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écriture

  • noir de monde...

    Au besoin que l'on a d'écrire, il est possible, dans une formule à quatre mots (pour faire comme Beckett), de répondre : «impossible de faire autrement». Des mots, tout cela, de la formule. Ni une justification esthétique, ni un credo, moins encore une posture romantique. Le fond, c'est une question essentielle que l'on a fini par ne plus se poser, elle, étant là, comme une ombre que l'on promène avec soi le long du chemin. Une question qui contient, entre autres, pulvérisée qu'elle est en mille étais invisibles, la somme des rencontres faites, réelles, fictives, de longue durée, évanescentes, improbables, fantasmées, perdues.

     

    Tu crois que tu vas y arriver ? Je ne cherche pas à y arriver.

     

    Tu cherches, tu compenses, tu détournes, tu coutures, rayes et ressuscites... Admettons qu'on s'en approche. Ils sont cela, un peu, et plus, bien sûr, sans qu'on le sache.

     

    Préserver à perte, conserver la perte.

     

    Raconter des histoires, ou des lambeaux d'histoires, c'est n'en jamais revenir tout à fait, d'elles, et de ce qui les a suscitées. Tu marches dans la ville, ou ailleurs, n'importe où. Tu leur parles secrètement, à  celles et ceux qui, toujours, sont tes compagnons. Pour emprunter à une chanson de Bashung (mais oui, parfois, bizarrement...) je suis noir de monde.

     

  • Quelques heures chez Magris

     

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    Revenir chez Magris et son Danube, c'est retourner en pays d'intelligence et voyager, voyager en territoires qui me sont inconnus, qui ne sont pas miens, mais que l'auteur italien (et triestin, de surcroît) rend sinon familiers, du moins nécessaires. Les pages de ce livre sont comme une matérialisation du sujet qu'elles traitent. Elles sont méandres, détours, cours ralenti puis soudain précipité. Elles traversent l'Europe avec éclat, nostalgie et espoir. Ce livre est  une des splendeurs de la fin du siècle dernier, pour s'épargner trop de tristesse et désarroi, pour être chez soi, comme on est chez soi avec Proust, avec Dostoïevski, avec Cohen, avec Joyce, avec Borges, selon notre propre cartographie.

    Deux extraits pour un bonheur sans fin.

    « Pourtant le papier a du bon, puisqu'il enseigne cette modestie et qu'il ouvre les yeux sur la vacuité du moi. Celui qui écrit une page et qui, une demi-heure plus tard, en attendant son tram, s'aperçoit qu'il ne comprend rien, même pas ce qu'il vient d'écrire, apprend à reconnaître sa propre petitesse et comprend, en pensant à la vanité de sa propre page, que chacun prend ses propres élucubrations pour le centre de l'univers, mais vraiment chacun, sans exception. Et peut-être se sent-il frère de cette myriade de quidams qui comme lui se prennent pour des âmes d'élection tout en s'acheminant avec leurs fantasmes vers la mort, et il comprend à quel point il est stupide, sur ce chemin encombré où ils font route ensemble vers le néant, de se blesser réciproquement. Les écrivains constituent une société secrète universelle, une franc-maçonnerie, une Loge de la stupidité ; ce n'est pas un hasard si ce sont eux qui, de Jean-Paul à Musil, ont écrit des Éloges et des Essais sur la sottise. »

     

    Puis, au détour (car c'est bien de cela qu'il s'agit, un détour, un discursus) d'une autre page :

     

    "Comme les ruines de Troie avec les strates des neuf villes ou comme une sédimentation calcaire, chaque fragment de réalité, pour être déchiffré, réclame le concours d'un archéologue ou d'un géologue, et il se peut que la littérature ne soit rien d'autre que cette archéologie de la vie. Certes, un pauvre voyageur tridimensionnel quelconque se trouve décontenancé par le jeux de la quatrième dimension -même si tout voyage est par excellence quadri ou pluridimensionnel- et s'épuise à essayer de s'y retrouver entre tant de déclarations contraires et non contradictoires. On se sent un peu comme le cardinal Mindszenthy au lendemain de sa libération, devant une réalité nouvelle et inconnue ; on a besoin de reprendre souffle, de faire un tour d'horizon, et, avant d'accueillir quelque demande que ce soit, il faudrait répondre ce que répondit le primat de Hongrie, tandis que les insurgés le libéraient, à Cavallari qui lui demandait de faire une déclaration : "Vendredi. Quand j'aurai compris ce qu'est devenu le monde."

     

    Les commentaires sont fermés.

