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mythe

  • La littérature dans le siècle (I) : intérieur

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    On aime statufier, c'est ainsi. Certains y verront une sorte d'académisme multi-séculaire. Pourquoi pas ? Pendant longtemps, ces œuvres ont servi de repères. Le citoyen, ou le simple voyageur, pouvait les admirer (ou en rire, qui sait ?) dans les carrefours, sur les places, à l'entrée des villes, devant les monuments majeurs. Il y avait toujours quelque chose de guindé, de terriblement établi. La statue, c'était le stable. Elle portait la durée et l'honneur. Elle était dévolue au pouvoir, d'une certaine manière et par exemple, lorsqu'on voit tous les artistes représentés dans la cour si longue que forment les arcades des Offices, on sait fort bien qu'il y a une dévotion par quoi Pisano ou Giotto appartiennent à une essence remarquable. Ils sont plus qu'eux-mêmes.

    Ces considérations ne conviennent plus à une époque comme la nôtre. Il faut ramener l'exception à la banalité (1). C'est sans doute ce qui explique cette tendance à nous offrir des hommages contextualisés, des sortes de happenings figés, de bronze, plus ou moins dorés. Tout à fait charmant, cela.

    À Salamanque, par exemple, dans le café Novelty, GonzaloTorrente Ballester siège à sa table de prédilection. La pose est sans affectation mais la mise montre que l'homme ne s'est jamais laissé aller à la négligence. L'écrivain est dans toute sa stéréotypie. Homme de repli et de travail dans le silence, il dispose de son temps libre pour aller au café, poursuivre la tradition de ce qui fut d'abord une institution française. Cette statue illustrerait donc une certaine idée de la mythologie des écrivains telle qu'elle s'est développée à partir du milieu du XIXe. Le(s) propriétaire(s) du lieu a/ont participé, à la place qui est la leur, à l'épanouissement de l'artiste. Il était donc normal que celui qui assura si longtemps le service auprès du prix Cervantès en tirât un certain bénéfice. Tout travail mérite salaire. 

    C'est un hommage à usage privé en quelque sorte. Le désormais silencieux Ballester devient une curiosité, un produit d'appel, une démarcation. Il faut bien qu'à un moment la littérature serve à quelque chose...


    (1)Alors même qu'on nous vend pour exceptionnel le premier imbécile qui passe la télévision... Mais le paradoxe n'est qu'apparent. Celui qu'on rabaisse n'a pas eu besoin de l'espace médiatique ; celui que l'on hausse n'en est que le produit. Il faut bien vendre sa marchandise...

  • En soi, Caravage

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    Caravage, Narcisse, 1599, Palais Barberini, Rome

     

    Se rappeler d'abord l'histoire racontée par Ovide, dans Les Métamorphoses

     

    Comme cette nymphe [Écho], d'autres, nées dans les eaux ou sur les montagnes, et auparavant une foule de jeunes hommes s'étaient vus dédaignés par Narcisse. Aussi une victime de ses mépris, levant les mains vers le ciel, s'écria : « Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l'objet de son amour ! » La déesse de Rhamnonte exauça cette juste prière. Il y avait une source limpide dont les eaux brillaient comme de l'argent ; jamais les pâtres ni les chèvres qu'ils faisaient paître sur la montagne, ni aucun autre bétail ne l'avaient effleurée, jamais un oiseau, une bête sauvage ou un rameau tombé d'un arbre n'en avait troublé la pureté. Tout alentour s'étendait un gazon dont ses eaux entretenaient la vie par leur voisinage, et une forêt qui empêchait le soleil d'attiédir l'atmosphère du lieu. Là le jeune homme [Narcisse], qu'une chasse ardente et la chaleur du jour avaient fatigué, vint se coucher sur la terre, séduit parla beauté du site et par la fraîcheur de la source. Il veut apaiser sa soif ; mais il sent naître en lui une soif nouvelle ; tandis qu'il boit, épris de son image, qu'il aperçoit dans l'onde, il se passionne pour une illusion sans corps ; il prend pour un corps ce qui n'est que de l'eau; il s'extasie devant lui-même ; il demeure immobile, le visage impassible, semblable à une statue taillée dans le marbre de Paros. Étendu sur le sol, il contemple ses yeux, deux astres, sa chevelure digne de Bacchus et non moins digne d'Apollon, ses joues lisses,son cou d'ivoire, sa bouche gracieuse, son teint qui à un éclat vermeil unit une blancheur de neige ; enfin il admire tout ce qui le rend admirable. Sans s'en douter, il se désire lui-même; il est l'amant et l'objet aimé, le but auquel s'adressent ses vœux; les feux qu'il cherche à allumer sont en même temps ceux qui le brûlent. Que de fois il donne de vains baisers à cette source fallacieuse ! Que de fois, pour saisir son cou, qu'il voyait au milieu des eaux, il y plongea ses bras, sans pouvoir s'atteindre ! Que voit-il ? Il l'ignore ; mais ce qu'il voit le consume ; la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Crédule enfant, pourquoi t'obstines-tu vainement à saisir une image fugitive? Ce que tu recherches n'existe pas ; l'objet que tu aimes, tourne-toi et il s'évanouira. Le fantôme que tu aperçois n'est que le reflet de ton image ; sans consistance par soi-même, il est venu et demeure avec toi ; avec toi il va s'éloigner, si tu peux t'éloigner.(1)

