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  • La forme creuse

    Il s'agit du Figaro.fr mais cela n'est que pure circonstance. Il pourrait être question de n'importe quel média presse, web ou non. La tendance, l'orientation partisane comme on dit, est secondaire. Ce qui prime : le vocabulaire sous-jacent.

    Le Figaro.fr change son format et tout est déjà dans le titre : «Le Figaro redessine son site Internet pour mieux raconter l'actualité ». Informer, c'est raconter. Le storytelling qui a fait fureur dans le domaine publicitaire depuis les années Reagan s'est définitivement installé dans le champ journalistique. On pourrait dire que l'affaire n'est pas si nouvelle. Dans un sens, Albert Londres était un écrivain, ou pour le moins, dans ses enquêtes, un narrateur. Certes. Il y avait chez lui le style, un style mis au service d'enquêtes au long cours. L'écriture était une partie du sens. L'écriture était, d'une certaine manière, une pratique construite, un véritable support procédant de toute une tradition qui ne se fondait pas sur le seul journalisme. Il n'est donc pas étonnant que de beaux écrivains furent, sans que cela soit incompatible, des chroniqueurs élégants : de Béraud à Blondin en passant par Vialatte, par exemple.

    Mais si l'on considère la médiocrité de l'écriture journalistique contemporaine, au Figaro comme ailleurs, ce n'est certainement pas le style qui permet de donner au verbe raconter toute sa noblesse. Comment, d'ailleurs, cela pourrait-il se faire ? L'information en continu donne-t-elle un autre choix qu'une écriture bâclée et à l'emporte-pièce ? Dès lors, le raconter dont il est question n'est rien d'autre qu'une mise en scène, plus ou moins biaisée, répondant à un diktat temporel croissant. Raconter l'actualité... Évidemment... Le factuel brut dans une logique spectaculaire pour attirer le chaland. Raconter ici signifie occuper l'espace. L'actualité est un film, ou peu s'en faut, que l'on aura l'occasion de scénariser, et encore : pas toujours, en fonction des intérêts de chacun. L'épisode Léonarda en aura été le dernier avatar.

    En fait on comprend mieux cette annonce à la lumière de ce que déclare Alexis Brezet, le rédacteur en chef : « nous ne changeons pas notre recette, mais nous augmentons la part consacrée à l'information, à la vidéo et à la photo ». Passons sur l'aveu, en creux, qui faisait/fait (?) que l'information n'est pas le centre de la publication (Serait-elle en fait le prétexte à un marché publicitaire ? Une nouvelle version du temps disponible de ce cher Patrick Le Lay ?). Retenons surtout qu'il s'agit d'une recette. Excès de langage, si on veut le défendre... À moins que ce ne soit le vrai signe du formatage de l'information. Le journal comme soumission du fond à un impératif formel. Comme dans une certaine restauration : masquer la médiocrité de ce que l'on donne par l'habillage. Plus encore : la recette suppose un protocole, une méthodologie, des quasi gimmicks capables de capter l'attention, de captiver l'esprit, de capturer le chaland. Peu importe ce qui, alors, est dit, l'essentiel est que cela passe bien. Ce n'est pas la matière qui compte mais sa lisibilité formelle. Formelle, sans même être nécessairement stylistique.

    Et si je parlais d'habillage, c'est parce que cette décision répond à une obligation (commerciale, on s'en doute) : la « nouvelle présentation [...] tient compte des dernières tendances dans le traitement de l'actualité sur le Web ». Tendances... L'affaire n'est pas que technique. Elle obéit aussi à des processus typiquement marketing. Il y a en matière d'information des tendances, comme dans la mode.

    L'histoire vient de loin, sans doute. Émile de Girardin et sa Presse, au milieu du XIXe siècle, avait creusé le sillon. On sait ce que Maupassant en fit en écrivant Bel Ami. Le plus remarquable tient dans le triomphe ouvert du discours publicitaire appliqué au monde journalistique. Que celui-ci prétendant encore à son statut de quatrième pouvoir, dont elle a récupéré les droits chez Burke, en soit arrivé là n'est pas vraiment un signe de bonne santé démocratique. Le roi est nu et ne cache même plus sa nudité.

     

     

  • OWNI, la fin ou pas...

