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  • Souterrain(s)...

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    Ces six derniers mois, plusieurs lecteurs et lectrices de ce blog ont regretté que les commentaires soient désormais fermés. Pour ceux qui suivent le fil des publications, ils se rappelleront que ce choix est intervenu à la suite de la campagne présidentielle de 2012. On dira que je n'avais pas envie de participer plus avant à un répétitif ping-pong pseudo-partisan, à un babil de commerce acrimonieux, sans portée ni intérêt majeurs. Dans le fond, la teneur de ce blog (je n'ose dire : sa ligne) est désormais suffisamment claire pour ne pas perdre de temps à des joutes contre/avec ceux pour lesquels je serais un ennemi, une parole fielleuse, réac, fasciste et nauséabonde, etc, etc, etc.

    Clore les commentaires fut donc, en un premier temps, un acte économique, au sens où je m'épargnais de l'énergie et des minutes, et, sans doute, quelques agacements. Je me suis aussi astreint à ne plus intervenir ailleurs, ce en quoi j'ai failli, me fendant de quelques incursions chez Solko, Sophie K. et le regretté Depluloin.

    Ce premier temps passé, j'ai progressivement compris que ce choix était moins un confort qu'une détermination même du blog tel que je le voulais. Pour moi, s'entend : je ne dresse pas une nomenclature ni règlement de quelque "bon usage" numérique. De fait, Off-shore n'est rien, ou si peu, et dans la logique du nombre, des pourcentages et des parts de marché, une ultime dérision de la parole disséminée... Dès lors, ce n'est pas un lieu de débats, un forum ; ce n'est pas un territoire d'invitation, une boutique ouverte sur une allée marchande faite pour accueillir les cris de joie, les récriminations ou les interrogations du promeneur. Le promeneur, fût-il numérique, doit admettre que ma parole publique ne peut faire publiquement débat sur le lieu même où elle apparaît, et ce, pour la raison strictement inverse qu'on croirait invoquer : non pas parce que ma parole est sacrée, et que je suis au dessus du promeneur, mais parce qu'il n'a pas à répondre à l'impudeur lyrique de celui qui écrit. Les textes d'Off-shore ne sont pas pour lui, moins encore contre lui, mais hors de lui. Et la seule manière d'en faire quelque chose (si tant est que ces textes...), c'est de les prendre à soi, pour soi, de n'en garder que des miettes s'il le veut, de les gonfler, de les briser, de les jeter... Qui sait ? Surtout pas de venir se mettre à table (d'abord seul, puis à deux, à trois, à dix, s'adresser à l'un des dix, en particulier, répondre ensuite à x ou à b, relancer l'affaire -comme on relance au poker ou à la roulette...).

    Faut-il que nous disions notre accord/désaccord en deux lignes, avec renvoi possible à un autre lieu ? Off-shore, depuis qu'il existe, m'a fait croiser quelques belles personnes (j'aime cette expression un peu pompeuse) ; les échanges privés (j'insiste) avec elles, aussi ténus soient-ils parfois, en sont le privilège. Fermer les commentaires, ce n'est pas refuser la discussion ; c'est simplement ne pas le faire dans le hall d'entrée ou sur le parking d'Auchan. À l'endroit réduit, forcément réduit, des "prolongations" vient qui veut mais la lumière tamisée est la plus appropriée, même si le propos se pourrait être vif. Tel est cet autre réseau, cette hyphologie (pour reprendre Barthes dans Le Plaisir du texte) à quoi renvoie (ou peut renvoyer) un blog. Voilà où se niche l'ouverture

    Je n'attends la venue de quiconque (de même que je ne suis attendu nulle part) ; je n'ai jamais cherché à connaître les raisons (peut-être une fois...) de ceux et celles qui sont sur ma newsletter. je n'ai pas à demander ce qui ne m'appartient pas.

