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Anachroscopiques

  • Murs (XX)

     

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    Ces croix sont fichées dans le mur qui menace de s'écrouler. Leur disposition répond sans nul doute à une nécessité pratique, à une recherche d'équilibre visible et invisible, sans quoi il y aurait éboulement. 

    Mais leur géométrie propre et celle de leur répartition donnent à l'ensemble une régularité curieuse (enfin, une presque régularité qui accroît l'envie de s'y arrêter), comme si la contingence de la menace s'était soumise à un impératif esthétique.

    Les ouvriers en charge du chantier ont fait de la belle ouvrage. Se sont-ils dit pour autant qu'ils avaient orné la paroi incertaine ?

    Si j'en crois les regards circonspects des passants alors que je fixe ces croix (je n'ai pas encore sorti mon appareil), c'est peu probable, mais je me trompe peut-être : ce qui vaut pour les uns ne vaut pas pour tous...

     

    Photo : Philippe Nauher

  • La porte d'entrée...

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    Tu crois, à première vue, que tout est net, dans le vaporeux même, qui a valeur de signature.
    Le monde est ainsi construit, dans la pesanteur du quai froid et la fluidité lourde du train en partance. Tout est en place et c'est un univers à la fois en mouvement et sans hommes. La machine et la structure ont prise sur l'essentiel.
    Le bruit est comme assermenté par l'image...
    Et toi, tu ne vois que la rayure, au milieu, le défaut technique de la vitre derrière laquelle tu regardes le monde t'échapper. C'est l'éraflure sur le vernis de l'illusion, celle d'un ongle sur la peau, la peau de la vie filante...

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Puis on continue

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    Tu n'es pas le passant mais celui qui passe, parfois s'arrête pour l'imaginaire du paysage ou le désarroi de la pérégrination. Rien, aussi, sinon le semblant d'être ailleurs ; et tu regardes, au ras, l'asphalte atmosphérique le séparant de toi, celui qui ne saura jamais rien de plus à ton endroit, qui ne t'a même pas vu, et pour qui tu aurais pu laisser l'appareil  dans la sacoche...

     

    Photo : Philippe Nauher

  • La densité

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    La lumière vient de l'intérieur, d'une source à la fois située et inestimable. Tu la reçois comme un approximé. Au contraire de tout ce qu'on pourrait croire, rien n'est clair à cause d'elle, d'abord. Elle est l'alerte, quand tu passes dans la rue, dans l'après-midi qui s'incline devant le ciel d'orage grondant. La lumière est là, mais elle n'est pas, de toute manière, ton attente, ce qui dirige ton regard et fixe ton attention. Elle est certes le fond nécessaire, impérieux, en quelque sorte : ce qui permet qu'il en soit ainsi. Mais l'important est au devant d'elle, dans la dissémination des objets, selon une histoire que tu ne connais pas, La lumière n'éclaire pas la scène, pour en détailler les éléments : elle les dé-signe, pour les mettre en avant. Ils sont sur l'estrade, plus que sur le rebord de la fenêtre, ou sur des tréteaux de rangement collés à la dite fenêtre. Tu n'en sais rien, tu as des doutes et c'est à ce titre qu'ils deviennent des figures, qu'ils portent masque. Ils ne sont pas l'ombre d'eux mais se dessinent dans leur fragilité d'objets et se magnifient de leur basse définition.

    Tout procède de l'impolitesse de la vitre qui neutralise les efforts de la technicité que tu tiens dans les mains. Elle est la dérision de ton désir de précision, pour que tout soit net et qu'on puisse y voir quelque chose. Elle donne une densité qui n'a rien à voir avec le flou que tu pourrais fabriquer à partir de ton appareil. Elle n'en a pas la linéarité. Cette impolitesse varie selon un faussé qui a l'apparence de l'aléatoire. Chaque centimètre carré te semble un territoire propre, projetant un éclat particulier qui enraie ton regard et dans toute cette diffraction, tu t'accroches au goulot de la bouteille sur la droite et au haut du bocal sur la gauche, qui tranchent dans le quadrillage...

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Pas si simple...

     

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    "Il n’y a rien de plus silencieux qu’une photo, il n’y a aucun autre art qui puisse être aussi silencieux que cela. En voulant arrêter le temps, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, la photo émet du silence." 

