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  • Décrypter (verbe)

    Je me souviens d'un temps où les journalistes analysaient les informations ou les événements. Cette époque semble révolue. Aujourd'hui, ils décryptent. Cette évolution linguistique n'est pas anodine, je crois. À mesure que l'accélération (voulue ou simulée) du monde s'accroît, et que leur magister faiblit (la médiocrité journalistique a une courbe exponentielle ascendante...), ces pauvres gens se retranchent derrière une illusoire capacité à dévoiler le monde qui nous entoure, comme de véritables mages.

    Ainsi donc le présent n'est-il plus seulement une somme d'éléments sur lesquels on pourrait exercer sa raison, ce qui est le principe de l'analyse. Il est un mystère dont le sens n'est accessible qu'aux seuls initiés. Le présent verse dans un ésotérisme dont le génie (bon ou mauvais) ne se dévoile qu'aux happy few, lesquels happy few n'ont rien à voir avec les lecteurs espérés et lointains de Stendhal, mais avec un marigot de journaleux, de spécialistes et d'experts qui ont couvert et serviteurs sur les ondes et dans les pages quotidiennes ou hebdomadaires.

    Le décryptage est une des traces linguistiques de cette nouvelle manière d'en imposer non seulement au quidam et au populaire mais plus largement au spectateur, qu'il ait ou non un bagage intellectuel. Alors que l'hexagone fleurit de bac +5 incapables d'écrire une phrase correctement, de bacheliers mention très bien incultes, il fallait bien déplacer le curseur sur l'échelle de la difficulté pour justifier de l'intérêt d'un monde de l'information en plein inflation.

    De fait, le décryptage est d'autant plus nécessaire que les chaînes d'infos en continu et l'ouverture des versions web pour les journaux ont singulièrement appauvri la valeur intrinsèque des informations. Plus que jamais, celles-ci sont de créations ex nihilo, selon les fluctuations de l'intérêt économique. Dans cette perspective, le décryptage est une construction de sophistes pour faire d'un rien un questionnement crucial et profond. Il est indissociable de la vanité des objets choisis. À ce titre, les bavardages incessants du 20 heures politiques de BFM sont l'archétype de cette suffisance qui tourne à vide. Les petites phrases, les mines, les silences y sont traduits pour notre plus grand bonheur. Le décryptage donne à l'inanité des propos et à la vulgarité du discours de Duflot, Placé, Copé, NKM, Valls et consorts des allures de manigances subtiles dignes du Grand Siècle.

    On pourrait faire la même chose avec les commentaires des experts économiques et des géo-stratèges. Notre idiotie supposée est en fait le tribut de cette démocratie médiatique qui n'a pas d'autre mode de fonctionnement pour se justifier que d'occuper le terrain en imposant ses règles, ses sujets, son jargon et ses décrets. Tout cela pour nous maintenir dans un obscurantisme paralysant et culpabilisateur...

    Dans le même temps, la lecture des journaux (à commencer par Le Monde) est devenue un pensum tant les idées et le style ont disparu. Le décryptage est une escroquerie mécanique pour esprit formaté. Il est la mort du verbe. Une mort de plus dans ce siècle dévastateur...

  • La Politique en short...

    L'une des hypocrisies, pour ne pas dire mensonges, les plus remarquables du triomphe libéral réside en l'édification d'une croyance relayée par les sphères économique, politique et médiatique : l'accroissement du choix, l'embarras délicieux devant la multiplicité des offres. Ce n'est pas sans raison que les opérateurs télévisuels du cable proposent des bouquets de chaînes (1). La vie est donc, sous cet angle, un jardin magnifique d'opportunités (autre grand poncif de la doxa...).