     

    La beauté du récit, sa dramatisation qui se prolongera jusqu'à la tragique dissolution de l'être, font de ces quelques lignes une pure merveille. Elles ont ouvert sur la thématique désormais archi-connue du narcissisme, dont la société postmoderne hédoniste fait ses choux gras. Et l'œil qui fascine (2) se transforme en nombril. On pense alors à tout ce que la psychologie et la psychanalyse ont exploité en la matière, sans parler de l'érotisme, si l'on veut bien relire la retorse Histoire de l'œil de Bataille.

    C'est sans doute de venir au palais Barberini avec autant de valises qui fait que le point crucial du tableau du Caravage aura mise autant de temps à poindre. Toujours la même question, dans le fond : qu'es-tu capable d'accepter qui te dérange ? dans quelle mesure la tentation de l'ignorance, sous le vernis du savoir, te mène loin ? loin de la réalité, loin de toi, loin des autres (en bien comme en mal). Il faut pourtant se méfier de ce peintre, de sa forme ultime d'art, comme point suprême de ralliement d'une envie de vivre et d'une terrible lucidité.

    Le tableau n'est pas spectaculaire, s'il faut oser ce paradoxe. Il lui manque, à première vue (!), une force dramatique, une tension brusque pour une attention remarquable. On lui préfère, en ce lieu muséal, le serpent de la Madone des Palefreniers, par exemple. Il y a une forme d'injustice devant un tel chef d'œuvre à ne pas être plus attentif. Dans cette histoire, on regarde l'eau, le reflet. On connaît, se dit-on, le fin mot de l'affaire, et le tour est joué. Erreur. Caravage n'en fait qu'à sa tête. Il détourne, et démonte donc, le texte. Il en donne sa version. Une version, ni plus belle ni plus profonde que celle du texte d'Ovide, ce n'est pas la question, mais une version qui creuse un autre sillon du lien que nous créons avec le mythe.

    Dire qu'il n'y a pas de tension est d'abord une erreur. Il faut regarder le bras de Narcisse dans sa verticalité franche. Dans la même pièce (mais le proche est souvent le plus lointain...) du musée, il suffit de faire quelques mètres et l'on retrouve son semblable, mortifié d'une terrible fin : Holopherne cédant sous le coup de Judith...

     

     

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    Judith tuant Holopherne, 1598, Palais Barberini

    Ainsi Narcisse est-il, en partie, le compagnon d'infortune d'un cruel qui se croyait au-dessus des lois et qui le paie de son sang. Le calme et la légèreté du cadre dans lequel Narcisse est peint ne sont que des apparences, des semblants de quiétude. On pourrait dire alors que c'est justement cet ensemble délicat qui projette un trouble invisible sur l'eau. Le bras s'appuie au sol, alors même que l'histoire se joue dans l'eau (3). L'autre main sert aussi, formant un cadre supplémentaire, un tableau dans le tableau, une mise en abyme, dont la ligne d'horizon n'en est pas une, dont la ligne horizontale n'est pas une perspective mais une ligne de partage, et plus encore : une limite, une déchirure, une faille qui ouvre à la fausse ressemblance, au semblable factice... On s'y perd, en fait, et le résultat sera terrible.

    Mais tout cela n'est rien à côté de l'élément qui forme le cœur de l'étonnement. Narcisse a les yeux fermés. Les yeux fermés...