    Ce sont les mots de Denis Roche dans une interview qu'il accorde à Pascale Mignon et Marina Stéphanoff.. L'affirmation, sous forme négative d'ailleurs, peut être discutable, et de fait discutée, mais j'y trouve un étrange point de jonction, quand je regarde cette prise (1).

    Je n'avais pas pensé à prendre ce graffiti. C'est une mienne connaissance qui me la signale en sortant de la voiture. J'ai mon appareil. Je ne cherchais rien mais les mots, certes, me plaisent. Et plus que la formule dans sa globalité, ce sont les articulations qui me séduisent : mais, car. Encore faut-il, pour s'en soucier, que l'on fasse un arrêt sur image, que, tout à coup, nous fassions la paix avec le temps. Le silence dont parle Denis Roche, je le vois comme cette suspension devenue si rare du mouvement qui, comme l'éponge mouillée sur le tableau, fait que nous passons à autre chose. La photographie saisit un instant : c'est un lieu commun, d'autant plus éculé qu'a fleuri la street photography, selon un schéma systématique et, disons-le, aporétique. Mais quel sens a cet instant quand il fige ce qui était déjà figé ? Le silence de Denis Roche, pour l'heure, n'est-il pas une autre formulation de l'attention aux choses qui se perd à force de croire que seule l'agitation est un signe de vie ?

     

    (1)Singulier balancement des mots, autour de la photo, pour laquelle on balance entre l'agressif arrachement au réel, un sursaut énergique : une prise, comme on parle d'une prise de guerre, et un repli plutôt mou sur la banalité : le cliché, comme on parle d'un poncif, et donc un déjà-vu. Si l'on opte pour cette deuxième lecture, toute photo, bien au-delà de la question du "ça a été" de Barthes, est une condensation de ce que l'on connaît et ne sert, peut-être, qu'à nous en rappeler l'existence.

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Cartier-Bresson, la pulsion

     

    Ce nouveau billet poursuit l'exploration personnelle des œuvres photographiques devant lesquelles mon regard reste coi (1).

     

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    C'est par le plus grand des hasards que l'on connaît les circonstances de la "prise". Yves Bonnefoy, le poète, attend Cartier-Bresson à un arrêt de bus et tout d'un coup ce dernier sort son Leica devant son ami sidéré. Il a vu quelque chose. Il arme son appareil et Simiane entre dans l'histoire de la photographie. 

    On sait à quel point Cartier-Bresson était attaché à l'idée de l'instant décisif. La photographie avait comme dessein de saisir, et de fixer, un moment tiré de la longue chaîne du temps et de celle des actions afin d'en garder la teneur essentielle, qu'elle soit anecdotique ou exemplaire, même si, d'une certaine manière, l'anecdotique décisif avait vocation à tomber dans l'exemplaire. Entendons par l'exemplarité, non pas un motif générique ou une quelconque portée anagogique de l'événement, mais plus simplement sa valeur de césure dans l'écoulement, sa dimension suspensive, celle que symbolise une de ses œuvres les plus célèbres, de 1932, l'homme bondissant place de l'Europe, près de la gare Saint-Lazare.

    Qui y a-t-il de si décisif en ce lieu ? Mais peut-être devrait-on parler de théâtre, d'une certaine manière, tant le spectateur a l'impression de se retrouver devant une scène. Considérons alors les êtres réels comme des personnages, pris dans un ballet en apparence désordonné. Trois groupes de deux, quoique pour la figure à l'extrême droite, on ne distingue que la moitié de son corps. D'un point de vue structural, dans la disposition qui les intègre ils forment les trois points d'un triangle presque rectangle et cet équilibre rend la circulation du regard des uns aux autres assez faciles. On tourne sans mal d'un groupe à l'autre. On parcourt donc l'espace d'avant en arrière (et inversement), de droite à gauche (et inversement). La profondeur du lieu couvert n'est donc pas un obstacle à l'homogénéité du tableau. Car le motif du tableau, d'un dispositif quasi pictural, traverse assez vite l'esprit. Si on ne connaissait pas le caractère impromptu de la photographie, on imaginerait sans mal une composition pour une toile. Mais composition ne signifie nullement ordonnancement, comme si l'équilibre était le seul impératif de ce qui frappe, la seule façon de pouvoir accrocher le regard (2).