     

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    Pendant que la planète se demandait si les Mayas savaient compter ou pas, et qu'on buzzait, twittait, chattait sur une ridicule fin du monde, le 21 décembre, le site d'open data OWNI était mis en redressement judiciaire. Misère que cette disparition, que la fin d'une aventure qui aura été une source d'informations et de réflexions tout à fait prolifique. La logique du creative commons est une voie majeure pour l'extension (peut-être illusoire), sans barrière, de l'info pour tous (oui, l'info pour tous...), en marge des canaux officiels et convenus. Il faut le rappeler et s'inquiéter des entraves, notamment économiques, pour que ne puissent se pérenniser de telles entreprises.

    Malgré cette cessation d'activité, les articles et les enquêtes restent accessibles. Malgré cette disparition, OWNI doit rester vivant, reste vivant. Il suffit de cliquer sur ce lien pour le constater et de faire passer le mot :

    http://owni.fr/

  • L'Immatériel

     

     

    Elle ne portera jamais l'usure, l'usage, traces où parfois on repérerait l'impatience, la maladresse ou la répétition (peut-être l'obsession...). Elle sera immaculée de n'être pas vraiment, sinon une combinaison binaire infiniment puissante. Elle n'est à personne, au fond. Ni à celui qui l'a écrite, ni à celui qui la lit. Encore qu'il reste le moyen de l'importer, comme on dit, et d'en faire une page, une vraie page, de donner le souffle qui lui manque, le supplément d'âme.

    Elle n'a pas d'odeur, ne porte pas le vieux. Elle est à l'image des délires de notre temps : pas d'altération (ce qui d'ailleurs, autre débat, à creuser, renverrait à l'absence d'altérité, ou aux fausses altérités du présent : visages retournés vers eux-mêmes. Moins altérité de l'échange que de l'intrinsèque). Elle ne s'écorne pas, elle ne jaunit pas, ne se désagrège pas (mais il est possible de la détruire -delete-, ou que quelqu'un vienne la détruire.).

    La page web. Objet sans consistance. Infiniment transportable sans que nul ne le sache. À disposition. Le papier (ou ses ersatz) furent choisis par les Chinois parce que la cour ne voulait plus déambuler dans le pays, il y a longtemps, avec des dalles de pierre qui servaient de mémoire. Trop lourdes, trop encombrantes. Alors vint le livre. Mais, peut-être que la technologie qui nous allège (façon ironique de parler car il me semble qu'elle nous viderait, plutôt) est-elle le signe que même le livre, ou la page, ou la feuille, tout cela est devenu trop lourd, trop pesant, comme l'Histoire ou le passé dont le commun veut aujourd'hui faire table rase.

    Étrange objet immatériel que la page web, avec laquelle j'essaie de m'accorder, dans les limites de mes compétences techniques. Froideur du clavier, infini dispositif typographique, graphique, chromatique. Et pourquoi ? Pierre Michon disait que le passage à l'ordinateur avait changé sensiblement sa façon d'écrire. La vitesse, la différence dans la relecture, l'uniformité de la graphie. L'absence de la rature.

    L'absence de la rature, comme l'absence de l'annotation pour le lecteur. Le bonheur de la rature... Lis-tes-ratures, pour citer Jean-Luc Steinmetz. Le souvenir sur lequel parfois on revient sans qu'il soit malgré tout possible d'en maîtriser la profondeur et le sens. Mais on sait que quelque chose alors s'était passé, qu'il en reste une trace, à quoi on tient dans son inconnaissable même. Portance cicatricielle d'une voie qui achemine  avec sa présence, sa généalogie. La page, elle, web impose une neutralité. C'est un no man's land. Que nous traversons sans vraiment y laisser un peu de nos forces pour exister. Elle est de tous ces lieux qui sont surtout des espaces, des zones de transit, un tarmac, un quai... Ce n'est pas la page blanche, mais la page absente, dont l'apparition correspond à l'indication "terminé" en bas à gauche de l'écran. Apparition/terminé. Quelle belle synthèse...

    Si la feuille, concrète et inflammable, peut faire penser à l'élémentaire d'un pavement sur lequel, sans que la main puisse toujours le sentir, reste le souvenir du plein et du creux, l'impression, la page web est une suspension, un flottement que notre poing n'atteint pas, bataille dans le vide. Si l'écran même peut être tactile, c'est que nous avons perdu quelque chose au bout de nos doigts, quelque chose qui dure : la main posée sur la page, pendant que nous rêvassons d'être dans ce décor, auprès de cette belle inconnue, et les heures passant. Notre main s'appuie sur la page ; les mots passent entre nos doigts, comme une eau, et cela appartient seule à  la feuille.