    Le regard, chez Caravage, n'est pas rien. C'est le dramatique par excellence, ce par quoi la vieille qui assiste Judith dans son crime jouit de la vengeance, ce par quoi l'autoportrait en Goliath décapité devient un cri abominable de souffrance. Les yeux, le savoir des yeux. Pas leur expressivité, seulement. Un élément moteur.

    Narcisse mourrait de se regarder mais le peintre le représente paupières closes. Est-ce l'indication de la disparition prochaine ? Peut-être. À moins que ce ne soit la captation de ce moment d'orgueil où le plaisir de se regarder recourt à l'œil clos, comme un plaisir muet et ravi ? Peut-être.

    Mais ne faudrait-il pas y lire une autre signification, un autre motif que la perdition promise à qui trop se regarde, à qui cède à trop de contemplation fabuleuse ? Caravage laisse le miroir de côté et fouille ailleurs, dévoile un sens supplémentaire à la commune mésaventure de Narcisse. Ce dont il est le signe porte non seulement sur le désir de se voir, pas la peine d'y revenir, mais aussi sur le désir de ne pas se voir. Tel est le secret, double, du trouble narcissique : ne voir que soi, et n'être pas capable de se regarder en face. Se gonfler de toute sa suffisance et ignorer sa réalité, être au-delà et en-deçà de soi. Le Narcisse n'est pas seulement l'être qui ne veut que soi en finalité ; il est celui qui, pour y parvenir, doit faire de sa propre personne le point aveugle du tableau. Il est le faux sage (4) qui ne peut arriver à rien d'autre qu'à se supprimer.

    Caravage a choisi cette discrète expérience. La moins spectaculaire, la plus étrange, la plus intime, celle qui nous renvoie à nos propres mensonges, à l'inamicale rêverie dans laquelle nous nous plongeons parfois, tant il arrive souvent que nous soyons notre pire ennemi.

     

     

     

    (1)Traduction Georges Lafaye, édition des Belles Lettres.

    (2)On reconnaîtra là une allusion au poème de Baudelaire À une passante dont la thématique oculaire est centrale, et tout aussi douloureuse

    (3)Un peu comme l'inscription funéraire de Keats, à Rome, au cimetière protestant : Here lies one whose name was written in water (ci-git celui dont le nom était écrit dans l'eau).

    (4)À l'inverse de Tirésias, et même d'Œdipe arrivé au bout de son hybris...

     

     

  • Caravage, le Diable au corps

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    Caravage, Bacchus malade, Palais Borghese, Rome (1593)

     

    Le mythe est un besoin de recomposition, comme Isis eut besoin de rassembler les membres dispersés du corps d'Osiris. C'est la mort et sa sublimation, une sorte de défaite retournée par l'orgueil, et lorsque des éléments du passé nous attachent à eux dans un degré tel qu'ils vous semblent partie de vous-même, nul doute qu'ils ont la force -parfois inconnue de vous- de sauver d'un présent impossible, une beauté (à moins que ce ne soit une frayeur mais la beauté, comme la passion, est une frayeur qu'il ne faut pas fuir) qui dure.

    Nous nous racontons des histoires, souvent, qui seront toujours moins magnifiques que celles offertes par l'homme ou la femme réduits à n'être plus qu'un nom dans le catalogue du temps. C'est à ce titre que tout mouvement biographique est une fiction, l'entrée de la personne concernée dans l'espace concentrique et fléchée de la narration, par lequel nous essayons de trouver un sens, une unité à ce qui n'en a pas, tant nos vies sont avant tout des efforts du jour le jour. Ce n'est pas seulement la peur qui pousse à une telle recherche d'unité ; on ne peut pas tout jouer sur ce seul sentiment, ce serait lui donner la part trop belle et ne pas comprendre ce que nous trouvons de plaisir à jouer ainsi. Plutôt l'inverse de la peur, stérile et stéréotypée, la beauté fragile du destin...