    Ici la composition s'impose dans le mouvement du regard qui va mener le spectateur d'un groupe à un autre. Et dans cette perspective, l'élément premier, ce qui constitue en quelque sorte la toile de fond du sujet, est déterminé par l'axe mettant en relation le photographe et les deux jeunes filles assises sur le muret. Elles sont deux mais, immédiatement, une se détache. Son corps, contre la colonne, est tout en raideur. Le buste ne colle pas à la pierre. L'angle est net. Les jambes sont tendus, les bras sont tendus. Contrairement à sa "jumelle", qui a tourné la tête vers l'objectif, elle semble indifférente à ce qui se déroule. Elle est toute à sa gymnastique dont on ne peut déterminer clairement le sens. Il y a quelque chose d'intriguant. Est-ce un jeu ou bien une gymnastique d'ailleurs ? Difficile à déterminer mais, de fait, les bras tendus (même si on n'en voit qu'un) deviennent des signes directionnels désignant le second groupe, dont le personnage principal est une sorte d'antithèse de la dite jeune fille. Il est face à l'objectif, en appui net contre le muret, les mains posées sur la pierre. Surtout : l'un de ses bras forme un arc, pendant que le second est tendu. Il y a une dissymétrie qui instille la vie : le personnage est en discussion. Peut-être est-ce lui qui parle ? Ce que saisit Cartier-Bresson est un moment de palabre ; il suspend le temps de l'échange tout en suggérant le flux qui anime celui-ci.

    Les bras de l'homme se détachent sur le fond blanc, alors même que le bas de son corps se fond dans la pierre. Comme les deux jeunes filles, il est inconnaissable. Ses traits sont un pur flou. Flou qui contraste avec la netteté du premier plan, celui des deux garçons. Ils sont le pendant des deux jeunes filles, à la fois leur correspondance numérique et symbolique, le masculin répondant au féminin. Mais ils en diffèrent aussi fondamentalement. La tension et la symétrie (chacune adossée à la colonne qui forme un axe) des premières s'opposent au caractère défait de leur pose. Bavardent-ils ? S'ennuient-Ils ? Leurs corps sont relâchés. L'un s'étend et l'autre est recroquevillé. Leur unité tient aux regards qui s'accordent, et rien de plus. Ils sont dans la photo ce qui paraît le plus spontané, ce qui semble le plus éloigné de l'intention photographique, de ce qui aurait pu être programmé. Le plus grand a un bras tendu, retenu en partie par la main de l'autre bras. Le plus jeune a un bras replié et un bras mollement étiré sur le sol. Il y a un désordre directionnel symbolique d'une torpeur sensible et remarquable.

    On comprend aisément que ces trois groupes se répondent à travers un élément qui les constitue : les bras. Le point commun est, d'une certaine façon, traité dans l'instant à travers la variation, comme s'il s'agissait d'un répertoire de gestes, une nomenclature kinésique. Ce saisissement-là, si on en restait à cette seule considération, serait déjà remarquable. Mais le caractère ineffable de ce cliché vient d'ailleurs, d'un détail qui donne un degré d'imaginaire supplémentaire à l'ensemble. Ce détail se trouve sur le pilier du mur à droite, sur l'affiche à moitié déchiré. "Donnez un peu de votre sang". Voilà ce qu'on peut y lire. Voilà ce qui ouvre à l'extraordinaire. Cet appel, une fois lu, réoriente la lecture de la photo. Tous ces bras se transforment en une illustration du texte. Cette vie disséminée en chacun des acteurs trouve son écho dans la nécessité solidaire du don ; ces bras si diversement disposés deviennent des appels. Les personnages de Simiane sont vivants, et bien vivants. Leur vitalité a un prix, comme celle de chacun. Elle ne va pas de soi et, pour certains, elle manque cruellement. L'affiche métamorphose cet instant décisif en un discours décisif, émouvant et humain. Sans elle, le regard de Cartier-Bresson se réduirait à un sens du spectacle, à un opportunisme quasi technique. Par elle, il se remplit d'une émotion rare.