    En fait, le commentaire de blog me dérange désormais moins dans son contenu (parfois glose, parfois pur affect, parfois je ne sais quoi...) que dans le faux partage qui l'a institué, comme moyen technique. Il laisse suppose que nous échangions en vertu même du principe infini des droits de réponse. Mais le droit de réponse, c'est bon pour les acte judiciaires et les décisions afférentes. Droits de réponse : bavardage numérique des temps pseudo-démocratiques, me semble-t-il.

    J'écris, je publie, je cite, je réfère, je coupe, je commente, j'argumente, je regrette, j'arpente, j'invective. Dans tout ceci le je est secondaire. Il faut qu'il le soit. Si le blog a quelque sens, c'est dans les moyens que l'on travaille à contrer son caractère journalier, éphémère, informe ou passager. Et l'un de ces moyens réside en cette fermeture imposée, pour que puisse s'ouvrir, quelque part, ailleurs, à plus ou moins brève échéance, une envie, un agacement, une interrogation, un sourire, un doute, qui donnera envie d'aller au-delà, de débattre ailleurs, en souterrain. À moins que rien ne se passe. Parce qu'il est présomptueux de croire que ce que l'on fait serve...

     

    Photo : Fabrice Leroy

  • Surface.

    Tu surfes sur le net. Surface lissée de tout ce qui passe. Un peu comme ce tapis roulant sur lequel tu as posé tes courses au magasin d'à côté. Les toiles cirées, les peintures acryliques et laquées. N'est-ce pas amusant ? Rien de la vague, du rouleau contre lequel se bat l'homme ridicule contre la mer. Nous n'en sommes plus là.

    Monde plastifié. Des cartes que tu glisses pour payer ou t'identifier. Film numérique...

    Carrelage plutôt que parquet...

    Tu surfes sur le net et rien d'une profondeur cicatricielle, comme l'ont suspendue ces photos papier glacé, ne t'attend. Ce n'est qu'un détail

     

    biometrie_01.jpg


    mais quelque chose te dérange dans ce nouveau passeport biométrique que l'officier d'état civil vient de te remettre...

  • Visiteur (substantif)

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    Khalil Gibran, le Sable et l'Ecume, 1926 

    S'il est bon d'avoir l'esprit acerbe sur les travers des autres, et je ne m'en prive pas, il est nécessaire de ne pas être en reste quant à ses propres contradictions. J'ai moqué suffisamment les adeptes de Face-de-Bouc et leurs théories amicales censées justifier leur raison d'exister. Je continue de penser que l'escroquerie misérable d'une société répertoriant à satiété ses liens, tous ses liens, y compris les plus illusoires n'est rien à côté des moyens de contrôle sous-jacents qu'offre un tel montage. L'amitié de la Toile Zuckerberg est le tombeau de la vie et la terreau insidieuse de ce que Dominique Wolton nomme avec subtilité les solitudes interactives.

    Mais laissons cela. Nous avons aussi nos chats noirs, et lorsqu'on ouvre un blog, qu'on le développe (je n'aime guère ce terme mais c'est un signe de la prison sémantique à laquelle il est difficile d'échapper. Nous ne choisissons nos mots que dans une certaine mesure...), que le temps passe, on devient aussi le gestionnaire d'une structure invisible : on devient administrateur. Quel bonheur ! Administrateur... Cela fait rêver. On sent la grande entreprise, la prise de décision, les jetons de présence, etc. Pas du tout. Tout ce que l'on sait de plus, au fond, tient au nombre de pages lues et à celui des visiteurs.

