (3). L'autre main sert aussi, formant un cadre supplémentaire, un tableau dans le tableau, une mise en abyme, dont la ligne d'horizon n'en est pas une, dont la ligne horizontale n'est pas une perspective mais une ligne de partage, et plus encore : une limite, une déchirure, une faille qui ouvre à la fausse ressemblance, au semblable factice... On s'y perd, en fait, et le résultat sera terrible.

    Mais tout cela n'est rien à côté de l'élément qui forme le cœur de l'étonnement. Narcisse a les yeux fermés. Les yeux fermés...

    Le regard, chez Caravage, n'est pas rien. C'est le dramatique par excellence, ce par quoi la vieille qui assiste Judith dans son crime jouit de la vengeance, ce par quoi l'autoportrait en Goliath décapité devient un cri abominable de souffrance. Les yeux, le savoir des yeux. Pas leur expressivité, seulement. Un élément moteur.

    Narcisse mourrait de se regarder mais le peintre le représente paupières closes. Est-ce l'indication de la disparition prochaine ? Peut-être. À moins que ce ne soit la captation de ce moment d'orgueil où le plaisir de se regarder recourt à l'œil clos, comme un plaisir muet et ravi ? Peut-être.

    Mais ne faudrait-il pas y lire une autre signification, un autre motif que la perdition promise à qui trop se regarde, à qui cède à trop de contemplation fabuleuse ? Caravage laisse le miroir de côté et fouille ailleurs, dévoile un sens supplémentaire à la commune mésaventure de Narcisse. Ce dont il est le signe porte non seulement sur le désir de se voir, pas la peine d'y revenir, mais aussi sur le désir de ne pas se voir. Tel est le secret, double, du trouble narcissique : ne voir que soi, et n'être pas capable de se regarder en face. Se gonfler de toute sa suffisance et ignorer sa réalité, être au-delà et en-deçà de soi. Le Narcisse n'est pas seulement l'être qui ne veut que soi en finalité ; il est celui qui, pour y parvenir, doit faire de sa propre personne le point aveugle du tableau. Il est le faux sage (4) qui ne peut arriver à rien d'autre qu'à se supprimer.

    Caravage a choisi cette discrète expérience. La moins spectaculaire, la plus étrange, la plus intime, celle qui nous renvoie à nos propres mensonges, à l'inamicale rêverie dans laquelle nous nous plongeons parfois, tant il arrive souvent que nous soyons notre pire ennemi.

     

     

     

    (1)Traduction Georges Lafaye, édition des Belles Lettres.

    (2)On reconnaîtra là une allusion au poème de Baudelaire À une passante dont la thématique oculaire est centrale, et tout aussi douloureuse

    (3)Un peu comme l'inscription funéraire de Keats, à Rome, au cimetière protestant : Here lies one whose name was written in water (ci-git celui dont le nom était écrit dans l'eau).

    (4)À l'inverse de Tirésias, et même d'Œdipe arrivé au bout de son hybris...

     

     

  • Un écart de Lippi

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    Lippi, Annonciation avec deux donateurs, ca 1440, Palais Barberini, Rome

     

    Le sujet du tableau est banal, et clair, apparemment. L'archange Gabriel vient annoncer la bonne nouvelle à Marie, qui accueille avec sérénité son nouvel état. Elle accepte le lys qu'il lui tend. Nous ne sommes plus dans les contorsions du corps, quand il s'étonne, comme chez Martini ou Boticelli. Lippi s'en tient, sur ce plan, à une théâtralisation minimale, comme si l'événement s'inscrivait dans l'ordre du monde (ce qui est le cas, dans la logique religieuse : Dieu est bien ce qu'il est et ses actes vont de soi...). L'ange est modeste, dans sa taille et dans sa tenue ; Marie d'une délicatesse sans ostentation. Lippi, qui est encore Fra Lippi, est dans son élément.

    Comme s'en est instaurée la tradition, cette scène historique (au sens où un texte canonique l'inscrit dans un espace et un temps supposés. Je n'entends pas ici qu'elle fut.) est réactualisée. L'Annonciation est d'une certaine manière de toute éternité. Elle est le moment originel d'une nouvelle ère, laquelle se prolonge et ne sera close qu'à l'heure de la parousie. Pour l'heure, elle se répète symboliquement puisque la présence/absence du Christ fait partie de la vie chrétienne. Dans ce sens, il ne faut pas s'étonner de l'incohérence réaliste qui donne à Marie les traits d'une femme renaissante (1) et au décor les apparences d'une demeure du Xve siècle. Ce n'est pas la misère, diront certains. Il y a une forme ostentatoire de grandeur : la taille des pièces, les arcades, les colonnes, des statues, les chapiteaux sculptés. Demeure seigneuriale, sans aucun doute. Tout le mouvement qui œuvre à l'exaltation du beau est là : la puissance de l'esprit est encore à venir, car Lippi apparaît bien avant que les plus grands noms n'aient peint quoi que ce soit (il sera le maître de Boticelli).

