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mémoire

  • L'ouïe

    1-Le bruit des pas sur un macadam humide (la pluie a cessé depuis un quart d'heure)

    2-L'accent d'un Libanais parlant français

    3-L'océan, la nuit

    4-Une voix d'aéroport

    5-Le "cling" de l'ascenseur arrivé à l'étage demandé

    6-La voix de Jean-Louis Trintignant

    7-La machine à sous dans l'intro du Money de Pink Floyd

    8-Le craquement et le souffle des vynils

    9-La scansion de Patrick Brion

    10-L'aria des Variations Golberg, Glenn Gould, 1956.

  • L'odorat

    1-La boutique d'un torréfacteur

    2-L'encaustique que l'on vient de passer sur un parquet

    3-Le foin coupé

    4-La marée basse (à Cancale)

    5-Eau Jeune (il y a trente-cinq ans)

    6-La terre mouillée après un bref orage d'été

    7-Le gasoil (du bac de l'île de Ré)

    8-Une odeur de cuisine dans l'escalier

    9-L'hôpital

    10-La frangipane

  • Le goût

    1-Le thé à la menthe

    2-La confiture de roses (rouges)

    3-Un Martini blanc (sans glaçon)

    4-Le réglisse chez Fassi

    5-Une Rochefort

    6-L'eau de mer sur les lèvres

    7-Une peau parfumée

    8-L'acidité des mûres sauvages

    9-Les craquelins

    10-La mangue

  • Le toucher

    1-Le sable sec sous la plante des pieds

    2-les cheveux mouillés

    3-La croûte d'une petite blessure (au coude)

    4-L'oreiller

    5-La taille-douce des traveller's check

    6-La dentelle féminine

    7-Les reliefs dorés des vieilles Singer

    8-La barbe de trois jours

    9-La pierre encore chaude, sur la terrasse, la nuit, en été.

    10-La rampe de l'escalier à la descente de l'avion.

  • Didier Squiban, comme un miroir de pluie

    Tu peux attendre que tout s'arrache, que tout se vende, que l'on arase ce que tu as fait. Les lieux les plus pauvres sont ceux qui t'appartiennent le mieux, comme des souvenirs de trois fois rien. Une mer pure ; au lointain, un goémonier qui plonge ses pinces dans l'eau. Le retour se fera comme l'aller, à effleurer les ledenez. Tu reviendras à bon port, les mains dans les poches, sans rien ramener. Pas le moindre caillou, pas la moindre brindille. Tu riras seulement que dans tes chaussures, que tu retires dans ta modeste chambre d'hôtel, il reste du sable de là-bas. Ses cheveux, à elle, mélangent le sel et son odeur qui t'est si douce. Tu te mets à la fenêtre. Quelques nuages, à fredonner Squiban, qui a enregistré son album dans l'église de Molène.


     

  • Sémantique

    Le 8 mai, comme le 11 novembre, est devenu une fête (fête de la victoire, peut-on lire ici et là). Le mot "commémoration" semble avoir disparu. La vraie question du moment est de savoir si le pont est possible, pour les uns, si cela activera le tourisme (prions pour une météo clémente), pour les autres, et pour une dernière part, c'est la difficulté à boucler une commande (vous comprenez, déjà le 1er mai...)

    Il y a plus de trente ans, Giscard d'Estaing avait supprimé cette journée. Tollé puis rétablissement. Indignation (c'est très facile...) satisfaite, mais je ne suis pas sûr que, dans l'histoire, la mémoire ait gagné quoi que ce soit. C'est peut-être même le contraire : la banalisation festive, puisqu'il s'agit alors d'en profiter, chacun pour soi, rend plus creux encore le passé commun. Elle le vide de tout contenu symbolique. Ce n'est plus de l'oubli, à proprement parler, mais un droit à la négligence. Une sorte de seconde mort pour les maquisards et les valeureux d'Omaha Beach.

    Évidemment, on s'en étonnera, à l'heure des repentances mémorielles tous azimuts

     

  • Pièces détachées

     

    Porto.jpg

     

    Il est des lieux où l'on ne revient pas quoiqu'un répertoire de la vie assure le contraire. Et comment nierais-tu, ce que les traces informatiques, réservations, paiements, retraits, arriveraient à poser comme une évidence ?