    Et l'on pourrait faire le parallèle avec l'aussi fameuse loi marketing des déclinaisons. Un seul objet, une seule forme, mais une kyrielle de variations en surface, à commencer par la couleur. La déclinaison est une adaptationpauvre du design tel que le concevait un Raymond Loewy ; c'est l'effet choc au moindre coût et l'illusion vendue de ma singularité. L'esthétique est un prétexte, d'autant plus dérisoire que le mauvais goût est devenu une règle dans la mesure où les principes démocratiques du jugement atomisent toutes les hiérarchies. Sur ce point, le renoncement à la moindre réflexion sur la beauté, ses critères et ses ordres, renoncement indispensable pour que l'art contemporain puisse être rentable et rentabilisé (2), a permis aux idiots de parader et aux incultes de se croire intelligents et cultivés (3).

    La télévision, pour revenir sur ce point, s'est peuplée de planètes infinies, et l'on nous promet l'univers. Pourquoi ? Pour quoi faire ? Est-il nécessaire de croire que tout nous est accessible, tout à portée de mains. Il n'est pas nécessaire de revenir sur le diagnostic de l'abrutissement des masses et sur le débat ouvert par l'École de Francfort qui voyait déjà dans le cinéma un diable. Ne considérons pas la totalité pour essayer d'en saisir la fatuité. Il suffit sans doute de s'arrêter sur un exemple, double, pour mesurer que non seulement la multiplication des chaînes n'est pas celle des pains mais que l'abêtissement des masses n'est pas un leurre.

    Le CSA a refusé il y a peu l'accès au réseau TNT à la chaîne d'informations LCI, laquelle disparaîtra vraisemblablement, ce qui n'est pas très grave au demeurant. Les considérations économiques ont prévalu. Les bonnes places étaient déjà prises. Il ne fallait pas rompre l'équilibre. La France, cette si belle démocratie, a déjà deux chaînes info en continu. Restons dans la mesure. Les Français ont déjà la possibilité de s'informer, d'être en alerte à toute heure. Le progrès est déjà immense, paraît-il, si l'on veut penser à ce que fut l'horreur des générations précédentes qui ne connurent que l'hertzien, et plus loin dans le temps, les seules chaînes publiques, et encore plus loin : la terreur gaulliste de l'ORTF (4).

    La vigueur informative est donc mesurable à l'aune de ces Castor et Pollux télévisuels : BFM et i-Télé, et le pays a lieu d'être rassuré sur son état de santé intellectuelle. Il va mieux que bien, comme disait un célèbre humoristique du CAC 40. Quoique...

    En y regardant (et rapidement) de plus près, le doute s'installe. Il suffit de s'attacher au contenu de la si fameuse tranche horaire du 20 heures. D'un côté, sur BFM Ruth Elkrief et son orchestre, de l'autre, sur i-Télé, Pascal Praud et sa bande. De quoi est-il question, chez l'une et chez l'autre ?

    Avec Elkrief, c'est le 20 heures politique. On y entend une troupe d'agités, pseudo experts de la vie politique, déblatérer à qui mieux mieux sur les faits du jour, sur les insignifiances verbeuses de la classe politique. C'est de la discussion de comptoir. D'une phrase, d'un mot, faire toute une histoire. Non pas à la manière d'une exégèse biblique, ce qui suppose une solide culture et un sens maîtrisé du temps et des symboles. Ce ne sont pas d'éminents cardinaux qu'on entend autour d'Elkrief. Tout juste pourraient-il balayer l'église (et encore...). Les écouter une fois revient à expérimenter l'art de ne rien dire. Ils oscillent entre la fausse ironie et l'air confit de ceux qui, enfin, nous révèlent l'essence du discours politique. La vacuité se double d'un art même pas subtil de la broderie. Umberto Eco avait, il y a longtemps, mis en garde contre les dangers de la sur-interprétation. Ils feraient bien de le relire, ces braves gens, ces sémioticiens de pacotille. Certes, il faut leur reconnaître un mérite certain : trouver de la matière dans une phrase de Cécile Duflot, Christophe Cambadélis ou Luc Chatel, une matière qui, chaque soir, est montée (comme des blancs en neige) jusqu'à des sommets nous faisant croire alors que le sort du pays est en jeu, ce travail-là mérite le respect (5). On pourra évidemment se demander s'ils croient en ce qu'ils disent, et sont donc complètement idiots, ou s'ils jouent la comédie, et sont alors de simples cyniques. Autant ne pas s'aventurer sur ce terrain. Mais cette tablée joyeuse, pleine de connivences et de certitudes, débattant faussement sur le rien, telle est donc la quintessence de l'information définie par la « première chaîne d'informations de France ». Tout un programme.

