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hyper-modernité

  • Visiteur (substantif)

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    Khalil Gibran, le Sable et l'Ecume, 1926 

    S'il est bon d'avoir l'esprit acerbe sur les travers des autres, et je ne m'en prive pas, il est nécessaire de ne pas être en reste quant à ses propres contradictions. J'ai moqué suffisamment les adeptes de Face-de-Bouc et leurs théories amicales censées justifier leur raison d'exister. Je continue de penser que l'escroquerie misérable d'une société répertoriant à satiété ses liens, tous ses liens, y compris les plus illusoires n'est rien à côté des moyens de contrôle sous-jacents qu'offre un tel montage. L'amitié de la Toile Zuckerberg est le tombeau de la vie et la terreau insidieuse de ce que Dominique Wolton nomme avec subtilité les solitudes interactives.

    Mais laissons cela. Nous avons aussi nos chats noirs, et lorsqu'on ouvre un blog, qu'on le développe (je n'aime guère ce terme mais c'est un signe de la prison sémantique à laquelle il est difficile d'échapper. Nous ne choisissons nos mots que dans une certaine mesure...), que le temps passe, on devient aussi le gestionnaire d'une structure invisible : on devient administrateur. Quel bonheur ! Administrateur... Cela fait rêver. On sent la grande entreprise, la prise de décision, les jetons de présence, etc. Pas du tout. Tout ce que l'on sait de plus, au fond, tient au nombre de pages lues et à celui des visiteurs.

    Car en ce monde où nous échangeons (autre épine sémantique, mais j'arrête là...), où nous écrivons, peu ou prou, nous ne trouvons plus de lecteurs mais des visiteurs. L'effacement du premier devant le second ne pose pas tant un problème d'orgueil, lequel supposerait que le lecteur du net ou de la presse est en soi un écho de celui de la littérature. On sait que c'est faux : les journaux ont des lecteurs et la médiocrité galopante de la gente journalistique (adieu Lacouture, Blondin, Mauriac et son bloc-notes... Ne soyons pas pleureuse). Non, l'orgueil n'a rien à voir avec la question présente. C'est un problème de représentation de l'écriture. Le passage par Internet induit un saut qualitatif (encore que l'adjectif soit plutôt à prendre avec ironie). Là où l'on imaginait la pause, le temps d'arrêt, les minutes arrachées à l'air du temps, aux nécessités premières, aux aléas, le lecteur se retranchant du monde, on doit désormais envisager un homme du transport en commun, un inconnu de la correspondance quasi ferroviaire, parfois même un perdu qui arrive chez vous en se demandant vraiment ce qu'il pourrait y trouver (mais ai-je quelque chose à lui offrir ? Ai-je d'ailleurs envie d'offrir ?).

    Si le blog ne détermine sa réalité, et certains diront sa notoriété, qu'à travers l'image du visiteur, à son dénombrement le plus grand possible, cela signifie qu'il est un leurre sui generis. Il n'a de place que dans le tournoiement incessant des adresses IP. Soit : il n'a pas de place. Il n'est nulle part. Il est donc d'une grande bêtise de poursuivre une histoire dont on se dit qu'elle n'est faite que d'une façade (comme le fameux mur de Face-de-Bouc), une sorte de pallissade sur laquelle on colle des mots, des textes, des images. Puis il y a les passants, qui jettent un œil, distraits, goguenards, lassés...

    On me rétorquera que celui qui vient sur mon blog a peut-être des raisons (qui lui appartiennent) de le faire, qu'il ne s'agit pas une simple erreur d'aiguillage durant à peine une seconde avant de rejoindre la rassurante page Google générale. Se vit-il d'ailleurs comme visiteur ? Suis-je moi-même un visiteur quand je vais chez autrui ? Parfois oui, j'en conviens. Pour d'autres, non : j'ai l'impression parfois de faire chemin avec eux, un chemin certes singulier puisque je ne les connais, ne les ai jamais vus. Dès lors les doutes qui me traversent à cause de ce désagrément sémantique sont peut-être superflus...

    Je n'y crois pas pourtant. Je suis certain que le choix initial de ce mot n'est pas motivé par sa valeur plus générique que celle de lecteur (selon le principe qu'il existe des blogs de photos ou de vidéos). Il signe la vitesse prenant le pas sur la lenteur, l'écoulement sur la fixation, la consommation sur la méditation, la curiosité sur l'étonnement. Et le paradoxe d'un tel pessimisme tient justement qu'il (le pessimisme) est le plus souvent la pensée fondatrice du désir de poursuivre. Rien qui ressemblerait à un acharnement ou à un désœuvrement mais en se disant que n'y eût-il qu'un seul lecteur du texte mis ce moment-là en ligne, parmi tous les visiteurs, un seul, qui s'en chargeât pour l'emmener hors de la machine, avec lui (ou elle), dans un endroit que je ne connais pas, que je ne connaîtrais jamais, n'y en eût-il qu'un seul, que ce serait battre en brèche le dictionnaire terrible de l'hyper-modernité... Vanité... Vanité, d'accord, une simple vanité (mais on sait que ce mot contient sa propre négation)...