  • Décrypter (verbe)

    Je me souviens d'un temps où les journalistes analysaient les informations ou les événements. Cette époque semble révolue. Aujourd'hui, ils décryptent. Cette évolution linguistique n'est pas anodine, je crois. À mesure que l'accélération (voulue ou simulée) du monde s'accroît, et que leur magister faiblit (la médiocrité journalistique a une courbe exponentielle ascendante...), ces pauvres gens se retranchent derrière une illusoire capacité à dévoiler le monde qui nous entoure, comme de véritables mages.

    Ainsi donc le présent n'est-il plus seulement une somme d'éléments sur lesquels on pourrait exercer sa raison, ce qui est le principe de l'analyse. Il est un mystère dont le sens n'est accessible qu'aux seuls initiés. Le présent verse dans un ésotérisme dont le génie (bon ou mauvais) ne se dévoile qu'aux happy few, lesquels happy few n'ont rien à voir avec les lecteurs espérés et lointains de Stendhal, mais avec un marigot de journaleux, de spécialistes et d'experts qui ont couvert et serviteurs sur les ondes et dans les pages quotidiennes ou hebdomadaires.

    Le décryptage est une des traces linguistiques de cette nouvelle manière d'en imposer non seulement au quidam et au populaire mais plus largement au spectateur, qu'il ait ou non un bagage intellectuel. Alors que l'hexagone fleurit de bac +5 incapables d'écrire une phrase correctement, de bacheliers mention très bien incultes, il fallait bien déplacer le curseur sur l'échelle de la difficulté pour justifier de l'intérêt d'un monde de l'information en plein inflation.

    De fait, le décryptage est d'autant plus nécessaire que les chaînes d'infos en continu et l'ouverture des versions web pour les journaux ont singulièrement appauvri la valeur intrinsèque des informations. Plus que jamais, celles-ci sont de créations ex nihilo, selon les fluctuations de l'intérêt économique. Dans cette perspective, le décryptage est une construction de sophistes pour faire d'un rien un questionnement crucial et profond. Il est indissociable de la vanité des objets choisis. À ce titre, les bavardages incessants du 20 heures politiques de BFM sont l'archétype de cette suffisance qui tourne à vide. Les petites phrases, les mines, les silences y sont traduits pour notre plus grand bonheur. Le décryptage donne à l'inanité des propos et à la vulgarité du discours de Duflot, Placé, Copé, NKM, Valls et consorts des allures de manigances subtiles dignes du Grand Siècle.

    On pourrait faire la même chose avec les commentaires des experts économiques et des géo-stratèges. Notre idiotie supposée est en fait le tribut de cette démocratie médiatique qui n'a pas d'autre mode de fonctionnement pour se justifier que d'occuper le terrain en imposant ses règles, ses sujets, son jargon et ses décrets. Tout cela pour nous maintenir dans un obscurantisme paralysant et culpabilisateur...

    Dans le même temps, la lecture des journaux (à commencer par Le Monde) est devenue un pensum tant les idées et le style ont disparu. Le décryptage est une escroquerie mécanique pour esprit formaté. Il est la mort du verbe. Une mort de plus dans ce siècle dévastateur...

  • Improvisé

    Parmi les récits d'écrivains exposant la naissance de leur vocation, celui du Néerlandais Peter Vandevelde ne manque pas de charme (1).

    À vingt-cinq ans, il vivote alors à Groningue et joue du piano dans un orchestre de jazz. C'est à cette époque qu'il rencontre Anna Korjwik. Peu après elle doit partir pour son travail à Ostende. Il l'accompagne. Elle tombe enceinte. Il fait quelques concerts. Ses revenus sont modestes et aléatoires. ils décident que pour les premiers mois, il s'occupera de l'enfant.

    "Je me suis retrouvé, raconte-t-il, dans une petite maison où il n'est plus question de jouer du piano. Il fallait du calme. C'était l'hiver. C'est Ostende. Je me suis mis à écrire. Cela ne faisait pas de bruit. Fairfax, ou les quatre premiers mois de ma fille Monica, dans le passage étrange d'un univers débordant de notes à un autre, de silence et de mots."

    (1) À lire : Fairfax, éditions du Septante, 1992 ; L'homme à la glace, éditions du Septante, 1997 ; Bunny Consuelo, Gallimard, 2002 ; S'attarder, Verticales, 2009

     

  • ...Fors l'esprit (pour clore 2013)

     

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    "Sil faut choisir, je me dirai barrésien"

    Louis Aragon, Les Lettres françaises, 16 décembre 1948

     

     

    Sous la plume de Francesco Guicciardini, écrivain et diplomate florentin, dans le courant du XVIe siècle (1)

    "Toutes les cités, tous les Etats, tous les royaumes sont mortels (2)toute chose soit par nature soit par accident un jour ou l'autre arrive à son terme et doit finir ; de sorte qu'un citoyen qui voit l'écroulement de sa patrie, n'a pas tant à se désoler du malheur de cette patrie et de le malchance qu'elle a rencontrée cette fois ; mais doit plutôt pleurer sur son propre malheur ; parce qu'à la cité il est advenu ce qui de toute façon devait advenir, mais le vrai malheur a été de naître à ce moment où devait se produire un tel désastre."