    C'est pour cette raison que le curieux, le lendemain, s'en va voir si ailleurs l'herbe est plus verte, la substance plus généreuse. Et en parlant d'herbe, on est dans le vrai puisque chaque soir, sur I-Télé, il est question de pelouse, de gazon. La France à l'heure du jardinage ? Que nenni ! C'est 20 H Foot... Le maître de cérémonie s'appelle Pascal Praud, nous l'avons dit. Ses invités débattent de la pubalgie de Zlatan, des choix de van Gaal à MU, des incidences du départ de Diego Costa de l'Atletico, et du niveau de l'arbitrage hexagonal. Des questions sérieuses, épineuses, profondes, méritant moult tours de rhétorique, des querelles de Clochemerle, des choix quasi philosophiques, des rappels à l'ordre, des bannissements, et j'en passe... La fatuité des discussions et le sérieux, plein de componction, des intervenants comptent moins que le fait même qu'elles reviennent chaque soir, comme un pain quotidien. Sur I-Télé, la continuité nationale tient à l'exégèse du une-deux et du ciseau retourné. La débandade économique n'est rien ; le délitement social, rien ; les tensions internationales, rien encore. L'accession à l'ère de l'info en continu n'avait qu'une finalité : permettre au football de devenir l'alpha et l'oméga des préoccupations citoyennes. Ceux qui pensent encore que l'avènement de la démocratie télévisuelle et connectée ne consacre pas le triomphe de l'imbécillité et de l'abrutissement, la mise au pinacle du décervelage au carré, ceux-là vivent dans un déni de la réalité. Le football comme phare de la pensée. Misère de misère.

    On en est là : la logorrhée des prétendus experts politiques, chez les uns, les exclamations des philosophes footeux, chez les autres. Au moins le temps étroit (je sais, je sais) de l'ORTF nous épargnait ces tristes sires. Que dire de plus ? Si, une dernière chose, une toute petite chose, une ultime ironie du temps. Ça se dispute, l'émission vedette de I-Télé, là même où Zemmour s'est construit une étoffe de penseur incontournable, est justement animé par Pascal Praud. Comme quoi, il n'y a peut-être pas à s'étonner. Jeu politique et partie de foot, c'est l'équation des temps sinistres...

     

    (1)Ce qui ouvre à un jeu de mots qu'on aurait loisir d'exploiter ainsi : de la télévision en constellation comme le signe magique de l'aliénation.

    (2)Le second terme étant plus important que le premier : c'est là que se tient la plus-value, grasse et grosse comme jamais en temps de crise (mais il est vrai que la crise est permanente. Ce n'est donc plus une crise, plutôt un mode de fonctionnement).

    (3)C'est aussi par ce biais que l'instruction a perdu toute sa validité. Ce ne sont pas seulement les programmes que l'on a vidés de contenu, les redéfinitions pédagogiques qui ont déraciné des élèves. Le marché, en s'accaparant les symboles les plus faciles de la démocratie, a rendu le quidam fier de lui alors même que son esprit est creux. Mais il est vrai qu'il sait s'habiller en marques et qu'il croit être un élégant. N'est pas Brummel qui veut et le dandysme contemporain est à mourir de rire...