    Sans doute certains douteront que l'artiste ait vu ce qui fait le sel de cette photo. Sur ce point, il faut rappeler que la perception procède aussi d'un degré variable d'aveuglement. Peu importe qu'il ait lu l'affiche. Le précieux est que, chance, hasard, ou génie, il nous confronte, avec une belle poésie, à la beauté et au tragique de l'existence.

    (1)Pour mémoire, j'ai déjà commenté des clichés de Boubat, de Baltz et de Dakowicz.

    (2)Sans revenir au si classique punctum barthésien, il est facile d'admettre que parfois (souvent ? difficle à dire), c'est justement par l'imperfection, le dérangement,  par ce qui "cloche" que notre attention se concentre et qu'elle se focalise sur une partie d'un ensemble.

  • Lee Friedlander, fractures drolatiques

      

     La vitre, le miroir, le rétroviseur, la flaque, le verre. Le reflet. La réfraction et la diffraction. Ce sont des lieux communs de la photographie. Et l'immense Lee Friedlander en a usé avec une belle maestria. On pourrait faire une exposition conséquente de ses clichés qui jouent ainsi de l'éclatement du réel, de sa démultiplication, quand, parfois, tout se confond, et quand, d'autres fois, il s'agit de tout éparpiller. On saisit le balancement du procédé : condenser, comme dans un rêve, décomposer, comme dans une analyse. Ainsi envisagée, dans une rhétorique qui doit à l'univers freudien, la photographie s'oriente vers l'espace de la fracture, laquelle fracture vaut autant pour ce qu'elle montre d'inédit (1), que par ce qu'elle rappelle d'évidence. Elle vient en quelque sorte sur le terrain de notre commun, le tord pour nous le rendre incertain. Je vois bien que tout est là, à sa place et pourtant dans le désordre.

    Lieux communs qui ne le sont plus vraiment. Topiques du passage et du transitoire. Tout ce pourquoi la photographie est toujours en deçà et au-delà. En fait, c'est bien , parfois, ce qui nous indispose, quand elle met tout sur la table et qu'il faut nous débrouiller.

     

     

     

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     Cette photo de Lee Friedlander est sublime. Il n'est pas question d'en discuter la grandeur technique (netteté, équilibre des noirs, gris et blancs, grain, bruit...) : de tout cela, on se moque (2). L'important réside dans la structuration, dans cette manière tranchée et tranchante de découper le réel dans un sens qui redouble et détourne le fondement même de la photographie. Celle-ci procède en effet d'un cadre (produit d'un cadrage) par quoi le pris se définit en fonction d'un hors-champ. un cliché est bien une fenêtre et ses bords marquent l'entaille faite. Et même si nous ne semblons pas y faire attention, cette réalité des bords oriente, parmi d'autres paramètres, l'appréhension de ce qui nous est donné à voir. C'est aussi par ce qui est coupé, amputé, exclu que l'œil formalise, compose une lecture de la photo.

    Or, en jouant, de manière aussi centrale (même s'il n'est pas centré), avec le rétroviseur, Lee Friedlander rompt cet équilibre du dedans et du hors-de. L'exact découpage sur toute la hauteur de la photo induit que cet autre élément de vision prend une place très particulière dans cette histoire-là. On trouve, y compris chez cet artiste, nombre de clichés où le rétroviseur ouvre un petit espace dans l'ensemble, pour dévier le regard, comme s'il avait une fonction de clin d'œil. C'est d'ailleurs pour cette raison que son utilisation récurrente perd de son efficacité et tourne au gimmick, à la manière technique. Il arrive qu'on s'étonne ou qu'on s'amuse, mais le soufflé retombe vite. Lee Friedlander dépasse largement cette problématique puisqu'il ne fait pas de la vue rétrovisée une anecdote. Cela signifie qu'il met une équivalence entre les deux réalités saisies ; non qu'elle soient semblables (équivalentes) mais parce qu'aucun des deux ne prime sur l'autre. Tel est le premier enseignement à en tirer. Il n'est pas possible de hiérarchiser ce que le photographe nous montre. Il n'y a pas de premier plan, ni de second plan, même métaphoriques, mais deux réalités consubstantielles qui se tiennent bord à bord, dans des espaces différents. En conséquence, le défilé n'encadre pas l'arbre, et l'arbre n'est un dérivatif du défilé puisqu'il n'en rompt pas la continuité : il ne fait qu'en suspendre la linéarité graphique.

