Elle ne portera jamais l'usure, l'usage, traces où parfois on repérerait l'impatience, la maladresse ou la répétition (peut-être l'obsession...). Elle sera immaculée de n'être pas vraiment, sinon une combinaison binaire infiniment puissante. Elle n'est à personne, au fond. Ni à celui qui l'a écrite, ni à celui qui la lit. Encore qu'il reste le moyen de l'importer, comme on dit, et d'en faire une page, une vraie page, de donner le souffle qui lui manque, le supplément d'âme.
Elle n'a pas d'odeur, ne porte pas le vieux. Elle est à l'image des délires de notre temps : pas d'altération (ce qui d'ailleurs, autre débat, à creuser, renverrait à l'absence d'altérité, ou aux fausses altérités du présent : visages retournés vers eux-mêmes. Moins altérité de l'échange que de l'intrinsèque). Elle ne s'écorne pas, elle ne jaunit pas, ne se désagrège pas (mais il est possible de la détruire -delete-, ou que quelqu'un vienne la détruire.).
La page web. Objet sans consistance. Infiniment transportable sans que nul ne le sache. À disposition. Le papier (ou ses ersatz) furent choisis par les Chinois parce que la cour ne voulait plus déambuler dans le pays, il y a longtemps, avec des dalles de pierre qui servaient de mémoire. Trop lourdes, trop encombrantes. Alors vint le livre. Mais, peut-être que la technologie qui nous allège (façon ironique de parler car il me semble qu'elle nous viderait, plutôt) est-elle le signe que même le livre, ou la page, ou la feuille, tout cela est devenu trop lourd, trop pesant, comme l'Histoire ou le passé dont le commun veut aujourd'hui faire table rase.
Étrange objet immatériel que la page web, avec laquelle j'essaie de m'accorder, dans les limites de mes compétences techniques. Froideur du clavier, infini dispositif typographique, graphique, chromatique. Et pourquoi ? Pierre Michon disait que le passage à l'ordinateur avait changé sensiblement sa façon d'écrire. La vitesse, la différence dans la relecture, l'uniformité de la graphie. L'absence de la rature.
L'absence de la rature, comme l'absence de l'annotation pour le lecteur. Le bonheur de la rature... Lis-tes-ratures, pour citer Jean-Luc Steinmetz. Le souvenir sur lequel parfois on revient sans qu'il soit malgré tout possible d'en maîtriser la profondeur et le sens. Mais on sait que quelque chose alors s'était passé, qu'il en reste une trace, à quoi on tient dans son inconnaissable même. Portance cicatricielle d'une voie qui achemine avec sa présence, sa généalogie. La page, elle, web impose une neutralité. C'est un no man's land. Que nous traversons sans vraiment y laisser un peu de nos forces pour exister. Elle est de tous ces lieux qui sont surtout des espaces, des zones de transit, un tarmac, un quai... Ce n'est pas la page blanche, mais la page absente, dont l'apparition correspond à l'indication "terminé" en bas à gauche de l'écran. Apparition/terminé. Quelle belle synthèse...
Si la feuille, concrète et inflammable, peut faire penser à l'élémentaire d'un pavement sur lequel, sans que la main puisse toujours le sentir, reste le souvenir du plein et du creux, l'impression, la page web est une suspension, un flottement que notre poing n'atteint pas, bataille dans le vide. Si l'écran même peut être tactile, c'est que nous avons perdu quelque chose au bout de nos doigts, quelque chose qui dure : la main posée sur la page, pendant que nous rêvassons d'être dans ce décor, auprès de cette belle inconnue, et les heures passant. Notre main s'appuie sur la page ; les mots passent entre nos doigts, comme une eau, et cela appartient seule à la feuille.
Feuilleter, effeuiller, et d'une certaine manière fureter : bonheur du livre, présence de l'homme.
Tenir un blog, au-delà de la vanité (au double sens du terme) de l'entreprise est une forme d'acceptation de cette disparition de l'homme, non en tant qu'être mais en tant que corps, une manière de vider la parole de sa physicité. Physicité que portait encore le papier, la feuille. Il faut s'en accommoder, ne pas avoir de regrets (ou sinon, en faire un texte, qu'on intitulerait L'Immatériel).