    (4)C'est bien connu : les gens de ma génération, et de celle qui nous a précédés, n'en parlent pas sans effroi, comme d'un temps stalinien, une période glacière, un autre monde. Au fond, de Gaulle et la RDA (ou les Khmers rouges, ou Mao, ou les divers libérateurs de l'Afrique post-coloniale : enfin tout ce que la gauche libertaire a défendu), c'est la même chose. Sauf que de Gaulle, c'était pire... Je me demande seulement comment il se fait que nul autour de moi n'ait été porté disparu... Je n'ai pas non plus souvenir d'un exode massif...

     

  • Par ailleurs dans l'actualité (V)

    Au soir de la vague de froid survenue comme un éclair (sic), nous eûmes droit à l'intégrale. Il faisait -8° et cela dura douze minutes : le Monsieur Météo de la chaîne, un ingénieur idoine, des petits vieux dans une caravane, une route paralysée dans le Massif Central, et des mines réjouies à Megève. Le lendemain, thermomètre à -11°, ils en firent à peine moins -dix minutes- et nous offrirent un logement insalubre sans chauffage, Les Sables d'Olonnes sous fine pellicule blanche et une petite incursion chez nos voisins belges pour bien montrer que le gouvernement n'y était pour rien. Les deux jours suivants, alors que la température continuait de baisser (-12, puis -14°) on passa plus rapidement. racontant en deuxième, voire troisième rideau, ce qui n'était plus que petites misères verglacées. Tout juste eûmes-nous le loisir de découvrir les accents limousin et texan : l'autochtone et le touriste, entre deux tôles froissées et les conseils d'un médecin (couvrez-vous bien et buvez chaud...). Au cinquième jour, on rallongea la sauce, avec un relais pathétique : ils avaient leur premier SDF mort, à Beaugency (ce qui fut l'occasion pour la France de parfaire sa géographie...). Un ministre apparut, qui nous garantit que tout le monde se mobilisait pour faire face. Pour détendre l'atmosphère, deux journalistes d'investigation avaient parcouru les Jardins du Luxembourg, avec filtres et polarisant : c'était très beau. On se serait cru à Noël... Le sixième jour fut tragique. Trois morts (Toulouse, Baisieux et Besançon), malgré des centres ouverts (mais ils ne veulent pas se plier aux règles, nous expliqua un gars en cravate, ils préfèrent être seuls), des routiers bloqués qui n'en pouvaient plus et des coupures de courant en raison d'une demande trop forte : on atteignait les -17°. Près de douze minutes. Les candidats à la présidentielle rageaient in petto d'être ainsi relégués au profit de miséreux qui, vu leur précarité sociale, n'étaient même plus un électorat à conquérir. ISans doute durent-ils brûler des cierges, invoquer les puissances infernales, promettre je ne sais quoi. Toujours est-il qu'au septième jour, Dieu, dans sa grande miséricorde, annonça le dégel au 20 Heures, et l'on put renouer avec des banalités moins climatiques...

  • La falsification en douce

    Dans son édition du 9 février 2011, Libération publiait un article sur les déboires de Michèle Alliot-Marie en Tunisie. Le papier n'avait en soi rien de très neuf. Il ne faisait qu'illustrer la bêtise ministérielle, son inconséquence, ou, ce qui est le plus vraisemblable, le mépris pour la chose publique. MAM est au quai d'Orsay et l'on se demande bien pourquoi si elle est ainsi ignorante des agitations du monde. Il est vrai qu'elle n'est peut-être là que pour achever un parcours politique exemplaire où elle aura été de toutes les fonctions régaliennes (un peu comme un footballeur qui aurait fait le tour des grands clubs).