    Car en ce monde où nous échangeons (autre épine sémantique, mais j'arrête là...), où nous écrivons, peu ou prou, nous ne trouvons plus de lecteurs mais des visiteurs. L'effacement du premier devant le second ne pose pas tant un problème d'orgueil, lequel supposerait que le lecteur du net ou de la presse est en soi un écho de celui de la littérature. On sait que c'est faux : les journaux ont des lecteurs et la médiocrité galopante de la gente journalistique (adieu Lacouture, Blondin, Mauriac et son bloc-notes... Ne soyons pas pleureuse). Non, l'orgueil n'a rien à voir avec la question présente. C'est un problème de représentation de l'écriture. Le passage par Internet induit un saut qualitatif (encore que l'adjectif soit plutôt à prendre avec ironie). Là où l'on imaginait la pause, le temps d'arrêt, les minutes arrachées à l'air du temps, aux nécessités premières, aux aléas, le lecteur se retranchant du monde, on doit désormais envisager un homme du transport en commun, un inconnu de la correspondance quasi ferroviaire, parfois même un perdu qui arrive chez vous en se demandant vraiment ce qu'il pourrait y trouver (mais ai-je quelque chose à lui offrir ? Ai-je d'ailleurs envie d'offrir ?).

    Si le blog ne détermine sa réalité, et certains diront sa notoriété, qu'à travers l'image du visiteur, à son dénombrement le plus grand possible, cela signifie qu'il est un leurre sui generis. Il n'a de place que dans le tournoiement incessant des adresses IP. Soit : il n'a pas de place. Il n'est nulle part. Il est donc d'une grande bêtise de poursuivre une histoire dont on se dit qu'elle n'est faite que d'une façade (comme le fameux mur de Face-de-Bouc), une sorte de pallissade sur laquelle on colle des mots, des textes, des images. Puis il y a les passants, qui jettent un œil, distraits, goguenards, lassés...

    On me rétorquera que celui qui vient sur mon blog a peut-être des raisons (qui lui appartiennent) de le faire, qu'il ne s'agit pas une simple erreur d'aiguillage durant à peine une seconde avant de rejoindre la rassurante page Google générale. Se vit-il d'ailleurs comme visiteur ? Suis-je moi-même un visiteur quand je vais chez autrui ? Parfois oui, j'en conviens. Pour d'autres, non : j'ai l'impression parfois de faire chemin avec eux, un chemin certes singulier puisque je ne les connais, ne les ai jamais vus. Dès lors les doutes qui me traversent à cause de ce désagrément sémantique sont peut-être superflus...

    Je n'y crois pas pourtant. Je suis certain que le choix initial de ce mot n'est pas motivé par sa valeur plus générique que celle de lecteur (selon le principe qu'il existe des blogs de photos ou de vidéos). Il signe la vitesse prenant le pas sur la lenteur, l'écoulement sur la fixation, la consommation sur la méditation, la curiosité sur l'étonnement. Et le paradoxe d'un tel pessimisme tient justement qu'il (le pessimisme) est le plus souvent la pensée fondatrice du désir de poursuivre. Rien qui ressemblerait à un acharnement ou à un désœuvrement mais en se disant que n'y eût-il qu'un seul lecteur du texte mis ce moment-là en ligne, parmi tous les visiteurs, un seul, qui s'en chargeât pour l'emmener hors de la machine, avec lui (ou elle), dans un endroit que je ne connais pas, que je ne connaîtrais jamais, n'y en eût-il qu'un seul, que ce serait battre en brèche le dictionnaire terrible de l'hyper-modernité... Vanité... Vanité, d'accord, une simple vanité (mais on sait que ce mot contient sa propre négation)...

     

  • Facebook : l'inversion du Panopticon

    Comment faut-il dénommer ce nouvel espace qui se développe sur la toile et dans lequel s'engouffre tout à chacun pour signaler sa présence ? Mystère. Facebook, MySpace et autres mouvements participatifs de reconnaissance. Où est-ce ? Sur quel(s) continent(s) imaginaire(s) ces nouvelles (id)entités viennent-elles s'amarrer ? Faut-il une réponse, un concept qui en rende compte ?