    Cette réflexion est fort belle parce qu'elle rappelle la complexité du rapport qu'une personne donnée peut avoir avec l'entité politique et culturelle dans laquelle elle s'est forgée. Il y a bien plus qu'un lien, une véritable relation. Et il faut entendre la relation dans la double acception du terme : ce qui relie et ce qui relate. Faire sien le lieu où nous vivons, et cela, non sur le mode personnel, comme une convenance ou un accommodement, mais comme héritier, ou commensal à une table qui fut mise bien avant que nous fussions nés ou arrivés en ce lieu.

    Le mot patrie est devenu aujourd'hui, comme le mot nation, une ignominie. Les mondialistes et autre différentialistes français l'exècrent, sauf en deux occasions, lorsqu'il s'agit des autres (à qui on reconnaît le droit de pleurer et de revendiquer leur attachement à la terre) et de foot (un maillot les fait mouiller, semble-t-il). Ils sont internationaux à Paris et patriotes à l'étranger (ce qui n'est qu'une nouvelle formulation de ce que dénonçait Gabriel Matzneff en 1982, quand il fustigeait ceux qui voulaient "être de gauche à Paris et barrésiens à Tel-Aviv [...] railler sur les bords de la Seine le goût des racines, de la tradition, de la terre et des morts, et l'exalter sur les rives du Jourdain". La seule évolution (mais elle est sensible) porte sur le lieu de comparaison. La gauche a abandonné les rives du Jourdain pour d'autres destinations exotiques. Le message reste pourtant le même. C'est celui d'un cosmopolitisme mondain (pour les plus riches) et aspirant à la mondanité (pour les autres qui s'illusionnent, quand ils ont encore un peu de culture, sur le modèle gidien comme idéal pour lutter contre le modèle barrésien. Nous en reparlerons dans l'année. Promis.) qui noie le pois(s)on dans un vernis multiculturaliste dont la dernière formalisation est les élucubrations sordides du rapport sur l'intégration auquel Pierre Mari, chez Stalker, règle son compte sur un plan lexical et donc idéologique d'une façon remarquable. Ils ne peuvent se sentir toucher par les mots de Guicciardini, ceux qui se prétendent du monde, et pour une très bonne raison : nous ne sommes jamais du monde, sinon dans l'ordre des idées et des affinités électives qui demandent que l'on creuse son sillon d'abord pour pouvoir comprendre le sillon d'autrui. Ils ne peuvent comprendre Guicciardini parce que ces citoyens du monde sont avant tout les thuriféraires volontaires (pour les conscients) ou idiots (pour les autres) d'un ordre qui se veut justement mondial. Ils ne comprennent pas (ou alors trop bien) qu'une telle revendication porte moins une humanité que l'on voudrait solidaire qu'un marché que l'on voudrait sans entraves.

    Les individus qui voient en des personnes comme moi, alarmées qu'elles sont du délitement de la culture, de l'abandon de l'Histoire, du reniement d'un héritage antique et judéo-chrétien, des crypto-fascistes, des réacs délirants, voire des xénophobes à enfermer (toutes ces insultes font sourire. Elles servent trop, et pour trop de monde.), ces individus-là devraient se demander pourquoi cette alarme prend le plus souvent les traits de la mélancolie et non ceux de la colère, pourquoi elle s'exprime en dépit du bonheur qu'il y aurait à vivre retranché du monde, dans le seul territoire, déjà si vaste, des livres, des tableaux et des sonates, pourquoi elle agite un esprit ayant atteint le demi-siècle, un âge tel que du désastre il n'en verra rien, que cet esprit pourrait s'en laver les mains, se dire que de l'enfant qu'il regarde jouer ou de l'adolescente qui lui sourit dans le bus, il n'en a cure. Après moi, le déluge. La douce pente de l'indifférence est tentante mais elle ne peut se prendre que si je renie ce dont je suis le fruit, que si je pratique assidûment la selbsthass -haine de soi- réclamée par les terroristes intellectuels au pouvoir, que si je ne rends pas à mon père et à ma mère, et au-delà d'eux, à l'Histoire de ceux qui m'ont précédé, quelle que soit leur origine, ce qu'ils m'ont donné de français, que si je ne crois plus à la grandeur des édifices pluri-séculaires, à la beauté des tableaux, aux charmes des paysages nourris de l'esprit européen, que si j'oublie la grandeur de Rome, le mystère de Venise, la rigueur de Paris, l'éclat de Séville, que si je ne crois plus, à ma modeste place, à mon rôle de passeur.