    Ainsi, mettant hors jeu une première œuvre à la signature incertaine, ce Bacchus malade est le point originel du monde caravagesque. C'est un autoportrait. De quoi est-il atteint qu'il faille voir en lui, malgré la musculature encore bien dessinée, une lassitude du corps, son délitement subreptice ? Une maladie que révèle le teint cireux du visage et de la peau : la verdeur est comme le premier acte d'une décomposition promise. Puis il y a le regard, la tentative qu'on lui devine de vouloir parer à la catastrophe. Mais il n'est pire aveu qu'une ironie que la douleur saccage. Ce qui, dans un autre contexte, eût semblé sardonique, se révèle d'une ironie un peu macabre. La fête est finie, elle a épuisé son propre dieu. L'illusion dure encore un peu : la grappe de raisin évoque l'ivresse. Il l'a dans la main, presque contre son cœur : c'est un reste, une relique, qu'il n'envisage même pas. Elle est translucide, dans les tons de son corps. Sur la table, une autre grappe : vive, noire, sanguine. Celle-ci offre tous les signes de la vitalité, mais elle semble bien loin, sur le bord de la table, prête à tomber. En fait, Bacchus ne voit rien. Son œil est ailleurs, dans l'insondable de ce qui est amené à disparaître. Bacchus est jeune et pourtant si vieux. Vieux d'avoir vécu, de n'avoir pas reculé devant la jouissance (les deux abricots vénériens le rappellent). Ce n'est pas la sénescence sage et résignée mais le raccourci de la vie qui mène, sans regrets ?, à la disparition.

    Caravage commence ainsi par une fête achevée et l'effroi à peine dicible d'une soudaine solitude qui avait plongé dans le monde et la vie. L'épuisement est la porte par laquelle il entre en peinture, d'un corps abîmé par la maladie, comme il en sera du sien, en 1610, touché par la malaria ou la diphtérie. Il y a donc, dans notre regard sur ce tableau, l'étrange sensation d'une préfiguration, comme si peindre, pour lui, en venait à se peindre, et à courir au devant de son histoire. Magique travail du mythe par quoi Caravage nous raconte ce qui l'attend : la fatigue et la maladie. C'est écrit, ici peint, peu importe. Mais il faut plus encore pour que l'on puisse accroître notre rêverie. Premier tableau, en forme d'autoportrait, disions-nous, et en écho, nous allons chercher le dernier tableau en forme d'autoportrait : le fameux David et Goliath, peint en 1609, un an avant sa mort, où l'amant décapite son maître, Caravage lui-même, à l'arme blanche, de cette arme blanche dont le peintre usa pour tuer un homme en 1606.

    Tel semble être le destin pictural de l'artiste inscrit dans ses propres tableaux, et aujourd'hui visible dans ce lieu unique (et doublement, si l'on peut dire) de la villa Borghese. La maladie et le meurtre, tous deux mis en scène : l'alpha et l'omega d'une trajectoire qui ne mettra pas longtemps à s'arrêter, et qui n'aura œuvré que dix-sept ans, sans rien rater, ou presque...

  • Trop mortelle

    "Les livres ne sont pas faits pour être lus, ils sont faits pour être écrits"

                  T.E. Lawrence, cité par Denis Roche in La Photographie est interminable, 2007


    En ces temps d'intense merchandising littéraire, cet apparent paradoxe a une saveur particulière. Il me rappelle, dans l'esprit, ce que Jean-Luc Steinmetz défendait à partir du cas Lautréamont : le livre est là, qui attend, et même n'attend pas ses lecteurs. Il est et il a son propre temps, sa propre existence, comme une île qui n'aurait pas besoin d'être découverte, qui n'aurait même pas besoin de celui qui poserait le pied sur son sol. Parce qu'il ne faut pas inverser les termes : le livre était avant le lecteur et plus fort que lui (quoique une telle proposition ait une part de ridicule). Il n'est pas en quête (à l'inverse de l'auteur qui, lui, en nos territoires de moindre reconnaissance, n'a jamais été aussi tenté par le racolage -médiatique-). Il est son monde, le monde. Encore faut-il que celui qui l'a écrit soit persuadé que ce monde ait plus de valeur, de profondeur et de durée que cet autre dans lequel il va bientôt entrer.

    Le livre est, quand il n'a pas de lecteur. Soit : quand il ne le nécessite pas, n'en sollicite pas l'existence. C'est dans cette perspective que l'on a écrit longtemps. Il eût été si infâmant pour un homme (noble de surcroît) du Grand Siècle de se sentir écrivain qu'il y a là, sans doute, une des raisons de la beauté d'une écriture qui se cherchait pour elle-même (y compris dans le principe d'une imitatio qui n'avait rien de servile). Ce n'était pourtant la pulsion qui les motivait, cette tarte à la crème post-psychanalytique devenue l'une des gangrènes de la littérature contemporaine : les maux, les douleurs, l'auto-fiction en vérité/finalité.