    Mais la question de ce billet ne porte pas sur les reproches que l'on peut adresser à cette médiocre diplomate. Elle concerne le journal lui-même, que je ne lis plus depuis longtemps (ou si peu), rachitique et creux qu'il est désormais devenu. Il y avait fort longtemps que je ne m'étais commis à lire sa prose. Au moins ne m'y suis-je pas attardé pour rien... Pour accompagner cet article, une photographie, dans un format qui prend à peu près le tiers de la double page. C'est un portrait assez serré de MAM. Au cas, sans doute, où le lecteur idiot n'aurait pas compris ce qu'il lisait. Je m'y arrête un peu, sur ce cliché tant il est remarquable. On y voit une ministre impeccablement peignée, avec des lunettes noires, col ouvert avec un foulard discret : un petit air Catherine Deneuve qui n'aura jamais réussi à être aussi belle que l'actrice (il faut faire avec ce qu'on a). Elle esquisse un léger sourire, rictus si rare chez celle dont la rigidité, dans le physique et le phrasé, est remarquable. Elle n'a rien, bien sûr, de la vacancière en goguette, de madame Michu sortant de l'hôtel ou du camping. Mais on s'en doutait. Dans le contexte où cette photo apparaît le lecteur se dit que la mère MAM se moque du monde, qu'à l'heure où des peuples sont soi-disant à se battre pour conquérir leur liberté (je croyais moi qu'ils l'avaient obtenue à l'indépendance. Je suis bien naïf...) elle est tranquille à trimballer l'élégance française au soleil doux d'un hiver tunisien évidemment plus clément que le nôtre (pensez : il y en a à ce moment-là  (nous sommes en décembre quand elle fait son escapade coupable) qui sont en train de se morfondre dans des aéroports puisqu'il neige...). Oui, ce photo est une incitation à demander sa démission, à crier à l'irresponsabilité étatique. Dehors MAM, vais-je mettre sur une banderole, remerciant Libération d'avoir avec beaucoup de pertinence démasqué celle qui fait passer mon pays pour un ami des puissants et des violents (alors qu'on nous rebat les oreilles sur la France et les droits de l'homme et phare du monde)... Il est évident que cette photo est une pièce à verser au dossier. Elle concrétise et synthétise le discours moral de ce journal anti-gouvernemental et joue sur l'immédiateté d'une visibilité à laquelle on délègue en quelque sorte la totalité du sens.

    D'ailleurs, la colère monte en moi (enfin presque) quand je commence à lire la légende qui, en blanc sur le fond de la dite photo, est écrite en petits caractères. Michèle Alliot-Marie en Tunisie... Oui, vraiment, à vous dégoûter de tout... Sauf que... en Tunisie en avril 2006. Oui, je lis bien : en avril 2006. Quand tout le monde s'accommodait très bien du régime de Ben Ali... Quel est le contexte de ce portrait souriant et guindé ? Des vacances ? Un voyage officiel ? Rien en tout cas qui puisse être objectivement et honnêtement rattaché à la situation présente, sinon que Libération nous informe (?) que MAM a déjà mis les pieds sur le sol tunisien.

    Alors ? Il s'agit de produire un effet, de cingler immédiatement l'esprit du lecteur d'un surcroît de mépris. L'information est nulle ; elle est même détournée. Le cliché est ici un exercice de falsification et le fait de légender la photo ne change rien. Il ne suffit pas aux diverses compagnies commerciales d'écrire en bas de page, dans des dimensions quasi illisibles, toutes les tables de leur loi, et de les invoquer ensuite, quand on veut presser le citron que vous êtes devenu, il ne suffit pas d'être en règle avec la loi pour ne pas être malhonnête. De même que le légal n'est pas le légitime... En procédant de la sorte et Libération n'est qu'un exemple, le journalisme fait la preuve de sa déchéance. En donnant de plus en plus de place à l'image, c'est-à-dire à ce qui se passe de commentaires, selon la bonne parole commune, parole creuse s'il en est, les journaux n'éclairent en rien les arcanes de la démocratie ; ils s'effacent un  peu plus chaque jour de l'ambition qu'ils affichent : informer, aider, libérer, pour n'être plus que les promoteurs de leur propre nécessité. Les quotidiens de la presse écrite française sont devenus aussi pauvres qu'est légère leur pagination.  Le texte n'est plus leur unique préoccupation. Pour qui les lit de loin en loin, on se dit qu'on n'y perd rien...