    S'occuper de l'espace n'est pas une mince affaire. Sans doute est-ce plus périlleux, d'une certaine manière, que de s'inquiéter du temps. La spatialité est un écueil plus redoutable que la temporalité, la borne plus problématique que la montre. C'est, en tout cas, ce que rappelle B. Westphal dans les premières pages de sa Géocritique (1). Faut-il en l'espèce y voir la concession que l'on fera à l'évidence du vécu, à l'incontournable réalité (?) de ce qui nous entoure et qui, par le fait même que cet univers perdure dans sa motilité, nous donne l'impression d'être d'une telle solidité (ou du moins d'une telle constance) qu'il n'est pas si nécessaire d'en débattre, j'allais écrire, pour le goût de la métaphore, d'en découdre. Le temps, lui, est une perte, une entropie de notre désir, une conscience mutilante. C'est pourquoi on lui attribue le magister du regret, de la perte, de l'abandon. Avec lui, on éprouve. Il n'en serait pas vraiment de même avec l'espace qui n'a le plus souvent qu'une fonction de support. Si notre nostalgie prend acte de ce qu'elle, soit : un écoulement contre lequel il est vain de lutter, devant un lieu anciennement connu, ou bien un lieu qui nous en rappelle un autre, elle ne confère pas à cet espace une valeur autonome, propre. Il n'est qu'à notre service et lorsqu'il n'est plus sous nos yeux, mais seulement une image emmagasinée dans notre univers intérieur, il demeure avant tout comme un matériau de notre volonté. Il n'est plus là mais en nous. Nous avons substitué au réel spatial une configuration temporelle de notre souvenir dont la torsion (par rapport à ce réel justement) est le signe d'une adéquation sensible du monde à nos aspirations. On se fait son cinéma, en quelque sorte.

    N'empêche : le temps n'a pas été le seul axe sur lequel l'activité humaine a déployé ses angoisses et ses envies. On peut même prétendre qu'en ce domaine, le rapport de l'individu à son environnement a prévalu. Le premier travail auquel il s'est astreint n'est pas de se souvenir mais de trouver sa place dans le lieu, ou pour user d'une distinction à la Michel de Certeau, à faire de l'espace un lieu. De la manière la plus concrète. Il s'est arrangé avec ce que lui donnait la nature pour se frayer un chemin dans le désordre environnant. Il a plié le monde autant que faire se pouvait à ses nécessités qui, au fil du temps, se sont accrues. Le débat n'est pas d'évaluer les limites qu'il aurait dû (ou doit, ou devra) s'imposer mais plus simplement de concevoir que l'existence humaine a pris un sens particulier en déterminant, certains diront excessivement, sa place dans l'espace, et en ayant conscience de sa latitude à vivre dans cet espace combinant à la fois les données naturelles et les possibilités développées par sa propre activité.

    C'est en sachant cela qu'il a aussi été capable de produire un imaginaire intégrant tout un système binaire (connu/inconnu ; familier/mystérieux ; amical/hostile ;...) dont les recherches anthropologiques et ethnologiques nous ont largement informés. Il y a donc eu très tôt une logique du lieu autre, de cette étrangeté singulière qui était à même de prendre en compte le rapport spécifique du proche et du lointain, par le biais d'une connaissance projective capable de relier deux bornes contradictoires : l'assuré-le rassurant/l'inconnu-l'inquiétant. Et l'imaginaire est, nous semble-t-il, ce compromis, admettant variations et aléatoires, qui facilite, jusque dans les angoisses, le passage de l'un à l'autre, qui permet même que le curseur se déplace, malgré tout, pour repousser plus loin les limites de l'inconnu.

    Dans sa formulation la plus élaborée, ce travail revêt l'aspect de l'utopie. Celle-ci, ainsi que l'a montré L. Marin, n'est pas une simple substitution d'une réalité à une autre, sur le mode simple d'une recherche de satisfaction, mais une composition plus complexe, «l'expression discursive du neutre (défini comme «ni l'un, ni l'autre» des contraires). Sur le plan discursif justement, elle fonctionne «comme un schème de l'imagination, comme une «figure textuelle» (...) [C'] est un discours qui met en scène ou donne à voir une solution imaginaire, ou plutôt fictive, des contradictions : il est le simulacre de la synthèse» (2). L'utopie est donc une combinatoire, un agencement du réel environnant sur un plan discursif qui ne peut jamais totalement s'en détacher. Pour en illustrer le caractère binaire, il suffit de lire ou de voir les œuvres de science-fiction dans le recyclage (parfois grotesque et convenu) du présent. Il est bien sûr sensible ici que l'utopie a partie liée avec la projection onirique telle que l'a définie la psychanalyse. Cela induit que ce travail spatial, entre l'autre et le même, correspond à une aspiration émancipatrice. Il n'est, dès lors, pas très étonnant que l'utopie puisse épouser, selon les optiques choisies, des aspirations collectives (du type République de Platon, ou Utopia de More) ou individuelles (du type Espéranza pour Robinson Crusoé, ou les entreprises aventurières tant que le monde n'a pas été clos).

