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  • Sémaphore

    Elle est dans le vrai, celle qui écrit que « la nostalgie, c’est ce qui fait rentrer chez soi, quitte à y trouver le temps qui passe, la mort et, pire, la vieillesse, plutôt que l’immortalité ». Mille fois raison. Et qu’on ne revient pas pour retrouver ce qui nous a manqué mais pour aller bien au-delà du chemin parcouru. Il ne s’agit pas de retrouver les empreintes de nos anciennes pérégrinations, loin s’en faut. Plutôt : prendre la traverse, le fossé, charger dans le taillis et passer les murets. On ne revient jamais pour le même. On gravite autour du mystère qu’on a laissé et qui ne peut être mystère que parce qu’on l’a laissé mystère, et qu’on ne peut le savoir être là que parce que l’indicible nous manque.

    Vous découvrez Séville, ou Ely, ou le Bosphore. Figures étrangères. , c’est d’une envergure plus nette, et plus grave. Cet autre endroit vers lequel vous voulez revenir, vous en savez assez, et donc trop peu, pour espérer le redécouvrir. Une expérience différente, parce que différée. Le d’une musique intérieure qui ne vous a jamais quitté, alors que tous les nuages de tous les ciels sont en cohue dans votre mémoire…

     

  • Pas si simple...

     

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    "Il n’y a rien de plus silencieux qu’une photo, il n’y a aucun autre art qui puisse être aussi silencieux que cela. En voulant arrêter le temps, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, la photo émet du silence." 

    Ce sont les mots de Denis Roche dans une interview qu'il accorde à Pascale Mignon et Marina Stéphanoff.. L'affirmation, sous forme négative d'ailleurs, peut être discutable, et de fait discutée, mais j'y trouve un étrange point de jonction, quand je regarde cette prise (1).

    Je n'avais pas pensé à prendre ce graffiti. C'est une mienne connaissance qui me la signale en sortant de la voiture. J'ai mon appareil. Je ne cherchais rien mais les mots, certes, me plaisent. Et plus que la formule dans sa globalité, ce sont les articulations qui me séduisent : mais, car. Encore faut-il, pour s'en soucier, que l'on fasse un arrêt sur image, que, tout à coup, nous fassions la paix avec le temps. Le silence dont parle Denis Roche, je le vois comme cette suspension devenue si rare du mouvement qui, comme l'éponge mouillée sur le tableau, fait que nous passons à autre chose. La photographie saisit un instant : c'est un lieu commun, d'autant plus éculé qu'a fleuri la street photography, selon un schéma systématique et, disons-le, aporétique. Mais quel sens a cet instant quand il fige ce qui était déjà figé ? Le silence de Denis Roche, pour l'heure, n'est-il pas une autre formulation de l'attention aux choses qui se perd à force de croire que seule l'agitation est un signe de vie ?

     

    (1)Singulier balancement des mots, autour de la photo, pour laquelle on balance entre l'agressif arrachement au réel, un sursaut énergique : une prise, comme on parle d'une prise de guerre, et un repli plutôt mou sur la banalité : le cliché, comme on parle d'un poncif, et donc un déjà-vu. Si l'on opte pour cette deuxième lecture, toute photo, bien au-delà de la question du "ça a été" de Barthes, est une condensation de ce que l'on connaît et ne sert, peut-être, qu'à nous en rappeler l'existence.

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Larbaud, la sensibilité itinérante

    J'ai déjà évoqué ce grand écrivain qu'est Valery Larbaud (ici et ici). Et les tenants du cosmopolitisme, bêtes comme des oies, ignares comme des parvenus dignes du monsieur Prudhomme dont se gaussait Verlaine, avec son esprit juste milieu et ses pantoufles, feraient bien de le lire pour comprendre combien cet homme si magnifique était à la fois un esprit du monde, du lointain, et un esprit du proche, de cette âme du lieu que des incultes, dont le plus grand mérite est le plus souvent d'être des héritiers des Trente Glorieuses, regardent comme une tare et un effroi de bien nourris.

    On peut tout détruire et je ne vois pas de différence philosophique entre les islamistes de l'EI qui saccagent Palmyre et les partisans très modernes et libéraux de la mise en scène du patrimoine à des fins commerciales.