  • Ça (par ailleurs dans l'actualité II)

    "Neige" (capture d'écran), œuvre de Nicolas Aiello

    Des images de déluge, des maisons dévastées, des corps entraperçus, une région du Laos.

    -Bon, ben, moi, c'est pas tout ça, je vais aux toilettes. Tu voudras un dessert ?

    -Un fruit.

    (...)

    -Ça ou ça ?

    -Je prends l'orange.

    -Alors, ça donne quoi, le Laos ?

    -Déjà trois cents morts.

    -Ah, ouais. Pas mal... Et c'est quoi, ça ?

    -Ça ? Des Japonais qui ont mis au point des machines capables de jouer aux billes, des petits ordinateurs. Et ils gagnent à tous les coups.

    -Ça, je voudrais voir, ça ! Me faire taper la partie aux billes par des Japonais ! Faut pas rigoler !

    -Pourquoi ? Tu étais bon à ça, les billes ?

    -Gamin ? Une tuerie. À toutes les récrés... Le roi de la cour.

    -Raconte-moi ça !

    Et il lui raconte ça. En long en large et en travers. Sur l'écran, ça défile : les robots nippons, la FIAC, le foot, le prochain spectacle d'une "humoriste drôle". Ils s'en moquent. Lui raconte. Il efface tout ça. Tout s'efface, un temps. Mais c'est pas tout ça. La vaisselle à faire, et vite : c'est l'heure de Pékin-Express. Ça commence dans cinq minutes.

  • L'Appel du quotidien

    L'univers des blogs est si divers, si hétéroclite qu'il ne s'agit pas ici d'en rendre compte, ni même de proposer une quelconque analyse pour en dresser, par exemple, une typologie cohérente. L'approche qui explique ce billet relève de la conjugaison d'un empirisme forcément étroit et d'une lecture sociologique prenant appui sur un texte de Georges Perec, dont je donnerai plus bas un extrait.

    Les objectifs que poursuivent les blogueurs, les motivations qui les animent renvoient à des explications sociales, culturelles, politiques. Néanmoins, il est un point dont il faut minorer l'importance : la dimension narcissique du projet. Certes, on ne négligera pas le souci d'existence que traduit la décision de s'afficher peu ou prou sur la Toile. On ne niera pas que certains ont pu y gagner une notoriété (relative) ; mais le phénomène est marginal. Le caractère arborescent du système, les aléas de la recherche, le hasard des découvertes en ce domaine restreignent l'explication nombriliste du phénomène.

    Les choix des blogueurs peuvent consterner (ceux pour qui ce n'est qu'un avatar de Facebook, par exemple), agacer (les pourvoyeurs de bons sentiments), faire réagir (les polémistes). Peu importe. En revanche, pour avoir, en quelques occasions, décidé de naviguer de blogs en blogs, j'ai découvert un élément troublant en mesure d'éclairer l'un aspect des plus intéressants. Il n'est pas si vrai que les individus choisissent leur blog pour venir y déverser, selon un protocole qui transférerait à ce support les vertus adolescentes du bon vieux cahier intime. On trouvera, certes, des procéduriers de l'infiniment creux, amoureux du «moi je». Soit. Pour autant, certains blogueurs, tout en parlant d'eux, se saisissent du quotidien pour en faire une sorte de radiographie intuitive qui, au fur et à mesure, laisse apparaître l'«infra-ordinaire» dont parlera Perec. Cette traque du banal, cet arrêt sur l'insignifiant, cette prise à revers de la hiérarchie des faits imposée par la pyramide de l'information me paraissent une manière de reprise en main du réel (version optimiste), une mise à jour d'un défaut politique, sur une base mélancolique, consacrant l'abandon, dans un cadre pseudo-démocratique, du petit peuple par les élites (gouvernementale, journalistique, économique, intellectuelle, artistique). Ce choix qui est ainsi fait de regarder le monde du balcon, de la rue, du bus que l'on prend pour aller travailler, cet étonnement (c'est-à-dire un état de veille) devant un mur que l'on abat, devant une discussion de jeunes femmes en turquoise, cette recherche d'un simplicité quotidienne qui déprendrait ces blogueurs d'un horizon où la crise économique et existentielle est la seule ligne posée par le discours politique (au nom d'un réalisme bien senti) ; toutes ces options me semblent témoigner à la fois d'un désarroi devant le silence hiérarchique d'un mal être contemporain et d'une volonté de résistance.