    Il en sera ainsi jusqu'à ce que la puissance de feu des hommes, leur volonté de maîtriser leur environnement et les hommes qui vivent sur les territoires convoités trouvent leur réalité dans une construction plus élaborée que la seule conquête. On pense ici à tout ce que M. Foucault définit comme le bouleversement du politique, quand celle-ci devient une politique du sujet (3). Ce n'est pas un hasard si à partir de cette époque, la littérature va peu ou prou voir émerger une thématique qui substitue à l'inventivité de l'utopie, perçue comme rêverie d'un monde positif (4), une dystopie qui surdétermine l'horreur fictionnelle pour dévoiler la noirceur de la réalité. Le XXe siècle sera particulièrement marqué par ce glissement vers ces univers où la catastrophe politique est, si on le peut dire, organisé. Cette organisation peut alors revêtir les formes d'une logique de la surveillance et du contrôle caractéristique des sociétés qui combinent à une volonté d'oppression classique (les «dictatures» ne sont pas une invention moderne) une puissance technologique accélérant l'efficacité du quadrillage. La référence en ce domaine est sans doute le 1984 d'Orwell. Dans sa forme actualisée, c'est le concept de scanscape dont Mike Davis détaille les effets désastreux dans l'espace urbain américain (5).

    Dans cette perspective, la dystopie est une forme générale dont l'une des applications, dans le domaine de l'espace et de sa segmentation, est, toujours en termes foucaldiens, l'hétérotopie, c'est-à-dire un lieu autre, un espace que la société a configuré pour des usages particuliers et identifiés par le corps social. Foucault, dans ce domaine, se sera particulièrement intéressé aux structures carcérale et psychiatrique. Ces lieux autres fonctionnent dans un rapport étroit à la rectitude imposée par la société. Ils peuvent en être la continuité oppressive (c'est ce qui intéressait précisément le philosophe) ou le retranchement plus ou moins tacite (comme les jardins ouvriers, mais aussi les lieux de vacances organisés). Encore faut-il comprendre que dans ce dernier cas, l'infra-structure continue d'être opérationnelle, comme marginalité contrôlée.

    Par ailleurs, et malgré toutes les réserves sur ces échappées réelles dans un monde de pleine surveillance, il faut comprendre que ces hétérotopies peuvent faire l'objet, dans le décryptage des instances qui les régulent, d'une critique et d'une correction que l'on qualifiera d'effectives. Si je suis mécontent, insatisfait, je peux chercher à améliorer la structure ou la quitter. Parce que ces lieux, pièges ou fausse liberté, existent, ils offrent une résistance palpable à ma propre personne qui, en retour, choisit de se livrer ou non aux règles imposées. Parce que ces lieux ont une identité symbolique (mais pas seulement : le Club Med n'est pas qu'une certaine idée des vacances, c'est aussi un endroit, des services, des échanges.), ils m'assignent à la réaction (adhésion/répulsion). Ils sont donc encore des lieux où mon identité se pose comme un a priori, une différence irréductible à l'objet.