    Je suis un nostalgique. J'aime la lenteur et je me souviens de mon premier voyage en train, tout enfant, entre Rennes et Combourg, et l'oncle qui nous attendait avec sa Dauphine. Un signe, dirait une mienne connaissance. Une rencontre déjà prévue avec Chateaubriand.

    Mais laissons nos souvenirs. Il faut se taire et lire Larbaud, dont les mots, la mélodie fluctuante, comptent bien plus que notre mélancolie. Il sait, avec magie et sensibilité, évoquer un lieu abandonné (ce qui, au fond, est un moindre mal, à côté de celui qu'on détruit).

     

     

     

    L'ancienne gare de Cahors

    Voyageuse ! ô cosmopolite ! à présent
    Désaffectée, rangée, retirée des affaires.
    Un peu en retrait de la voie,
    Vieille et rose au milieu des miracles du matin,
    Avec ta marquise inutile,
    Tu étends au soleil des collines ton quai vide
    (Ce quai qu'autrefois balayait
    La robe d'air tourbillonnant des grands express)
    Ton quai silencieux au bord d'une prairie,
    Avec les portes toujours fermées de tes salles d'attente,
    Dont la chaleur de l'été craquelle les volets...
    Ô gare qui as vu tant d'adieux,
    Tant de départs et tant de retours,
    Gare, ô double porte ouverte sur l'immensité charmante
    De la Terre, où quelque part doit se trouver la joie de Dieu
    Comme une chose inattendue, éblouissante ;
    Désormais tu reposes et tu goûtes les saisons
    Qui reviennent portant la brise ou le soleil, et tes pierres
    Connaissent l'éclair froid des lézards ; et le chatouillement
    Des doigts légers du vent dans l'herbe où sont les rails
    Rouges et rugueux de rouille,
    Est ton seul visiteur.
    L'ébranlement des trains ne te caresse plus :
    Ils passent loin de toi sans s'arrêter sur ta pelouse,
    Et te laissent à ta paix bucolique, ô gare enfin tranquille
    Au cœur frais de la France.

    Valery Larbaud, Les Poésies d'A.O.Barnabooth, 1913

     

     

     

     

     

     

  • Didier Squiban, comme un miroir de pluie

    Tu peux attendre que tout s'arrache, que tout se vende, que l'on arase ce que tu as fait. Les lieux les plus pauvres sont ceux qui t'appartiennent le mieux, comme des souvenirs de trois fois rien. Une mer pure ; au lointain, un goémonier qui plonge ses pinces dans l'eau. Le retour se fera comme l'aller, à effleurer les ledenez. Tu reviendras à bon port, les mains dans les poches, sans rien ramener. Pas le moindre caillou, pas la moindre brindille. Tu riras seulement que dans tes chaussures, que tu retires dans ta modeste chambre d'hôtel, il reste du sable de là-bas. Ses cheveux, à elle, mélangent le sel et son odeur qui t'est si douce. Tu te mets à la fenêtre. Quelques nuages, à fredonner Squiban, qui a enregistré son album dans l'église de Molène.


     

  • La Malédiction du voyageur

     

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    Georges Perec s'est un jour installé à la terrasse d'un café donnant sur la place saint Sulpice. Il s'est astreint à noter tout ce qui s'y passait. Le titre de l'entreprise dit tout : Tentative d'épuisement d'un lieu parisien. La démarche n'a évidemment rien de touristique ; elle n'est pas exotique, quoiqu'elle demande, dans l'esprit, de se soucier du commun, du banal, ce qui peut déboucher sur l'inattendu.

    La place saint Sulpice, ou n'importe quel lieu, mais un lieu, pas un espace, selon la distinction de Michel de Certeau. Un temps de station et non l'histoire d'un passage. Y a-t-il tant à gagner en fuyant l'expérience du second pour trouver le bonheur avec le premier ?

    Dans le fond, on le sait : le monde est trop grand pour une vie d'homme. L'étendue se repliant sur la durée l'écrase. Les avancées technologiques sont un leurre. Malgré la rapidité des trains et des avions, nous ne tenons la distance, d'une certaine manière. Le flux des images, notre existence multiplex, ont poussé l'illusion encore plus loin, comme si les beautés infinies de la planète venaient à nous (à la vitesse égale où nous accédons aussi à ses horreurs. Autre problème...). Ainsi l'époque se gargarise-t-elle d'un double mensonge, jamais vécu comme tel d'ailleurs : "je connais" (parce que j'en ai vu l'image), 'j'y suis allé" (parce que ce fut l'escale d'une demi-journée). Dans les deux cas, l'abus de langage n'est pas tant une vanité de plus qu'une tromperie technique et une faillite humaine : un effet de croyance.