    Face à cela, la médiocrité assassine (j'écris en conscience : assassine) de nos gouvernants (3) donne envie de polémiquer, d'user de la langue venimeuse qui fit le sel des XIXe et XXe siècles. Mais ils sont tellement méprisables que ce serait affaiblir son honneur. Il faut donc alléger son cœur autrement, ouvrir de petites fenêtres sur le sensible et le relégué pour espérer toucher celui qui lit. Non pas pour plaire mais parce que les chemins de traverses, les routes dérobées sont aussi le moyen de s'émerveiller du détail et d'ironiser sur la glaise du temps présent et de combattre ses statues boueuses. 

     

    (1)Cet extrait se trouve dans Guy Debord, Panégyrique, tome 1, Gallimard, 1993

    (2)On connaît la formule choisie par Paul Valéry, dans La Crise de l'esprit, en 1919 : "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles."

    (3)Médiocrité assassine englobant ainsi : le reniement à la laïcité et l'oreille attentive au communautarisme, la haine délirante du catholicisme et la complaisance envers l'islamisme, le mariage pour tous et le démantèlement de la politique familiale, l'instrumentalisation des -phobies diverses et la faiblesse à appliquer la loi, l'abandon de la souveraineté nationale et la soumission aux diktats de l'ultra-libéralisme, la fascination sportive et médiatique et le mépris des petites gens...


    Photo : Simon Marsden.

  • Souterrain(s)...

    off_shore2 fabrice leroy.jpg

    Ces six derniers mois, plusieurs lecteurs et lectrices de ce blog ont regretté que les commentaires soient désormais fermés. Pour ceux qui suivent le fil des publications, ils se rappelleront que ce choix est intervenu à la suite de la campagne présidentielle de 2012. On dira que je n'avais pas envie de participer plus avant à un répétitif ping-pong pseudo-partisan, à un babil de commerce acrimonieux, sans portée ni intérêt majeurs. Dans le fond, la teneur de ce blog (je n'ose dire : sa ligne) est désormais suffisamment claire pour ne pas perdre de temps à des joutes contre/avec ceux pour lesquels je serais un ennemi, une parole fielleuse, réac, fasciste et nauséabonde, etc, etc, etc.

    Clore les commentaires fut donc, en un premier temps, un acte économique, au sens où je m'épargnais de l'énergie et des minutes, et, sans doute, quelques agacements. Je me suis aussi astreint à ne plus intervenir ailleurs, ce en quoi j'ai failli, me fendant de quelques incursions chez Solko, Sophie K. et le regretté Depluloin.

    Ce premier temps passé, j'ai progressivement compris que ce choix était moins un confort qu'une détermination même du blog tel que je le voulais. Pour moi, s'entend : je ne dresse pas une nomenclature ni règlement de quelque "bon usage" numérique. De fait, Off-shore n'est rien, ou si peu, et dans la logique du nombre, des pourcentages et des parts de marché, une ultime dérision de la parole disséminée... Dès lors, ce n'est pas un lieu de débats, un forum ; ce n'est pas un territoire d'invitation, une boutique ouverte sur une allée marchande faite pour accueillir les cris de joie, les récriminations ou les interrogations du promeneur. Le promeneur, fût-il numérique, doit admettre que ma parole publique ne peut faire publiquement débat sur le lieu même où elle apparaît, et ce, pour la raison strictement inverse qu'on croirait invoquer : non pas parce que ma parole est sacrée, et que je suis au dessus du promeneur, mais parce qu'il n'a pas à répondre à l'impudeur lyrique de celui qui écrit. Les textes d'Off-shore ne sont pas pour lui, moins encore contre lui, mais hors de lui. Et la seule manière d'en faire quelque chose (si tant est que ces textes...), c'est de les prendre à soi, pour soi, de n'en garder que des miettes s'il le veut, de les gonfler, de les briser, de les jeter... Qui sait ? Surtout pas de venir se mettre à table (d'abord seul, puis à deux, à trois, à dix, s'adresser à l'un des dix, en particulier, répondre ensuite à x ou à b, relancer l'affaire -comme on relance au poker ou à la roulette...).

    Faut-il que nous disions notre accord/désaccord en deux lignes, avec renvoi possible à un autre lieu ? Off-shore, depuis qu'il existe, m'a fait croiser quelques belles personnes (j'aime cette expression un peu pompeuse) ; les échanges privés (j'insiste) avec elles, aussi ténus soient-ils parfois, en sont le privilège. Fermer les commentaires, ce n'est pas refuser la discussion ; c'est simplement ne pas le faire dans le hall d'entrée ou sur le parking d'Auchan. À l'endroit réduit, forcément réduit, des "prolongations" vient qui veut mais la lumière tamisée est la plus appropriée, même si le propos se pourrait être vif. Tel est cet autre réseau, cette hyphologie (pour reprendre Barthes dans Le Plaisir du texte) à quoi renvoie (ou peut renvoyer) un blog. Voilà où se niche l'ouverture

    Je n'attends la venue de quiconque (de même que je ne suis attendu nulle part) ; je n'ai jamais cherché à connaître les raisons (peut-être une fois...) de ceux et celles qui sont sur ma newsletter. je n'ai pas à demander ce qui ne m'appartient pas.