    A l'inverse, l'entrée dans la virtualité de la Toile m'oblige à m'interroger sur ma place, sur l'espace auquel je viens collaborer (6). On rétorquera d'emblée que le propre d'une structure de surveillance telle que pouvait en parler Foucault est justement son invisibilité, sa présence insensible, sa naturalité presque. Il n'y aurait donc pas de différence de fond. Ce ne serait qu'une affaire de modalité. Pas si sûr. L'intégration de son existence à la sphère technologique n'est pas en soi un problème si l'on maintient la distinction forte entre les deux ordres, lorsque, d'une certaine manière, on maintient l'inquiétude très ancienne de l'humain devant le matériel dont il est le créateur. Or, l'usage de cette même technologie comme signe, voire signalisation, de sa propre existence ouvre des perspectives tout autres. Facebook n'est pas un univers dans lequel je me projette. Il n'est pas une structure discursive (comme les blogs, et peu importe ici la profondeur de ce qu'on y lit.) (7), il n'est pas une articulation imaginaire contre laquelle le réalité oppressive viendrait buter, ils n'est pas une interrogation, même sommaire, sur ma place dans le monde. Ils n'a pas d'existence. Il ne montre pas d'existence. Il est a-topique. Cela signifie que ces lieux où mon nom s'impose, et s'impose comme point nodal d'une réticulation capturant d'autres noms propres, avant de devenir soi-même point décentré d'une autre structure, d'un autre Space ; ces lieux où je m'affiche comme maître de cérémonie d'une sarabande qui pourrait potentiellement me mener tout autour du monde, jusqu'à l'épuisement de toutes les combinaisons possibles, faisant de chaque nom, un degré supplémentaire qui m'éloigne du nom premier par lequel je suis entré dans cet univers ; ces lieux annulent, d'une certaine manière, la présence effective du sujet. Ils sont le signe de sa neutralisation.

    Curieusement, et à l'inverse de toute démarche créatrice, ce retranchement sur la Toile n'ouvre pas, en effet, une faille dans la réalité mais boucle en quelque sorte l'installation de celui qui semble s'y refuser dans une imparable aliénation où l'existence est avérée comme une matière brute. Il suffit de déposer sa photo et l'on y est. Ce que je suis (ou du moins ce que j'imagine que je suis) est garanti par l'entreprise d'inscription dans un carroussel qui emporte mon identité et celles de ceux que je piège (mais ils sont complices...) dans ce gigantesque annuaire de servitudes volontaires à la technicité identificatrice. Il est pour le moins singulier de voir les gens, si rétifs parfois aux protocoles de contrôle, si soucieux de ne pas souscrire aux investigations étatiques, si frileux devant les politiques sécuritaires de prévention, se précipiter dans ces machineries où ils dévoilent, brutalement, leur(s) réseau(x) privé(s). Faut-il être à ce point perdu avec soi-même pour devoir, dans le maelmstrom d'une structure tentaculaire où l'information se noie aussi vite qu'elle apparaît, imposer sa réalité... La compréhension d'une irréductibilité du monde à soi ne débouche plus sur une quelconque position raisonnée, qui peut aller du silence à une activité originale (politique ou artistique, par exemple.). Il s'agit plutôt de ne pas perdre sa propre trace, d'être sûr de se repérer. Dans un monde trop grand, il est urgent de montrer sa présence. Mais il ne s'agit évidemment plus des réelles présences dont se félicitait G. Steiner. L'a-topie de ces sites Internet ramène à ce qui est sans la moindre épaisseur discursive, et l'homme sans paroles propres n'est plus grand chose. Puisque règne l'incertitude de ce qu'on peut être, les pratiquants de de Facebook revendiquent leur besoin d'être par une territorialité ambiguë : à la fois immatérielle et banale.

    Cette double caractérisation suppose que l'individu, réduit à cet acte d'affirmation muette, vive dans sa quotidienneté une situation de disparition ou d'isolement redoutable. En effet, le rapport de l'identité à l'espace, sans parler des questions politiques afférentes, est une évidence, et l'angoisse que la première peut projeter devant l'incertitude du second n'est pas nouveau. Proust en a sans doute donné littérairement l'un des plus magnifiques exemples lorsqu'au début de la Recherche il raconte les errements de l'esprit flottant dans le sommeil, puis, plus tard, lorsque le narrateur évoque la frayeur de ces chambres inconnues où il se réveille sans savoir qui il est. Mais, dans ces deux situations, c'est l'étrangeté de l'espace qui compte, non la duplication de la réalité commune, comme dans Facebook.