    Le monde est trop grand. Il faut le savoir, et en mesurer les conséquences absolues, à commencer par le devoir de renoncement. L'ambition est de ramener le temps et l'espace à l'échelle humaine. Il est bien plus profond et riche de trouver les lieux qui seront nôtres, dont la magie opérera jusqu'à un besoin impérieux d'y revenir, que de collectionner les références. Trouver son/ses endroit(s), tel est le défi, en ces temps de vagabondages intempestifs. Cela suppose de regarder pour soi, de faire une place au silence et à l'oubli. Il n'est peut-être même alors pas de lieu plus sacré dont on n'ait pas envie de parler, que l'on tait. Il s'agit d'y revenir et comprenne qui voudra.

    La beauté du monde est un miroir où le voyageur contemporain se mire jusqu'à se perdre. Il croit y voir les preuves de son droit à être ce qu'il est : un dieu narcissique et profiteur, à la vie si courte qu'il doit absolument se dépêcher et ne jamais revenir sur ses pas. Il est moins un contemplatif qu'un comptable, un homme à répertoire. Il a les traits moraux de ce personnage de Larbaud, dans les Poésies de A.O. Barnabooth, qui revient vers un havre portugais et du hublot du navire au repos dans le port envisage ses habitants, demeurants/demeurés dont la médiocrité l'affecte.

    "Quelques mois ensoleillés de ma vie sont encore là
    (Tels que le souvenir me les représentait, à Londres),
    Ils sont là de nouveau, et réels, devant moi,
    Comme une grande boîte pleine de jouets sur le lit d’un enfant malade...
    Je reverrais aussi des gens que j’ai connus
    Sans les aimer ; et qui sont pour moi bien moins
    Que les palmiers et les fontaines de la ville ;
    Ces gens qui ne voyagent pas, mais qui restent
    Près de leurs excréments sans jamais s’ennuyer,
    Je reverrais leurs têtes un temps oubliées, et eux
    Continuant leur vie étroite, leurs idées et leurs affaires
    Comme s’ils n’avaient pas vécu depuis mon départ..."

     L'immobilité n'est pas une fin en soi, pas plus que l'agitation incessante. Ici ne vaut pas mieux que là-bas, si on en considère pas la matière, et la matière tient aussi dans le regard, et le regard ne se condense jamais mieux que dans la durée et la répétition, dans la variation des échéances du temps. Il faut une certaine passivité pour être et que l'endroit fasse en nous son impression. Ne pas être dans le décor, ne pas être sur la photo : c'est bien à ce titre que le voyageur impénitent de l'ère contemporaine se dévalue lui-même, alors que de la persévérance à creuser, encore et encore, quelque endroit curieux et infini (infiniment curieux, si l'on y regarde), comme l'ostinato perecquien, naît une forme qui nous ressemble et rassemble notre histoire à venir.

    Être un voyageur parcimonieux est un privilège bien plus enviable que d'être l'épuisé correspondant de l'affectation sociale. Arpenter les rues par soi choisies est un bonheur précieux parce que mélangeant le déjà-vu et son renouvellement. Georges Perec est juste quand il parle de tentative d'épuisement du lieu. Formule contradictoire, quasi oxymorique, par quoi est magnifié l'endroit et remis à sa place (sans dévaluation) le spectateur, dans son humble expérience.

    L'espace est indénombrable. Le lieu est un livre auquel nous aimons rajouter des chapitres. Pour le lieu, nous ne renoncerons à rien, nous ne manquerons rien en y revenant. C'est lui qui nous manque.

     

    Photo : Lee Friedlander

  • Les Provinciales

     

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    Il vit désormais à Cherbourg.