    Feuilleter, effeuiller, et d'une certaine manière fureter : bonheur du livre, présence de l'homme.

    Tenir un blog, au-delà de la vanité (au double sens du terme) de l'entreprise est une forme d'acceptation de cette disparition de l'homme, non en tant qu'être mais en tant que corps, une manière de vider la parole de sa physicité. Physicité que portait encore le papier, la feuille.  Il faut s'en accommoder, ne pas avoir de regrets (ou sinon, en faire un texte, qu'on intitulerait L'Immatériel).

  • Les Nœuds dans le réseau

     

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                                                                                                                                           (Merci à Gabriel)

    La résolution n'est évidemment pas très bonne pour comprendre immédiatement de quoi il retourne. Il s'agit d'une formalisation de l'exploitation factuelle d'internet, réalisée par l'équipe d'IA (Information Architects) reprenant le schéma du métro tokyote pour essayer de définir, d'une manière efficace, le phénomène de concentration auquel lentement (mais sûrement) se soumet un instrument qui avait vocation première d'être un open space, grâce à quoi l'information et la logique circulatoire afférente permettaient d'envisager un relatif contournement des stratégies concentrationnaires (et ici l'adjectif a vocation à l'ambiguïté, dans un écho prenant sa source dans l'analyse d'un Giorgio Agamben) du pouvoir.

    Mais la formalisation d'IA met immédiatement en lumière le fait qu'internet tend vers une pseudo-liberté d'accès dont profitent avant tout des structures dont la capacité à stocker, à trier, à contrôler l'information risque de déboucher sur une maîtrise terrifiante des individus. Une mienne connaissance, aujourd'hui dans la police (eh oui), me précisait, il y a quelques années, que les renseignements de type économico-sociologiques s'avèreraient, dans l'utilisation ultérieure qui en seraient faites, bien plus redoutables que les techniques policières classiques sur lesquelles des gauchistes dépassés font une fixation : en clair, haro sur le fichier Edwige et tous sur Face de bouc. Il n'est pire aliénation que celle dont on pense qu'elle est un gain individuel (où l'on découvre alors que l'individualisme de type quasi libertarien est une vaste fumisterie. Passons.). Le contrôle ne tient plus dans le strict diktat d'une règle impérieuse et coercitive mais dans la latitude consentie et vécue comme émancipatrice au sein d'une structure qui porte en elle la trace, la traçabilité, la mémoire de ce qui ne nous appartient plus vraiment (1).


    Ainsi, ce qui devait être flux, réseaux décentrés, décentralisés se conforme-t-il, en très peu de temps, en une structure restreinte de passages obligés, inconscients qui nous mènent de réseaux sociaux (Face de bouc, Twitter, MySpace,...) en autoroutes d'informations conformes (Wikipedia, Google...) en passant par des centrales d'achat potentiels (ebay, Amazon,...), par des structures de divertissement (Youtube, Daylimotion,...), par des entreprises à vocation monopolistique (Microsoft, Apple,...). Le moule est là, invisible, indétectable pour le commun des mortels, qui trouve, d'ailleurs, que ne pas participer à une telle entreprise de connection relève ou de la ringardise, ou de la misanthropie.

    Le fait même d'avoir choisi la formalisation du métro en dit long sur le caractère passif (pour l'utilisation) du processus en marche. Il ne s'agit pas d'effacer, sous couvert d'une destination que nous aurions choisie, le cheminement par lequel l'objectif est atteint. C'est un peu comme se retrouver dans un magasin Ikea, cet endroit terrifiant où, quoi que vous veniez chercher, il n'est pas possible d'échapper à la voie tracée pour tous. Vous avez certes le droit de ne pas vous arrêter à tel ou tel rayon mais, dans le fond, même si vous semblez décidé à ne pas suivre la Loi, il en reste quelque chose : une imprégnation, du temps perdu, une lassitude. La réduction du web a des nœuds obligés (une sorte de multiplication planétaire de la station Châtelet, pour faire simple) à de quoi glacer les âmes les plus confiantes en une libération par la technologie (2). Dans cette perspective, la puissance nodale prime sur le parcours. Internet schématise donc la victoire du lieu sur l'espace, la puissance de l'appartenance sur l'errance, l'installation sur le vagabondage. La réflexion induite par la (re)construction d'IA amène à considérer la postmodernité et la révolution technique qui l'accompagne (3) sous le jour d'un asservissement volontaire, le pire qui soit puisque les premiers à le justifier sont les victimes du système mis en place. Le web a vingt ans (pour faire court) et les moyens mis en œuvre ont permis, dans un temps aussi court, de rassembler un maximum de population non pas sur un projet de vie, sur une réflexion politique, mais sur une plateforme coopérative à vocation consumériste et policière dont le dernier des imbéciles se félicitent.