    Certains peuvent donc se moquer de ces billets donnés à la lecture sans prétention stylistique, sans souci de composition parfois ; mais ce serait rater l'écheveau d'une parole qui essaie de se frayer un chemin dans l'administration actuelle du spectaculaire et du clinquant. Dès lors, quand on fait l'expérience de cette navigation un peu sauvage, aléatoire, on mesure à quel point l'attention du quidam déploie les brèches phénoménales d'une vie niée, vie du commun (ce que les politiques, lorsqu'ils s'engagent dans la démagogie la plus criante, appellent les vrais gens sans qu'on puisse croire un instant qu'ils sachent ce qu'ils sont) à mille lieues de la mise en scène médiatique. Ces blogs se promènent sur les lieux qu'on croirait sans histoire, dans les temps non rentables (jusqu'à l'aspiration contemplative parfois). Trois fois rien, pourrait-on dire, mais des riens qui, mis bout à bout, forment une chaîne qui n'a pas vocation à changer le monde (c'est bien là qu'est la mélancolie) mais qui cherche, je crois, à faire écho auprès de celui qu'on connaît déjà mais aussi dans le monde de celui qu'on ne connaît pas (et qu'on ne verra sans doute jamais). Voilà pourquoi nous ne sommes pas loin de ce texte de Georges Perec publié en février 1973, dans Cause commune, numéro 5 :

    «Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m'ennuient, ils ne m'apprennent rien ; ce qu'ils racontent ne me concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou je voudrais poser.

    Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment le décrire ?

    Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune information. Ce n'est même plus du conditionnement, c'est de l'anesthésie. Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?

    Comment parler de ces «choses communes», comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donne un sens, une langue ; qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.

    Peut-être s'agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l'exotique, mais l'endotique.

    Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l'origine. Retrouver quelque chose de l'étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d'un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d'autres, et ce sont eux qui nous ont modelé.

    Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes ; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?»

    N'est-il pas magique et touchant de voir ainsi le dernier grand écrivain français (du moins, si l'on s'en tient à la prose et au roman, pour simplifier) s'attacher à des points aussi prosaïques ? Certains en riront. Moi pas. Je crois plutôt que Perec met simplement en lumière cet écart entre le monde tel qu'il est rendu dans un espace aujourd'hui médiatisé (et ce qu'il écrit est indissociable de la pensée d'un Guy Debord, par exemple) et tel qu'il est vécu. Non qu'il faille s'en remettre à la seule appréciation de l'anonyme (telle qu'on nous la sert le soir des grèves ou des événements spectaculaires par des micros-trottoirs aussi creux que manipulés) ; cependant, voir apparaître, au-delà de l'exaspération diffuse devant un monde insondable, la recherche et le désir d'une forme poétique et créatrice du quotidien, cela n'est pas anodin. Peut-être faut-il y voir une sorte de liberté sans lendemain, une énième forme contrôlée de l'asservissement moderne (ou postmoderne). Il n'en reste pas moins que tous ces billets sont les traces d'un vivant qui essaie de remonter à la surface, qui veut exister, avec comme conséquences l'appel à ce que, nous aussi, nous (ré)apprenions à prendre soin de notre ordinaire.