    En fait, le commentaire de blog me dérange désormais moins dans son contenu (parfois glose, parfois pur affect, parfois je ne sais quoi...) que dans le faux partage qui l'a institué, comme moyen technique. Il laisse suppose que nous échangions en vertu même du principe infini des droits de réponse. Mais le droit de réponse, c'est bon pour les acte judiciaires et les décisions afférentes. Droits de réponse : bavardage numérique des temps pseudo-démocratiques, me semble-t-il.

    J'écris, je publie, je cite, je réfère, je coupe, je commente, j'argumente, je regrette, j'arpente, j'invective. Dans tout ceci le je est secondaire. Il faut qu'il le soit. Si le blog a quelque sens, c'est dans les moyens que l'on travaille à contrer son caractère journalier, éphémère, informe ou passager. Et l'un de ces moyens réside en cette fermeture imposée, pour que puisse s'ouvrir, quelque part, ailleurs, à plus ou moins brève échéance, une envie, un agacement, une interrogation, un sourire, un doute, qui donnera envie d'aller au-delà, de débattre ailleurs, en souterrain. À moins que rien ne se passe. Parce qu'il est présomptueux de croire que ce que l'on fait serve...

     

    Photo : Fabrice Leroy

  • Béraud, à vif

     

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    À l'heure, si proche, où le Fils apparaît, une pensée pour le père. Non pas celui qui est aux Cieux, à la fois terrible et miséricordieux, et dont l'existence est un pari (parfois grandiose, souvent assassin) mais le commun, le mien, le vôtre, celui de chacun, avec lequel nous avons eu, qu'il fut présent ou absent, vivant ou mort, vivant puis mort, à partager, malgré nous, malgré lui. Celui dont nous héritons, comme nous héritons de nos mères.

    Pour y penser, laissons Rousseau, Proust, Gide ou Sartre... Prenons Béraud. Il fait partie de cet enfer littéraire qu'il faut pourtant connaître. Je n'en suis pas un spécialiste. L'ami Solko est en la matière intarissable : c'est donc que le lecteur présent ira assouvir sa curiosité. (1)

    Béraud écrit Qu'as-tu fait de ta jeunesse en 1941. L'ouvrage est commencé durant une nuit qu'il ne veut pas perdre à Rome (ce qui le rend plus cher encore). Ecrit de circonstances, peut-être, mais qui va se poursuivre.La plume se délie et ce sera l'enfance, l'adolescence et la jeunesse, jusqu'à la veille du conflit de 14. Le style est une délectation. Les portraits vifs sont dignes de Daumier. Le moindre figurant d'une vie qui file a droit à son trait, à sa marque. Beraud ne s'attarde pas. Il ne veut entrer dans le détail. Il a entrepris de nous donner moins le sens des faits que leur évanescence et leur fluidité dans une course qui croise Albert Londres ou Charles Dullin, entre autres.

    Puis il y a le père. Boulanger de la presqu'île lyonnaise, qui voit son marmot vouloir échapper à toutes les conditions, sans jamais le désavouer tout à fait. Le père, qui s'amuse des hésitations plus qu'il ne réprimande. Le fils, parmi toutes ses tergiversations, devient plumitif, assumant "la chronique du Tout-Lyon, organe des mondanités lyonnaises" et pour "cinquante francs par mois", assurant aux Sports, "hebdomadaires des footballers (sic) du Sud-Est, les Dimanches sportifs de M. Bergeret". Voici ce qui suit, dont la dernière réplique, réelle ou fictive, est si magnifique qu'elle se passe de tout commentaire :

     

    "Ce fut mon père encore qui vint à moi. Cette fois comme les autres, il fait ce que bien des pères autrement instruits n'eussent point fait. Une fois de plus, je connus la simple grande de son amitié. Il revint un jour avec un journal, mit ses besicles et lut avec attention le récit que j'avais fait de la mort d'un pauvre peintre, dont j'avais suivi le convoi depuis l'hôpital jusqu'à la fosse commune. Il plia le journal et le mit dans sa poche sans un mot.

    Le lendemain je trouvai dans ma chambre une table, un encrier, des plumes et trois mains de papier. Dans la pièce voisine, j'entendais le pas égal de mon père. Il entra :

    -Voici l'établi, dit-il en posant la main sur la table. Nous verrons l'ouvrier à l'œuvre.

