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villa borghese

  • Caravage, le Diable au corps

    Fichier:Self-portrait as the Sick Bacchus by Caravaggio.jpg

    Caravage, Bacchus malade, Palais Borghese, Rome (1593)

     

    Le mythe est un besoin de recomposition, comme Isis eut besoin de rassembler les membres dispersés du corps d'Osiris. C'est la mort et sa sublimation, une sorte de défaite retournée par l'orgueil, et lorsque des éléments du passé nous attachent à eux dans un degré tel qu'ils vous semblent partie de vous-même, nul doute qu'ils ont la force -parfois inconnue de vous- de sauver d'un présent impossible, une beauté (à moins que ce ne soit une frayeur mais la beauté, comme la passion, est une frayeur qu'il ne faut pas fuir) qui dure.

    Nous nous racontons des histoires, souvent, qui seront toujours moins magnifiques que celles offertes par l'homme ou la femme réduits à n'être plus qu'un nom dans le catalogue du temps. C'est à ce titre que tout mouvement biographique est une fiction, l'entrée de la personne concernée dans l'espace concentrique et fléchée de la narration, par lequel nous essayons de trouver un sens, une unité à ce qui n'en a pas, tant nos vies sont avant tout des efforts du jour le jour. Ce n'est pas seulement la peur qui pousse à une telle recherche d'unité ; on ne peut pas tout jouer sur ce seul sentiment, ce serait lui donner la part trop belle et ne pas comprendre ce que nous trouvons de plaisir à jouer ainsi. Plutôt l'inverse de la peur, stérile et stéréotypée, la beauté fragile du destin...

    Ainsi, mettant hors jeu une première œuvre à la signature incertaine, ce Bacchus malade est le point originel du monde caravagesque. C'est un autoportrait. De quoi est-il atteint qu'il faille voir en lui, malgré la musculature encore bien dessinée, une lassitude du corps, son délitement subreptice ? Une maladie que révèle le teint cireux du visage et de la peau : la verdeur est comme le premier acte d'une décomposition promise. Puis il y a le regard, la tentative qu'on lui devine de vouloir parer à la catastrophe. Mais il n'est pire aveu qu'une ironie que la douleur saccage. Ce qui, dans un autre contexte, eût semblé sardonique, se révèle d'une ironie un peu macabre. La fête est finie, elle a épuisé son propre dieu. L'illusion dure encore un peu : la grappe de raisin évoque l'ivresse. Il l'a dans la main, presque contre son cœur : c'est un reste, une relique, qu'il n'envisage même pas. Elle est translucide, dans les tons de son corps. Sur la table, une autre grappe : vive, noire, sanguine. Celle-ci offre tous les signes de la vitalité, mais elle semble bien loin, sur le bord de la table, prête à tomber. En fait, Bacchus ne voit rien. Son œil est ailleurs, dans l'insondable de ce qui est amené à disparaître. Bacchus est jeune et pourtant si vieux. Vieux d'avoir vécu, de n'avoir pas reculé devant la jouissance (les deux abricots vénériens le rappellent). Ce n'est pas la sénescence sage et résignée mais le raccourci de la vie qui mène, sans regrets ?, à la disparition.

    Caravage commence ainsi par une fête achevée et l'effroi à peine dicible d'une soudaine solitude qui avait plongé dans le monde et la vie. L'épuisement est la porte par laquelle il entre en peinture, d'un corps abîmé par la maladie, comme il en sera du sien, en 1610, touché par la malaria ou la diphtérie. Il y a donc, dans notre regard sur ce tableau, l'étrange sensation d'une préfiguration, comme si peindre, pour lui, en venait à se peindre, et à courir au devant de son histoire. Magique travail du mythe par quoi Caravage nous raconte ce qui l'attend : la fatigue et la maladie. C'est écrit, ici peint, peu importe. Mais il faut plus encore pour que l'on puisse accroître notre rêverie. Premier tableau, en forme d'autoportrait, disions-nous, et en écho, nous allons chercher le dernier tableau en forme d'autoportrait : le fameux David et Goliath, peint en 1609, un an avant sa mort, où l'amant décapite son maître, Caravage lui-même, à l'arme blanche, de cette arme blanche dont le peintre usa pour tuer un homme en 1606.