    Mais que signifie revenir, contempler des façades vieillissantes, sourire aux vitrines dépassées, arpenter les descentes vers le fleuve et les ascensions vers les églises, là où tu croyais qu'une part de toi s'était ancrée, quand ce toi-même avait abandonné, et tu ne le savais pas encore, dans les rues pluvieuses et les troquets d'étrangers drôles dont les babils se neutralisaient,

    son manteau, sa carcasse et son désarroi,

    tout ce viatique que, comme souvent chez les hommes, tu ne voulais pas loin de toi.

    Les lieux ne sont pas les albums de nos chagrins. Ils sont plus forts, plus détachés de nous et c'est notre orgueil qui voudrait le contraire.

    Porto est sous le soleil, le pont Luis ferraille au-dessus du Douro. Vent frais et grâce alentie des marcheurs.

    Aurais-tu compris sans ces deux jours de mars, imprévus, que ce qui demeure ici, et que tu croyais douloureux et vivace, n'était qu'un vestiaire de faux papiers ?

    Le bonheur est vif, soudain, sensible,

    et sur les quais du Douro, en aval, une boule de brume s'est formée, mystérieusement, et qui stagne, pendant que l'un de vous sirote un or gras de chez Kopke et se dit avoir été impressionné par l'enceinte du Dragon...

    *

    Tu avais un vieux téléphone sur lequel étaient emprisonnées quelques vues -trois ou quatre- de Porto

    et ce téléphone, tu l'as perdu dans les rues d'une autre ville, très lointaine.

    Alors, comme un signe -un présage- il n'est plus rien resté que tes yeux à venir -une intériorité-

    sans jamais essayer de compenser.

    Pas un instant tu n'as voulu retrouver l'œil derrière la machine.

    Le pont Luis traversé, le Douro abyssal, il y a ces images perdues, dans un caniveau ou mille fois écrasées par les roues du trafic incessant.

    *

    Peine engrangée dont tu fais ton sucre.

    Drain de toutes tes humeurs nourries : le sol, la lumière claquant contre une vitre, le granit de la Sé, les étais incertains de  Bolhão, l'écume française du quotidien qui fait relâche, une pose au Majestic, une autre au Guarani.

    et les promenades sédimentaires en suture.

     

    Photo : X

  • Le fil

    Le livre a sommeillé cinq ans, dix ans, plus peut-être, tu ne sais plus. Son titre, sur la tranche, régulièrement devant tes yeux. Tu y pensais, mais passais ton chemin pour un autre pays quelques rangées plus loin. Puis, un matin, ta main s'est tendue vers lui. Était-ce plaisir ou obligation ? Un peu des deux. Tu voulais retrouver une phrase rêveuse et incisive. Mais ton attention est sortie de son cours parce qu'avant même de le feuilleter tu as repéré le rectangle (à peu près) de papier déchiré. Un marque-page de fortune. Rien à voir avec le signet d'un libraire ou quelque cartoline impressionniste. C'est un autographe jauni sur un papier quelconque. Tu as coutume de laisser traîner tes marques : futiles, lourdes, insignifiantes ou mystérieuses. Une liste de courses, cf Spinoza, un prénom qui ne t'évoque rien, un autre dont tu sais quel il fut pour toi, une phrase illisible (pour constater que ton écriture a changé), un numéro de téléphone, un semblant de dessin. Tu prends le temps, c'est selon, de chercher (en vain) ce que tu as perdu, de savourer ce que tu as retrouvé, de creuser ce qui t'empêche, là, de retrouver la phrase initiale, dans un mélange d'étonnement et de volupté...