    On vient de lire une notice biographique, courte, à peine deux ou trois informations factuelles et les titres des quatre romans publiés quand le portrait se ponctue de cette étrange localisation dont on ne sait si elle est une invitation à rejoindre l'écrivain, -et l'on imagine les journées passées à errer dans Cherbourg, ce qui est la pire des situations parce qu'on s'en serait sorti s'il avait habité Saint-Geniez-d'Olt tant l'endroit est réduit : on aurait stationné comme un satellite curieux (curieux aussi pour les locaux s'interrogeant sur l'identité du gars qui fait suisse, et cinq Pastis, ça commence à compter), une photo discrètement glissée en marque-pages dans une édition anglaise de Feux Pâles de Nabokov, pour faire diversion), Cherbourg pire que Londres où le miracle de la rencontre faisait que l'affaire était perdue d'avance mais, au moins, on revenait après vingt ans d'absence revoir les Turner et la National Gallery, boire quelques pintes et trouver la confirmation qu'on déteste l'Angleterre. Mais Cherbourg, c'est à la fois trop grand et pas assez pour qu'on ne se croie pas une puissance insoupçonnée de détective. Ne jamais se laisser tenter par Il vit désormais à Cherbourg.

    Étrange détail qui peut aussi se lire comme un signe de refus. Il n'a pas choisi la vie parisienne. Il fait partie de la troupe provinciale de la littérature, qui conchie la mare germanopratine. L'homme qui écrit en vivant à Cherbourg est un original. À moins qu'on veuille suggérer que tout l'élan de son imaginaire, sa fantaisie sont d'autant plus remarquables qu'il n'a pas autour de lui un décor et une histoire qui donnent matière à.

    Autre possibilité : il a toujours vécu à Cherbourg, un peu comme Pessoa a vécu toute sa vie d'adulte à Lisbonne, et l'on s'en va feuilleter les œuvres dans le rayon, les quatre opus, mais manque de chance : deux ont une localisation floue, comme la France rurale un peu Sud, une troisième se trame à Barcelone et la dernière, la plus récente débute par un mort dans un train filant vers Wuppertal. Mauvaise pioche. Et de toute manière, on aurait dû le savoir, en lisant avec attention. Désormais : il vit désormais à Cherbourg. Il a longtemps voyagé puis un jour, la fatigue ou une rencontre amoureuse l'ont poussé à poser son bagage. Il connaissait Shanghaï, Quito, Perth, Izmir. Il ne faisait que passer à Paris. Un ami l'a invité à Saint-Lô (et pourquoi pas ?). Dans le wagon, il s'est retrouvé face à Jeanne. Il l'a trouvée très belle. Pas plus compliqué.

    On cherche sur Internet une photo mais rien ! L'homme de Cherbourg est atteint du syndrome Thomas Pynchon. Pas de trace, pas de visage. La recherche produit donc l'inverse de l'espéré : plutôt que d'éteindre le mystère elle l'amplifie. Va-t-il falloir que l'on se mette en train, vraiment ?

    On regarde le temps de la semaine à venir. Il pleuvra sur le Cotentin. On se fait une idée d'une journée à écrire, alors qu'il tombe des cordes, à Cherbourg. La visibilité maritime est réduite. Il est presque cinq heures. Il a peut-être des enfants. Il a trente-huit ans. C'est possible. Aller jusque là-bas pour comprendre ce qu'il écrit est freiné par la pesanteur météorologique. Il vaut mieux commencer par lire ses romans et si jamais la rencontre avec les mots soulevait une émotion si forte qu'il faille à tout prix rencontrer l'auteur, on pourrait toujours remuer ciel et terre pour venir à Cherbourg et lui demander un éclaircissement : il vit désormais à Cherbourg, vous trouvez que c'est une belle phrase ?

     

    Photo : Jim Kazanjian

  • La réalité est magique...

     

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    À Sérignan, dans l'Hérault, il existe une impasse de la démocratie. Il y a donc bien eu, dans le passé commun d'une bourgade sans histoire, de joyeux drilles facétieux qui tournaient tout en dérision, à moins que ce ne fût le signe d'une mélancolie désirant conjurer le sort. Le plus drôle est que nul conseil municipal ne se soit encore penché sur la question d'une nouvelle appellation. C'est pourtant dans l'air du temps, le ravalement des noms et des idées.  

    Mais il est vrai qu'en matière d'impasse, le choix serait si pléthorique, les prétendants si nombreux (que chacun fasse sa liste) que le statu quo soit de mise.

    Néanmoins, on sait que l'infiniment petit côtoie l'infiniment grand. Sérignan tient peut-être là, dans le mystère d'une désignation dont on ne connaît plus l'origine, et sans le savoir, une clé de l'Histoire à venir...


    Photo : Ronan Le Grévellec