    Admiration pour la Vierge, certes... Pourtant, lorsqu'on est face au tableau, l'œil est saisi d'un trouble singulier. Le souci d'équilibre revendiqué par le peintre est comme battu en brèche et l'on cherche longtemps pourquoi. Sans doute parce que ce n'est pas un détail, un lapsus iconologique, mais un point beaucoup plus important, plus visible, d'une certaine manière, touchant à la composition. C'est une question de perspective.

    La perspective a beaucoup passionné la Renaissance et Brunelleschi, en 1415, en travaillant autour du baptistère de Florence, a mis au point le mode de représentation centrale (2). Au delà de l'effet de réalité qu'elle instaure, elle est un instrument permettant aux artistes par la succession des plans (d'où l'importance alors de l'architecture comme signe de l'époque certes mais aussi comme matériau de la construction proprement picturale quand il s'agit d'établir la profondeur). Si l'on observe le tableau de Lippi, on distingue bien que les principes mathématiques ne sont pas totalement maîtrisés. Le bas de l'œuvre (c'est-à-dire le proche) tombe un peu. La Vierge se prépare à la glissade. Peu importe. En revanche, sa position verticale intrigue. Marie n'est pas exactement au centre mais légèrement décalée vers la droite, pour le spectateur, et, au centre, justement, une ouverture de l'espace fermé du lieu vers la nature, pleine, touffue.

    Cet écart laisse la porte ouverte au point de fuite, à ce qui nous échappe, à l'insondable de l'œil, à ce défi (provisoire) de la peinture : non pas l'au-delà spirituel qui attendrait le pèlerin, le repenti ou le croyant qui n'a jamais douté, mais cette autre au-delà, bien ancré dans le monde, cet ailleurs que l'on sait être sans jamais avoir pu le vérifier (3). La Vierge partagerait donc le sens, dans sa spiritualité divine (ou quasi), avec la question même de la peinture, de ce que celle-ci explore, en plans successifs, la constitution du monde et, d'une certaine façon, son infinité. Dès se pose la question même du sujet ? Lippi s'en tient-il au seul aspect traditionnel de l'Annonce, la mise en scène d'un fait ? Ou bien, explore-t-il, par le détour de l'écart, d'un monde nouveau, dans l'appropriation artistique qu'on peut en faire ? Et dans ce cas, à côté du discours religieux le plus visible, n'y aurait-il pas une approche déguisée autour de la peinture elle-même ? On sait la jouissance qu'éprouvait Ucello à construire de belles perspectives. N'est-ce pas le cas ici aussi ?

    Dès lors la peinture devient, outre le sujet virginal, l'autre sujet du tableau : ce qu'elle peut faire, dans notre rapport au monde, ce qu'elle peut rendre du monde, en lui empruntant ses apparences. Étrange expérience de contemplateur qui, une fois saisi de cet appel vers la nature, vers les arbres, ne peut s'en détacher, au détriment du premier plan. La perspective devient un sujet en soi : la forme, comme discours, lutte avec/contre le fond, comme surface, et la question se pose autour cette tentation ouverte par cette nouvelle approche du monde, ce nouveau modus operandi de la mimesis. N'aurait-il pas été, parfois, un objet de fascination (4) ? C'est à ce titre que le spectateur reste longtemps devant cette si belle Madone, démuni face à une telle audace dont il suppose qu'elle n'a pas été pensée mais vécue. Et plutôt qu'au travail de l'artiste, on pense à l'artiste travaillé, ce qui ne retire rien à sa grandeur, travaillé comme un désir lointain, aimanté par une intuition qui fera son chemin, l'un des plus féconds de l'art occidental...



     

    (1)Ce qui, ainsi écrit, ne manque pas de sel, puisqu'elle est la nouvelle Ève, le rachat du péché, le retour à la pureté, l'Immaculée Conception.

    (2)Ce n'est qu'un mode de représentation, pas la restitution réelle du monde. Panofsky, dans La Perspective comme forme symbolique, ou Damisch, dans La Perspective, ont très bien montré, dans des registres différents, qu'elle était le reflet d'une certaine manière de voir le monde. Une question d'optique, à tout le moins.

    (3)Comment sais-je que Batugada existe, moi qui n'y suis jamais allé, moi qui n'en ai jamais vu la moindre photo... Un nom sur une carte. Mais je sais...

    (4)Ce qu'elle ne manque évidemment pas d'être avec la fameuse L'Annonciation de Vinci. 

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    Vinci, Annonciation, 1473-475, Les Offices, Florence

     

     




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