    C'est en ne pensant pas à cet autre hypothétique, cet "hypocrite lecteur", comme l'appelait Baudelaire dans le texte liminaire des Fleurs du Mal (1), que s'est ouverte l'écriture et qu'elle a pu jusqu'à la borne joycienne croire à sa puissance mythique. Mais, par mythe, il faut se souvenir de ce que rappelait Jean Rousset à ce sujet : il a toujours à voir avec la mort. Il est une forme qui engage à être au bord du précipice. Telle a pu être la littérature quand elle avait encore l'ambition de ne pas s'aliéner au corps putrescible de son auteur. On se souviendra de Proust achevant un jour La Recherche (avant que de la reprendre, partiellement) et disant à la pauvre Céleste que désormais il pouvait mourir. Beau défi que de se penser au-delà de l'acte, dans l'œuvre qui vous supprime ou vous subsume. Il est certain que Joyce devait croire en cette même  grâce d'un monde sans lui, mais avec ses livres, pour entamer Finnegans Wake. Ces deux-là vivaient encore dans un temps où la littérature, et ceux qui s'y consacraient, avait les moyens de son éternité, la beauté intempestive d'un espace en attente, promise à la dissidence momentanée pour une pérennité à venir.

    Au XIXe siècle, Le Rouge et le Noir, ainsi que La Chartreuse de Parme, furent tirés à 750 exemplaires. Le plus tirage durant cette période fut Le Maïtre de forges du sieur Ohnet. Qui s'en souvient  encore ? Est-ce l'important ? Beyle écrivait pour les happy few, ce qui est une faute de goût impardonnable dans ces temps si démocratiques. Il pensait au lecteur de 1935 (ne sachant ce que cette borne aurait au fond de crépusculaire). Il croyait à l'immortalité du texte, parce qu'il vivait encore dans le faste d'une pratique soustraite à son impératif identitaire. Ce n'est plus le cas. Le XXe siècle a fait entrer définitivement la littérature dans la mortalité, et l'a sortie de tout prolongement mythique. Elle doit vivre dans un ici et maintenant conditionné par la double faux d'une édition en quête paradoxale de rentabilité et d'originalité. Mais une originalité recyclant peu ou prou les recettes anciennes. La mortalité de la littérature tient dans la compression de sa lisibilité selon impératifs d'une temporalité de plus en plus courte.

    La soumission de la littérature à la logique de l'instant, instant déjà fini dans sa réalisation même, atteint son comble dans la litanie des prix. Celle-ci renvoie certes à un glissement du culturel dans le marketing mais plus encore, elle anéantit l'écriture dans une grille formalisée rendant sa prévisibilité et sa datation magistrales. Par exemple, il faut être d'une grande naïveté pour se féliciter du succès goncourtesque  d'Alexis Jenni, lequel s'inscrit dans le mainstream d'un retour de l'Histoire (déjà avec Littell...) (2), parce que s'épuisaient depuis quelques années les idioties de l'auto-fiction, auto-fiction ayant elle-même succédé à l'écriture blanche. C'est une vague, et pas très nouvelle, celle-là, et qui s'effondrera, indépendamment de la valeur du livre (3), parce qu'il ne peut rien demeurer de ce qui ne s'est pas assigné à la disparition du corps entravant la littérature comme acte dans l'au-delà.

    Si la dernière figure majeure de la littérature française est Georges Perec. c'est parce qu'il a assujetti, lui, son devoir d'écriture à une indispensable déprise du monde. Il suffit pour s'en convaincre de prendre les deux pôles majeurs de son œuvre : Les Choses et La Vie mode d'emploi. Deux expériences textuelles qui révèlent justement le monde dans lequel elles éclosent et en même temps qui prennent leur puissance à mesure que l'on s'en éloigne, ayant compris, avec sa vive intelligence, que toute grande entreprise littéraire est d'outre-tombe. Deux romans récompensés en leur temps. Prix Renaudot 1965 pour le premier, prix Médicis 1978 pour le second. Comme une suprême ironie.


    (1)Mais le poète eut la faiblesse d'ajouter "mon semblable -mon frère", ce qui était une manière désastreuse de rompre la distance nécessaire à la littérature.

    (2)En même temps que réapparaissait le social, le fameux social, quand le politique l'abandonnait, pour n'être plus rien (le politique s'entend).


    (3)Dont l'auteur était, paraît-il, suivi par l'écurie Gallimard, ce qui est une manière d'évaluer le champ littéraire à la lumière d'une course hippique. C'est d'ailleurs au regard de cette assimilation fatale que Liberation.fr, Le Monde.fr  et Le Figaro.fr titrent comme un seul et même torchon : "Alexis Jenni remporte (sic) le Goncourt".