    De ses yeux clairs, il me regardait bien en face. Que dire ? Comment le remercier ? Il coupe court à l'émotion, selon sa manière, en mettant d'une boutade les choses au point :

    -Si tu décides de te faire évêque ou astronome, il faudra me prévenir quelques jours à l'avance afin que je puisse te procurer le matériel".

     

     

     

     

    (1)Je reviendrai sur le sujet de sa condamnation à mort au sortir de la guerre et sur ce qui fonde son bannissement radical. Mais ce n'est pas le sujet ici.

  • Visiteur (substantif)

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    Khalil Gibran, le Sable et l'Ecume, 1926 

    S'il est bon d'avoir l'esprit acerbe sur les travers des autres, et je ne m'en prive pas, il est nécessaire de ne pas être en reste quant à ses propres contradictions. J'ai moqué suffisamment les adeptes de Face-de-Bouc et leurs théories amicales censées justifier leur raison d'exister. Je continue de penser que l'escroquerie misérable d'une société répertoriant à satiété ses liens, tous ses liens, y compris les plus illusoires n'est rien à côté des moyens de contrôle sous-jacents qu'offre un tel montage. L'amitié de la Toile Zuckerberg est le tombeau de la vie et la terreau insidieuse de ce que Dominique Wolton nomme avec subtilité les solitudes interactives.

    Mais laissons cela. Nous avons aussi nos chats noirs, et lorsqu'on ouvre un blog, qu'on le développe (je n'aime guère ce terme mais c'est un signe de la prison sémantique à laquelle il est difficile d'échapper. Nous ne choisissons nos mots que dans une certaine mesure...), que le temps passe, on devient aussi le gestionnaire d'une structure invisible : on devient administrateur. Quel bonheur ! Administrateur... Cela fait rêver. On sent la grande entreprise, la prise de décision, les jetons de présence, etc. Pas du tout. Tout ce que l'on sait de plus, au fond, tient au nombre de pages lues et à celui des visiteurs.

    Car en ce monde où nous échangeons (autre épine sémantique, mais j'arrête là...), où nous écrivons, peu ou prou, nous ne trouvons plus de lecteurs mais des visiteurs. L'effacement du premier devant le second ne pose pas tant un problème d'orgueil, lequel supposerait que le lecteur du net ou de la presse est en soi un écho de celui de la littérature. On sait que c'est faux : les journaux ont des lecteurs et la médiocrité galopante de la gente journalistique (adieu Lacouture, Blondin, Mauriac et son bloc-notes... Ne soyons pas pleureuse). Non, l'orgueil n'a rien à voir avec la question présente. C'est un problème de représentation de l'écriture. Le passage par Internet induit un saut qualitatif (encore que l'adjectif soit plutôt à prendre avec ironie). Là où l'on imaginait la pause, le temps d'arrêt, les minutes arrachées à l'air du temps, aux nécessités premières, aux aléas, le lecteur se retranchant du monde, on doit désormais envisager un homme du transport en commun, un inconnu de la correspondance quasi ferroviaire, parfois même un perdu qui arrive chez vous en se demandant vraiment ce qu'il pourrait y trouver (mais ai-je quelque chose à lui offrir ? Ai-je d'ailleurs envie d'offrir ?).

    Si le blog ne détermine sa réalité, et certains diront sa notoriété, qu'à travers l'image du visiteur, à son dénombrement le plus grand possible, cela signifie qu'il est un leurre sui generis. Il n'a de place que dans le tournoiement incessant des adresses IP. Soit : il n'a pas de place. Il n'est nulle part. Il est donc d'une grande bêtise de poursuivre une histoire dont on se dit qu'elle n'est faite que d'une façade (comme le fameux mur de Face-de-Bouc), une sorte de pallissade sur laquelle on colle des mots, des textes, des images. Puis il y a les passants, qui jettent un œil, distraits, goguenards, lassés...

    On me rétorquera que celui qui vient sur mon blog a peut-être des raisons (qui lui appartiennent) de le faire, qu'il ne s'agit pas une simple erreur d'aiguillage durant à peine une seconde avant de rejoindre la rassurante page Google générale. Se vit-il d'ailleurs comme visiteur ? Suis-je moi-même un visiteur quand je vais chez autrui ? Parfois oui, j'en conviens. Pour d'autres, non : j'ai l'impression parfois de faire chemin avec eux, un chemin certes singulier puisque je ne les connais, ne les ai jamais vus. Dès lors les doutes qui me traversent à cause de ce désagrément sémantique sont peut-être superflus...