    Ne plus savoir se situer est une expérience traumatisante. Celle-ci est sans doute aussi ancienne que l'humanité. Le problème est que notre époque, après avoir fourni le droit à l'anonymat comme moyen démocratique de pouvoir agir (plus) librement, a réussi le vertigineux retournement d'aliéner les individus jusque dans leur besoin de reconnaissance et de les rendre complices et aveugles d'un contrôle qui ravirait Bentham et son Panopticon. La virtualité du monde dont se délecte la philosophie postmoderne a ses limites : la multiplication des images et des réfractions n'empêche pas qu'à un moment ou à un autre, il s'agit bien de réalité. Pire encore : il s'agit de la dupliquer. Facebook est une sorte d'aveu : celle d'une assignation au miroir, miroir sans tain, où le sujet se tient du mauvais côté, mais prêt à tout pour survivre à la prolifération des êtres, la peur chevillée au corps de l'incertitude de ne pas être ici, en chair et en os, dans un ici qu'il faudrait savoir occuper. Occuper : c'est-à-dire habiter et non pas remplir d'une vague agitation. Occuper et non s'occuper de.

    L'affaire n'est donc pas simple. Elle engage, comme un acte politique, la place que l'on veut s'assigner. Les moyens techniques ont depuis longtemps pris la double figure d'une libération et d'une aliénation. Déjà Vigny, en 1864 (autant dire une préhistoire...) :

    Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne
    Immobile au seul rang que le départ assigne,
    Plongé dans un calcul silencieux et froid.

    Ce n'est pas la Toile qui doit faire lieu mais l'homme. L'instrument ne doit pas être la lorgnette par laquelle le dévoilement vire à la complicité.

    *

    Si l'on voulait pousser à l'extrême la dystopie latente de la situation que nous venons d'évoquer, on pourrait imaginer qu'une population donnée, désirant à tout prix que chacun ne soit pas oublié, vienne faire son propre signalement à la police politique du territoire. Et Agamben aurait définitivement raison. Mais il ne faut pas être si sombre...

    ________________________

    1-B. Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace. Minuit, Paris, 2007.

    2-L. Marin, Utopiques : jeux d'espaces, Minuit, Paris, 1973, p.9.

    3-Nous renvoyons entre autres au cours du Collège de France, Sécurité, territoire, population, Gallimard-Seuil, Paris, 2004

    4-Peu importe ce que nous pouvons penser de ces utopies par ailleurs. L'essentiel n'est pas que l'Utopia de More puisse être glaçante par bien des aspects pour un lecteur moderne, mais que son auteur y voyait une alternative satisfaisante à une situation politique contemporaine.

    5-M. Davis, Au-delà de Blade Runner. Los Angeles et l'imagination du désastre. Allia, Paris, 2006.

    6-La collaboration, comme la convivialité, est un des grands termes du vocabulaire informatique. C'est une manière de placer l'échange entre soi et la machine sur le même plan que celui qui préside à la co-présence des êtres vivants.

    7-Cette parenthèse n'est pas une manière un peu légère pour fonder l'auto-justification légitimant ma propre démarche et pour me soustraire à la moindre critique. On me rétorquera que ce serait grande naïveté ou présomption de croire qu'utiliser la Toile comme moyen de contester l'ordre établi, alors qu'il est en passe d'en devenir l'un des instruments privilégiés, est un acte révolutionnaire. Sans aucun doute. D'autant que la Toile foisonne. Mettons alors cet acte sur le compte d'un esprit pascalien tournant à l'envers, pour lequel, avant que la mort n'advienne, il faut faire le pari de l'écriture. Non par souci de laisser une trace et de soigner sa vanité, mais parce que l'homme maintenant plutôt que Dieu après...