    Tel semble être le destin pictural de l'artiste inscrit dans ses propres tableaux, et aujourd'hui visible dans ce lieu unique (et doublement, si l'on peut dire) de la villa Borghese. La maladie et le meurtre, tous deux mis en scène : l'alpha et l'omega d'une trajectoire qui ne mettra pas longtemps à s'arrêter, et qui n'aura œuvré que dix-sept ans, sans rien rater, ou presque...

  • Caravage, au miroir

    Ce tableau, aujourd'hui exposé à la Villa Borghese, est daté des années 1609-1610, soit peu de temps avant que l'artiste ne décède le 18 juillet 1610, à Porto Ercole, vraisemblablement de maladie. Il s'agit donc d'une toile tardive, d'un homme approchant les quarante ans.

    L'artiste a repris un thème assez répandu, David et Goliath. La décapitation du géant, respectant en cela les indications du texte biblique, a par ailleurs des échos dans l'œuvre caravagesque, si l'on pense à la Judith du Palais Barberini, à la Décollation de Saint Jean Baptiste, et dans un genre approchant à la tête de Méduse des Offices. Quoiqu'il ne soit pas son tableau le plus réussi, il ne manque pas d'intérêt.

    Le visage et le corps gracile de David rappellent d'autres portraits du peintre. On y trouve une même jeunesse vivante, avec une pointe d'arrogance. Certaines conjectures biographiques laissent penser que ce garçon était un amant du Caravage. Cette hypothèse n'est pas absurde puisque celui-ci avait l'habitude de mettre en scène des gens de connaissance. Dans cette perspective, il est clair que l'illustration du combat biblique entre le fort et le faible prend une dimension poignante et ce d'autant plus que, certitude cette fois, la tête de Goliath est un autoportrait. Ce tableau peut alors se contempler comme l'allégorie d'un amour tragique entre une beauté pleine d'éclat et puissante (malgré la légèreté du corps) et un homme déjà marqué par l'âge (nous sommes au début du XVIIe siècle) et une vie fort mouvementée. S'il y eut amour, passion, qui sait, le Caravage raconte une sienne défaite, la souffrance pour un autre, cruel, lui faisant perdre la tête, l'aliénant à sa toute violence d'être désiré. L'amour, en ce sens, est un combat, ce qui n'est pas nouveau.

    Ces amants ne se regardent plus. Ou, pour être exact, l'un (le fort de naguère devenu le faible) est privé du regard de l'autre qui, lui, en retour, est dans la contemplation ardente de son triomphe, sourire esquissé aux lèvres. Il est là, tenant à distance celui qui voulait (encore ?) l'approcher, dans une posture dont les détails interpellent. C'est d'abord l'épée, dans un mouvement descendant, qui désigne peu ou prou l'entre-cuisses. L'arme-sexe par/pour laquelle Goliath-Caravage a failli. Mais l'arme pourrait passer pour un élément extérieur, la concession au respect nécessaire du récit biblique. Pour le moins, un point de réalisme. Alors, l'artiste redouble sa thématique, et cette fois, c'est le bras tendu, peint dans un raccourci magnifique, avec le poing fermé et sûr. Cette tension est celle du fascinus, sexe en érection des Latins (et le poing, qu'est-ce, en ce cas ?), et par contamination celle de la fascination dans/par laquelle l'homme mûr et désirant a fini de se perdre. Fascinus qu'il ne reverra plus, et dont il meurt. Jeu barbare des sentiments où l'égalité est illusion, le partage leurre, la reconnaissance mascarade. Le proche est devenu lointain. Et cette perte, il ne peut, d'une certaine manière, la peindre qu'aveugle. Ce qu'il est, effectivement, dans le tableau, par le truchement de l'autoportrait.