    Ces traces n'ont rien à voir avec les annotations dont tu parsèmes les livres eux-mêmes : commentaires, renvois, croix, flèches, points d'interrogation. Elles sont les restes intersticielles de ta propre vie. Peut-être un bout de papier qui traînait et qui aura fait office de. À moins que ce ne soit l'irruption du monde dans ta lecture, quand, soudain, tu es traversée d'une préoccupation urgente, parfois prosaïque (ne pas oublier une course), parfois plus symbolique (le texte a réveillé un pan ankylosé de ta mémoire). Le plus étrange, en fait, est que ce papier, tu l'as laissé dans les pages du livre, comme s'il avait continué de signaler une pause, alors même que tu sais, sans l'ombre d'un doute, que tu es allé au bout de l'œuvre. C'est pourquoi tu lis et relis les deux pages en vis-à-vis que désigne le morceau de papier. Mais tu ne trouves rien de particulier. Il faut croire que le hasard entre dans la composition de la fiction qui fonde ton passé. Tu relis et rien ne vient. 

    Tu as perdu le fil et plus tard, quand tu te décides à revenir vers ce livre, en entier, en commençant par la première page, tu comprends que si l'architecture du texte t'est connue, le chemin que tu suis mêle souvenirs et (re)découverte, à la manière d'un labyrinthe dont certains points te sont familiers, mais sans être tout à fait sûr que tu sois passé de la même façon par ce chemin, et dans le milieu d'après-midi pluvieux, quand on sonne à ta porte, tu prends un petit bout de papier, pour marquer l'interruption, et tu souris : il es vierge de toute écriture...

  • Le flou

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     Parfois c'est ainsi. Le flou, et dans le flou, quelque chose qui s'écarte, tout en ne se détachant qu'indistinctivement, ou partiellement, de l'ensemble, de la globalité que tu perçois. Un jour, un objet dans une vitrine devant laquelle tu passes à vélo, à toute vitesse, un autre jour, le reflet dans la vitre qui fait miroir d'un homme en train de se raser, alors que tu t'assoupis à l'arrière de la voiture, un autre jour encore, devant un écran de photos noir et blanc, un cliché que tu dirais, dans un contexte différent, mal cadré, et pas net.

    Les phares des voitures empilées ne sont pas des yeux morts. Ils ne sont plus, tu as trop grandi, des visages avec lesquels tu t'amusais d'histoires invraisemblables, comme des citrouilles d'un temps d'Halloween qui n'existait pas encore.

    Les phares flous des voitures. Les voitures empilées, en concrétion d'histoires elles-mêmes, qui filèrent des routes et des chemins (comme des métaphores), des musiques à fond l'auto-radio, des engueulades de famille et des baisades sur la banquette arrière. Puis un jour, après tant de pérégrinations et d'aventures, de bas-côtés en gadoue, de bandes d'arrêt d'urgence et d'aires d'autoroutes, un nouveau carrosse. Et pour l'ancienne, une revente, le prix de l'argus. Parfois hors-cote. La toute première, tu t'en souviens : une quasi épave, du temps où le contrôle technique n'existait pas.

    À la casse. En pièces détachées.

    Des souvenirs à feuilleter. Un feuilletage de ce qui a été, et dont tu as, parfois, une image exacte, une quadrichromie de mots qui donnent, dans ta tête, une vérité au parcours. Le proche et le lointain. Parfois, en revanche, le moment s'est étrangement simplifié : le noir et blanc domine. Le lieu et les êtres sont là mais il manque l'esprit du temps, sa saveur. Parfois, encore, c'est un reliquat de ce qui fut vécu. Le flou. Ta parole est un carrelage où des pièces ont sauté et dans ta tête, il y a bien quelque chose qui demeure, une résistance à la disparition qui prend la forme d'une sensation, un cliché ténébreux auquel tu interdis de toutes tes forces qu'il disparaisse.

    C'est le flou, et tu es comme un homme venu chercher une pièce d'occasion (un pare-choc ou une portière) et dans le labyrinthe de la casse ton âme sourit et s'inquiète, s'agace et s'amuse. Tu étais venu pour un objet précis mais tu vois des traces qui te promènent ailleurs. Tu reconnais, là, un modèle dont tu eus un exemplaire, quarante ans auparavant, ici, une carcasse dont tu es sûr qu'elle fut tienne, il y a trente ans. Et avec ton petit portable, tu prends une photo.

    Une photo floue, que ton appareil gardera en mémoire...


    Photo : X...