    Si l'on s'intéresse à la composition, de facto les deux univers mis en relation (3), se chevauchant, sont pour le moins antithétiques, et ce à plusieurs niveaux. Sans essayer de tourner l'affaire à une accumulation d'éléments binaires, qu'on pourrait rendre sous la forme d'un tableau, repérons le principal. La scène du rétroviseur est centrée sur la nature. L'arbre en est l'élément structurant : il s'étale, par son feuillage, et la pelouse qui le précède ne sert qu'à donner l'idée d'un espace inoccupé, très vaguement sauvage, quoiqu'on l'associe sans mal à une maison dont il serait l'avant-scène. Cette irruption naturelle tranche avec ce qui l'environne, puisque, de chaque côté, nous repérons les détails d'un défilé militaire. Suivant une diagonale ascendante allant de droite à gauche (pour le spectateur), des hommes en uniforme traverse l'objectif. Ils marchent, dans une rue bordée de maisons et de voitures garées. Le drapeau national donne à cet événement un caractère solennel, sérieux. Hommage ? Commémoration ? Fête nationale ? Il n'y a pourtant pas foule pour applaudir le spectacle. Cette absence surprend : la photographie américaine est habituée à capturer la liesse populaire. Pas ici. Pour ajouter à l'étrangeté, les hommes sont pris de dos. Ils s'éloignent. Les plus proches sont-ils les derniers de la file ? Peut-être. Il leur manque, en tout cas, une rigueur dans l'allure qu'exploite l'angle de vue. Tout cela manque d'unité.

    Les hommes d'un côté (ou plutôt des deux côtés), la nature de l'autre. Pour les premiers, la mobilité socialement organisée ; pour la seconde, l'implantation, la fixité éternelle. Telle est la deuxième opposition. L'apparente dialectique du passage et de la permanence, du mouvement et de la fixité. Pourquoi ? Sinon parce que, dans cette situation particulière, les seconds termes résultent des premiers. La marche militaire assure symboliquement la tranquillité, la quiétude de la petite ville ou de la banlieue que traversent les uniformes. L'arbre, la pelouse, le chien, la niche du chien ont un prix et si Dieu bénit l'Amérique, cela ne suffit pas. Il faut bien que certains s'engagent à ce qu'il en soit ainsi. Des hommes. Pendant que les civils regardent : c'est le rôle des deux personnages assis, sur la gauche de l'image, et de l'autre, unique, à sur la droite. La construction de la photo n'est donc pas seulement fracturée dans l'espace ; elle l'est aussi dans le temps symbolique qu'elle suggère, quand elle unit la violence potentielle (et légitime, pour reprendre l'expression de Max Weber), celle de l'Etat, et le gain qu'en retire la population : un certain confort nimbé de reconnaissance. Il faut un public, pour que cette histoire ait un sens. Le sens que donne à la marche l'histoire elle-même.

    Et c'est à ce niveau qu'on sent poindre une ironie cruelle. Trois témoins de la grandeur nationale, voilà qui fait peu, surtout quand on les examine d'un peu plus près. Sur la droite, les bras un peu ballants, dans une posture qui permet d'envisager le mouvement, comme s'il allait monter dans sa voiture, le personnage semble peu concerné. Sur la gauche, l'enfant regarde vers l'arrière. Sans doute vers ce qui vient, mais qui n'apparaît dans le cliché que comme une ombre. Il rompt, par son orientation, l'unité du spectacle, à la différence de la jeune femme (sa mère ?), qui suit le mouvement, mais avec un relâchement du haut du corps qu'on assimile à une mollesse ou à une lassitude. On voudrait dire : ne parlons pas du chien, mais justement si. Près de sa niche, il semble lui sur le qui-vive. Il est, aussi ridicule soit-il, en proportionnalité, il est le seul dont la posture soit à la hauteur de l'événement. Il n'est pas l'acteur principal de la scène, mais il a la position centrale. On ne le remarque au début mais, ensuite, comme ces détails qui nous agacent dans la vie courante, on ne voit plus que lui. Il n'est pas certain qu'il faille lui donner plus d'importance mais, de facto, il en prend une dont on ne peut se défaire.