    La lucidité de certains informaticiens les pousse à creuser les moyens qui ouvriraient vers une véritable alternative, un peu comme, dans le monde dont ils sont issus, est apparue une volonté de contrer Microsoft en développant des logiciels libres (du type Linux). Pour avoir eu l'occasion d'en discuter avec l'un d'eux, la partie n'est pas gagnée. Non qu'il n'y ait pas le désir de se battre contre l'hydre, mais l'inertie d'un confort consommateur, l'inconscience d'un public doucement installé de l'autre côté de l'écran, l'écrasement progressif d'une conscience politique, tous ces paramètres laissent augurer que le métro de Tokyo ainsi revisité a encore de beaux jours devant lui.

     

     

     

     

     

    (1)Sur ce point, il y aurait à développer, dans une opposition évidemment schématique, d'un symbolisme sans doute outrancier, ce que le phénomène mémoriel a perdu en autorité à mesure même que la modernité s'enfonçait dans une course contre l'entropie, pour la conservation à tout prix de ce qui était vécu et senti. L'espace et le temps contemporains sont à l'opposé absolu d'une démarche proustienne dans laquelle l'épopée individuelle admet la perte comme signe même de l'existence, la recollection comme marque de vitalité, jusque dans sa limitation. Proust, même dans le prodige d'une vie tournée vers une mémorisation aussi étendue qu'elle pût être des instants, admet implicitement que tout n'est pas dans la maîtrise. L'involontaire (pour ne dire d'une affreux barbarisme -l'involonté- fait partie de l'être : la madeleine, le pavé de Guermantes...)

    (2)Si ce n'est que l'Histoire nous a appris que la technologisation du monde, dans une forme encore très archaïque, peut féconder les régimes les plus sanglants...

    (3)Laquelle révolution pourrait s'avérer bien plus déterminante, in fine, que la chute du Mur de Berlin et l'écroulement du bloc soviétique qu'un penseur comme Emmanuel Todd avait anticipé dès le milieu des années 70, quand les Américains craignaient encore l'arrivée de ministres communistes en Occident comme une catastrophe diabolique.


  • L'Appel du quotidien

    L'univers des blogs est si divers, si hétéroclite qu'il ne s'agit pas ici d'en rendre compte, ni même de proposer une quelconque analyse pour en dresser, par exemple, une typologie cohérente. L'approche qui explique ce billet relève de la conjugaison d'un empirisme forcément étroit et d'une lecture sociologique prenant appui sur un texte de Georges Perec, dont je donnerai plus bas un extrait.

    Les objectifs que poursuivent les blogueurs, les motivations qui les animent renvoient à des explications sociales, culturelles, politiques. Néanmoins, il est un point dont il faut minorer l'importance : la dimension narcissique du projet. Certes, on ne négligera pas le souci d'existence que traduit la décision de s'afficher peu ou prou sur la Toile. On ne niera pas que certains ont pu y gagner une notoriété (relative) ; mais le phénomène est marginal. Le caractère arborescent du système, les aléas de la recherche, le hasard des découvertes en ce domaine restreignent l'explication nombriliste du phénomène.