    L'autoportrait. Certes, l'épisode choisi suppose que Goliath ait payé chèrement sa présomption et qu'il ait le rôle du méchant. N'empêche : le masque grimaçant, les yeux peints dans une dissymétrie qui saisit (comme s'il peignait deux visages en un...), la bouche ouverte, tout ce dispositif aboutit à l'horreur d'un visage fixé à jamais dans la contemplation de sa défaite (si l'on s'occupe du personnage), à la tremblante et troublante dernière image que se fera l'homme de lui-même (l'artiste), quand le noir aura absolument gagné son existence. Cette mise en scène, en forme d'auto-mutilation, surprend, parce que c'est alors que cette figure de Caravage face à lui-même nous revient et nous concerne. À l'évidence, et à l'inverse de bien des autoportraits que l'on trouvera dans l'histoire de la peinture, la frontalité du regard n'est pas possible. Quelque chose biaise la représentation. On dira que Goliath est mort et que de ses pupilles il ne peut rien surgir désormais : la frontalité perd de sa pertinence. Soit, mais n'est-ce pas aussi que dans un tel tableau ce choix témoigne de l'incapacité de l'artiste, et la nôtre par la même occasion, à penser la mort jusqu'au bout, peut-être même les morts, celle, physique, qui le verra pourrir, celles, spirituelles ou affectives, qui le rendent à l'inextricable de ses passions, présentes et passées.

    Dès lors, ce Caravage du tableau, parce qu'il ne nous regarde pas, nous ramène paradoxalement à notre statut particulier : nous sommes, spectateurs, le complément de David, son inversion, celui qui reçoit le tribut, à qui l'on tend la tête suppliciée, ce visage plein de la mort, quand le vainqueur biblique se contente d'un trois-quarts dos. Cette tête, David ne la présente pas ; il nous l'offre et nous devrions secrètement jouir de ce partage (puisque choit le méchant...). Et s'il en est ainsi, ce tableau nous demande discrètement de quels combats nous fûmes vainqueurs, quand nous nous voyions en David, pour précipiter dans le coin inférieur droit, donc prêt à tomber dans l'oubli, celui qui fut notre alter ego (car, par-delà les enjeux symboliques et théologiques, la lutte de David et Goliath unit à perpétuité ces deux figures, comme, disons, César et Brutus). Mais, cette tête étant celle du peintre, et donc, celle de l'homme qui en fut le premier spectateur, à notre place, nous précédant dans la contemplation, elle est aussi la nôtre, mortelle et amoureuse. Ainsi, le Caravage, ironique peut-être, nous informe déjà, en se mettant en scène, qu'il est  probable que nous finirons par trouver notre maître, comme lui aurait trouvé le sien. L'artiste dont la vie outra la morale, dont la peinture, par la densité des corps qu'elle imposait, fracturait l'idéal antique et renaissant, peintre énergique devant tous, celui-ci nous imposerait  in fine, sans même qu'il sache que la mort le guette, une terrible leçon de désespoir.

    Cela d'autant plus qu'un élément classique de l'art caravagesque réhausse l'effroi du sujet. L'absence de fond réaliste, cette noirceur à partir de laquelle surgissent les deux figures, renforcent l'effet. Les personnages émergent d'un lointain dont l'arrière-plan indistinct signe la profondeur. Ils sont des apparitions, de véritables épiphanies mentales, comme des signes oniriques ou cauchemardesques. Il n'est pas possible d'être distrait par le moindre objet, le moindre détail. Ils sont en pleine lumière, paradoxalement. Ce qu'il faut voir s'impose. Devant cela nulle échappatoire. Face à face détourné des personnages dont nous avons, nous, à débattre, en toute lucidité.

    Ce tableau à l'autoportrait monstrueux est sans aucun doute l'un des accomplissements les plus spectaculaires du peintre sur le visible terrible de l'existence. Là aussi, une sorte de réalisme.