    Je n'y crois pas pourtant. Je suis certain que le choix initial de ce mot n'est pas motivé par sa valeur plus générique que celle de lecteur (selon le principe qu'il existe des blogs de photos ou de vidéos). Il signe la vitesse prenant le pas sur la lenteur, l'écoulement sur la fixation, la consommation sur la méditation, la curiosité sur l'étonnement. Et le paradoxe d'un tel pessimisme tient justement qu'il (le pessimisme) est le plus souvent la pensée fondatrice du désir de poursuivre. Rien qui ressemblerait à un acharnement ou à un désœuvrement mais en se disant que n'y eût-il qu'un seul lecteur du texte mis ce moment-là en ligne, parmi tous les visiteurs, un seul, qui s'en chargeât pour l'emmener hors de la machine, avec lui (ou elle), dans un endroit que je ne connais pas, que je ne connaîtrais jamais, n'y en eût-il qu'un seul, que ce serait battre en brèche le dictionnaire terrible de l'hyper-modernité... Vanité... Vanité, d'accord, une simple vanité (mais on sait que ce mot contient sa propre négation)...

     

  • Traversé...

     

                                    Alighiero e Boetti, Mettere il mondo al mondo, 1972-1973. (collection privée)

     

    Écrire avec, pour, contre, sans, malgré les autres...

    Ce qui, parfois, oriente, comme une boussole dont nous ne savons même pas si elle donne fixe cap, ou si, par l'enchantement d'un fait nouveau, elle nous relance au monde (à moins que, parfois, celui-ci ne nous en retire, avec brutalité), ce n'est pas tant le destinataire, ou le sujet, que l'inclinaison, intellectuelle ou affective (et l'on parlerait alors d'inclination). Avec, pour, contre... : il est absurde de croire que des mots comme les prépositions (ou les adverbes), dont on dit qu'ils sont secondaires, au regard des verbes et des substantifs, ne cristallisent pas en nous des points névralgiques, des décisions imprenables (comme on dit d'un château), absurde de croire que quand nous mettons le monde au monde, comme le fait écrire Alighiero e Boetti, nous soyons nous-même, plutôt qu'une accumulation des autres, une conflagration de  vitesses et d'endroits dont nous ne soupçonnions pas l'existence (et que nous voyons s'éloigner, en débris insondables)... Cet artiste italien déléguait l'exécution d'une partie de ses œuvres à des mains anonymes, soit une manière à la fois dérisoire et provocante de rappeler qu'il ne faut jamais être dupe de soi. Ce n'était pas qu'il se vautrât dans le poncif du "tout le monde est artiste" (à la Beuys) mais il replaçait ainsi l'acte (quelle que soit sa valeur) en élément parmi d'autres.

    Voilà qui, éventuellement, ferait de l'écriture, moins une ligne de conduite, qu'une décharge (à la fois de l'électricité et un lieu où l'on (se) jette aux ordures), une finalité sans fin(s), un passage, un murmure que nous mettons au monde...

     

  • Trop mortelle

    "Les livres ne sont pas faits pour être lus, ils sont faits pour être écrits"

                  T.E. Lawrence, cité par Denis Roche in La Photographie est interminable, 2007


    En ces temps d'intense merchandising littéraire, cet apparent paradoxe a une saveur particulière. Il me rappelle, dans l'esprit, ce que Jean-Luc Steinmetz défendait à partir du cas Lautréamont : le livre est là, qui attend, et même n'attend pas ses lecteurs. Il est et il a son propre temps, sa propre existence, comme une île qui n'aurait pas besoin d'être découverte, qui n'aurait même pas besoin de celui qui poserait le pied sur son sol. Parce qu'il ne faut pas inverser les termes : le livre était avant le lecteur et plus fort que lui (quoique une telle proposition ait une part de ridicule). Il n'est pas en quête (à l'inverse de l'auteur qui, lui, en nos territoires de moindre reconnaissance, n'a jamais été aussi tenté par le racolage -médiatique-). Il est son monde, le monde. Encore faut-il que celui qui l'a écrit soit persuadé que ce monde ait plus de valeur, de profondeur et de durée que cet autre dans lequel il va bientôt entrer.

    Le livre est, quand il n'a pas de lecteur. Soit : quand il ne le nécessite pas, n'en sollicite pas l'existence. C'est dans cette perspective que l'on a écrit longtemps. Il eût été si infâmant pour un homme (noble de surcroît) du Grand Siècle de se sentir écrivain qu'il y a là, sans doute, une des raisons de la beauté d'une écriture qui se cherchait pour elle-même (y compris dans le principe d'une imitatio qui n'avait rien de servile). Ce n'était pourtant la pulsion qui les motivait, cette tarte à la crème post-psychanalytique devenue l'une des gangrènes de la littérature contemporaine : les maux, les douleurs, l'auto-fiction en vérité/finalité.