    Les choix des blogueurs peuvent consterner (ceux pour qui ce n'est qu'un avatar de Facebook, par exemple), agacer (les pourvoyeurs de bons sentiments), faire réagir (les polémistes). Peu importe. En revanche, pour avoir, en quelques occasions, décidé de naviguer de blogs en blogs, j'ai découvert un élément troublant en mesure d'éclairer l'un aspect des plus intéressants. Il n'est pas si vrai que les individus choisissent leur blog pour venir y déverser, selon un protocole qui transférerait à ce support les vertus adolescentes du bon vieux cahier intime. On trouvera, certes, des procéduriers de l'infiniment creux, amoureux du «moi je». Soit. Pour autant, certains blogueurs, tout en parlant d'eux, se saisissent du quotidien pour en faire une sorte de radiographie intuitive qui, au fur et à mesure, laisse apparaître l'«infra-ordinaire» dont parlera Perec. Cette traque du banal, cet arrêt sur l'insignifiant, cette prise à revers de la hiérarchie des faits imposée par la pyramide de l'information me paraissent une manière de reprise en main du réel (version optimiste), une mise à jour d'un défaut politique, sur une base mélancolique, consacrant l'abandon, dans un cadre pseudo-démocratique, du petit peuple par les élites (gouvernementale, journalistique, économique, intellectuelle, artistique). Ce choix qui est ainsi fait de regarder le monde du balcon, de la rue, du bus que l'on prend pour aller travailler, cet étonnement (c'est-à-dire un état de veille) devant un mur que l'on abat, devant une discussion de jeunes femmes en turquoise, cette recherche d'un simplicité quotidienne qui déprendrait ces blogueurs d'un horizon où la crise économique et existentielle est la seule ligne posée par le discours politique (au nom d'un réalisme bien senti) ; toutes ces options me semblent témoigner à la fois d'un désarroi devant le silence hiérarchique d'un mal être contemporain et d'une volonté de résistance.

    Certains peuvent donc se moquer de ces billets donnés à la lecture sans prétention stylistique, sans souci de composition parfois ; mais ce serait rater l'écheveau d'une parole qui essaie de se frayer un chemin dans l'administration actuelle du spectaculaire et du clinquant. Dès lors, quand on fait l'expérience de cette navigation un peu sauvage, aléatoire, on mesure à quel point l'attention du quidam déploie les brèches phénoménales d'une vie niée, vie du commun (ce que les politiques, lorsqu'ils s'engagent dans la démagogie la plus criante, appellent les vrais gens sans qu'on puisse croire un instant qu'ils sachent ce qu'ils sont) à mille lieues de la mise en scène médiatique. Ces blogs se promènent sur les lieux qu'on croirait sans histoire, dans les temps non rentables (jusqu'à l'aspiration contemplative parfois). Trois fois rien, pourrait-on dire, mais des riens qui, mis bout à bout, forment une chaîne qui n'a pas vocation à changer le monde (c'est bien là qu'est la mélancolie) mais qui cherche, je crois, à faire écho auprès de celui qu'on connaît déjà mais aussi dans le monde de celui qu'on ne connaît pas (et qu'on ne verra sans doute jamais). Voilà pourquoi nous ne sommes pas loin de ce texte de Georges Perec publié en février 1973, dans Cause commune, numéro 5 :

    «Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m'ennuient, ils ne m'apprennent rien ; ce qu'ils racontent ne me concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou je voudrais poser.

    Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment le décrire ?

    Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune information. Ce n'est même plus du conditionnement, c'est de l'anesthésie. Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?

    Comment parler de ces «choses communes», comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donne un sens, une langue ; qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.

    Peut-être s'agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l'exotique, mais l'endotique.

    Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l'origine. Retrouver quelque chose de l'étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d'un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d'autres, et ce sont eux qui nous ont modelé.

    Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes ; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?»

    N'est-il pas magique et touchant de voir ainsi le dernier grand écrivain français (du moins, si l'on s'en tient à la prose et au roman, pour simplifier) s'attacher à des points aussi prosaïques ? Certains en riront. Moi pas. Je crois plutôt que Perec met simplement en lumière cet écart entre le monde tel qu'il est rendu dans un espace aujourd'hui médiatisé (et ce qu'il écrit est indissociable de la pensée d'un Guy Debord, par exemple) et tel qu'il est vécu. Non qu'il faille s'en remettre à la seule appréciation de l'anonyme (telle qu'on nous la sert le soir des grèves ou des événements spectaculaires par des micros-trottoirs aussi creux que manipulés) ; cependant, voir apparaître, au-delà de l'exaspération diffuse devant un monde insondable, la recherche et le désir d'une forme poétique et créatrice du quotidien, cela n'est pas anodin. Peut-être faut-il y voir une sorte de liberté sans lendemain, une énième forme contrôlée de l'asservissement moderne (ou postmoderne). Il n'en reste pas moins que tous ces billets sont les traces d'un vivant qui essaie de remonter à la surface, qui veut exister, avec comme conséquences l'appel à ce que, nous aussi, nous (ré)apprenions à prendre soin de notre ordinaire.