  • les Désaxés

     

     

    Alors ? Qu'en dis-tu ? Pas mal, pas mal, un casting d'enfer... Pas une affaire de casting, cette histoire, du moins pas au sens d'aujourd'hui. On ne va la contempler en pensant qu'un tel trio est bankable, ou ce genre de balivernes. C'est quoi, au juste ? Une photo de 1960, sur le tournage des Misfits de John Huston. Et tu trouves cela beau ? Émouvant ? J'en étais sûr ! La contemplation avec toi tourne toujours au soupçon, la larme à l'œil, l'impression d'une fin du monde, comme si contempler était lié à une condition romantique, ou quelque chose dans le genre... Alors quoi, c'est le côté mythe hollywoodien qui t'accroche ? Pour qu'il y ait mythe, il faut un rapport à la Mort et à la transcendance. Pas moi qui le dis mais Jean Rousset, à propos de Don Juan. Il n'y a plus de mythe depuis longtemps. De la pure fabrication, oui, mais plus rien de vraiment profond. Et si tu crois que je pense à Hollywood en regardant cette photo, tu passes à côté. Mais pour la mort... Il n'y a plus que de l'humain, et c'est à ce niveau que ces trois visages me tiennent. Parce que c'est une vieille photo ? Il n'y a que de vieilles photos, par essence... Je sais, je sais. Autre chose, de plus sensible, de presque incongru. Une sorte de dérision américaine, dont on ne sait pas encore qu'elle est tragique. C'est le dernier film de Gable, le dernier de Marilyn. Et Clift, lui, il est déjà outre-tombe, depuis son accident de voiture en 58. Ils sont bien misfits, tous les trois, et leur visage heureux n'est qu'un vernis pour cacher un désarroi plus grand. D'ailleurs, Clift s'en tient à l'esquisse d'un sourire. L'histoire est quelconque, à l'envers de leur destinée, mais ils se tournent autour sans jamais vraiment se toucher. C'est un sentiment fort, de regarder leur absence, cette absence à eux-mêmes dont seul Clift a l'air d'avoir conscience. Elle, avec son épaule jetée en avant et son apparence charmeuse ; lui, le bellâtre d'Autant en emporte le vent, avec ses rides, sa joie forcée, son visage ravagé... Il n'est plus tout jeune.. Il a cinquante-neuf ans ! La question n'est pas de savoir s'il fait plus. Non, l'essentiel est ailleurs, et personne ne sait à l'avance que le tragique est là. Il va mourir dans quelques semaines, Gable, à peine le film sorti, et elle dans un an. Et Clift ? Huston le reprendra pour jouer Freud et ce sera bien compliqué. Mais sa carrière est finie. Sa santé décline. Non, ce que je vois, ce sont des gens qui tirent leur révérence. Enfin, cela, ce sont des considérations a posteriori ! Bien sûr, mais ce qui nous attache au monde et auquel on réagit, les rencontres, et je veux dire : réelles ou symboliques, des êtres ou des choses, tout cela ne prend souvent son sens que plus tard, quand tu y ajoutes la connaissance de la fin, la perte désespérante et la part inconsolée avec laquelle tu avances chaque jour. Tu brodes alors ! Oui, on peut présenter notre vie ainsi : de la broderie. Mais, si on revient à notre sujet, je dis que c'est un monde qui s'en va, sans savoir qu'il s'en va, et chez ces rois du puritanisme que sont les Américains des années soixante... Encore maintenant. Oui, encore maintenant, chez ces puritains-là, de me dire que le dernier trio royal, où chacun a sa place, où tout n'est pas réduit à un duo, à un numéro d'acteur tournant à la ballade narcissique, un trio, tu imagines ?, que ce trio, ce soit un homosexuel ténébreux et mélancolique, le gars qui jouait si bien dans Une Place au soleil, que ce soit la bombe délurée que tout le monde devait désirer dans le secret de son retour de messe du dimanche, que ce soit un vieux beau républicain qui n'est plus que l'ombre de Rhett Butler, que ce soit ce trio, avec stetson en prime, cela me touche, oui, me touche... Un trio, comme dans Géant. Rock Hudson, Liz Taylor et James Dean... Toi, tu es du genre à comparer James Dean et Montgomery Clift. Laisse tomber, tu me fatigues...