    C'est en ne pensant pas à cet autre hypothétique, cet "hypocrite lecteur", comme l'appelait Baudelaire dans le texte liminaire des Fleurs du Mal (1), que s'est ouverte l'écriture et qu'elle a pu jusqu'à la borne joycienne croire à sa puissance mythique. Mais, par mythe, il faut se souvenir de ce que rappelait Jean Rousset à ce sujet : il a toujours à voir avec la mort. Il est une forme qui engage à être au bord du précipice. Telle a pu être la littérature quand elle avait encore l'ambition de ne pas s'aliéner au corps putrescible de son auteur. On se souviendra de Proust achevant un jour La Recherche (avant que de la reprendre, partiellement) et disant à la pauvre Céleste que désormais il pouvait mourir. Beau défi que de se penser au-delà de l'acte, dans l'œuvre qui vous supprime ou vous subsume. Il est certain que Joyce devait croire en cette même  grâce d'un monde sans lui, mais avec ses livres, pour entamer Finnegans Wake. Ces deux-là vivaient encore dans un temps où la littérature, et ceux qui s'y consacraient, avait les moyens de son éternité, la beauté intempestive d'un espace en attente, promise à la dissidence momentanée pour une pérennité à venir.

    Au XIXe siècle, Le Rouge et le Noir, ainsi que La Chartreuse de Parme, furent tirés à 750 exemplaires. Le plus tirage durant cette période fut Le Maïtre de forges du sieur Ohnet. Qui s'en souvient  encore ? Est-ce l'important ? Beyle écrivait pour les happy few, ce qui est une faute de goût impardonnable dans ces temps si démocratiques. Il pensait au lecteur de 1935 (ne sachant ce que cette borne aurait au fond de crépusculaire). Il croyait à l'immortalité du texte, parce qu'il vivait encore dans le faste d'une pratique soustraite à son impératif identitaire. Ce n'est plus le cas. Le XXe siècle a fait entrer définitivement la littérature dans la mortalité, et l'a sortie de tout prolongement mythique. Elle doit vivre dans un ici et maintenant conditionné par la double faux d'une édition en quête paradoxale de rentabilité et d'originalité. Mais une originalité recyclant peu ou prou les recettes anciennes. La mortalité de la littérature tient dans la compression de sa lisibilité selon impératifs d'une temporalité de plus en plus courte.

    La soumission de la littérature à la logique de l'instant, instant déjà fini dans sa réalisation même, atteint son comble dans la litanie des prix. Celle-ci renvoie certes à un glissement du culturel dans le marketing mais plus encore, elle anéantit l'écriture dans une grille formalisée rendant sa prévisibilité et sa datation magistrales. Par exemple, il faut être d'une grande naïveté pour se féliciter du succès goncourtesque  d'Alexis Jenni, lequel s'inscrit dans le mainstream d'un retour de l'Histoire (déjà avec Littell...) (2), parce que s'épuisaient depuis quelques années les idioties de l'auto-fiction, auto-fiction ayant elle-même succédé à l'écriture blanche. C'est une vague, et pas très nouvelle, celle-là, et qui s'effondrera, indépendamment de la valeur du livre (3), parce qu'il ne peut rien demeurer de ce qui ne s'est pas assigné à la disparition du corps entravant la littérature comme acte dans l'au-delà.

    Si la dernière figure majeure de la littérature française est Georges Perec. c'est parce qu'il a assujetti, lui, son devoir d'écriture à une indispensable déprise du monde. Il suffit pour s'en convaincre de prendre les deux pôles majeurs de son œuvre : Les Choses et La Vie mode d'emploi. Deux expériences textuelles qui révèlent justement le monde dans lequel elles éclosent et en même temps qui prennent leur puissance à mesure que l'on s'en éloigne, ayant compris, avec sa vive intelligence, que toute grande entreprise littéraire est d'outre-tombe. Deux romans récompensés en leur temps. Prix Renaudot 1965 pour le premier, prix Médicis 1978 pour le second. Comme une suprême ironie.


    (1)Mais le poète eut la faiblesse d'ajouter "mon semblable -mon frère", ce qui était une manière désastreuse de rompre la distance nécessaire à la littérature.

    (2)En même temps que réapparaissait le social, le fameux social, quand le politique l'abandonnait, pour n'être plus rien (le politique s'entend).


    (3)Dont l'auteur était, paraît-il, suivi par l'écurie Gallimard, ce qui est une manière d'évaluer le champ littéraire à la lumière d'une course hippique. C'est d'ailleurs au regard de cette assimilation fatale que Liberation.fr, Le Monde.fr  et Le Figaro.fr titrent comme un seul et même torchon : "Alexis Jenni remporte (sic) le Goncourt".