    Dans cette perspective, et si l'on veut bien considérer la manière même dont cette photographie de Friedlander nous apparaît, c'est-à-dire comment les différents éléments qui la composent s'inscrivent dans le regard du spectateur, il se trouve que le glissement du plus visible : un défilé militaire, une parade, dans une petite ville américaine, vers le moins visible : dans le rétroviseur, un arbre, certes, mais aussi une niche et un chien, lequel cabot cristallise toute l'attention, tourne la prétention historique de l'homme à la déconfiture. La niche, c'est, à bien y regarder, une maison en plus petit. En arrêt près de sa demeure l'animal voit le défilé sans qu'on ait, a priori, l'impression qu'il le voie. Illusion d'optique, retournement des positions propres à l'enjeu photographique puisque les sens s'y inversent. Mais ici, paradoxalement, ils se rétablissement et ce qu'il voit le met en arrêt. Bien loin de le rassurer, cette parade l'inquiète. Dans un monde où rien ne peut plus, ne doit plus étonner, où tout passe, le chien de cette photo est le seul qui n'acquiesce pas à la naturalité de cette violence montée en spectacle...

     

     

     

     

    (1)Mais le mot est malheureux. L'inédit est étymologiquement le monde de la parole, comme l'inouï celui de l'écoute. Pour la photographie, où est la justesse ? L'"invisible" ne convient pas puisqu'il n'est pas forcément question de faire apparaître ce qu'on ne pouvait pas voir. Il ne s'agit pas toujours de révéler ; il est aussi question de mettre sous les yeux le déjà-là, le visible devant quoi notre esprit ne réagit pas. Cette insuffisance rhétorique a sans doute des raisons historiques, parce que la photographie n'a pas deux siècles. Mais pas seulement : elle induit aussi l'étrangeté qui nous habite face à ce qui n'est pas si éloigné de nous, sans être réductible à ce que nous en sav(i)ons. C'est l'unheimlich de la prise photographique.

    (2)Une fois pour toutes : la belle photo, techniquement bluffante, mathématiquement parfaite, esthétiquement travaillée, n'a aucun intérêt. Elle ne passe pas l'épreuve du sens, le plus souvent. Elle n'a pas d'âme.

    (3)La relation n'est pas qu'une affaire de liens ; c'est aussi un récit possible, puisqu'on relate une histoire.

  • L'arborescence

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    "We are accidents waiting to happen" (Radiohead)

    Tu t'es trouvé là par hasard, et le hasard sait parfois nous trouver. Tu allais monter dans le tram ; tu t'es retourné et face à toi, ce papier. 

    Ce n'est pas un Post-it, ni une feuille classique, A4 ou A5. Son format est propre au destin que lui a assigné l'auteur du message. Sa rectangularité moyenne rappelle moins celle d'une enveloppe que celle d'une photographie, ce qui ne manque pas de te faire sourire.

    Elle a été scotchée à l'un des grands panneaux de verre de l'arrêt. Peu importe le nom de l'arrêt. Elle fait tache, en quelque sorte, au milieu de toute cette transparence triomphante. Elle intercepte le spectacle de la rue : les gens qui passent et les voitures. Elle veut interpeller celui qui attend. Elle attend quelque chose de celui qui attend, sans savoir s'il y aura jamais une réponse.

    Ce ne sont que quelques mots mais, en soi, une histoire que tu peux essayer de reconstituer (comme un crime ?) en t'en tenant à la stricte probabilité chronologique. Une histoire dont les protagonistes ont des caractéristiques floues. Réalités presque secondaires.

    Tu imagines qu'il y avait une pochette, ou une grande enveloppe qu'un enfant, ou un adolescent (tu ne penses pas à un adulte. Impossible de dire pourquoi...), puisque photos de classe, a perdu quelque part. C'est un lieu vague : dans la rue. Il n'est pas précisé laquelle. Est-ce l'essentiel ? Quand on a perdu un objet, toutes les rues se ressemblent, c'est-à-dire s'annulent. Peut-être n'est-ce qu'une facilité de langage ? Le malheureux l'a, qui sait ?, oublié sur un siège de l'arrêt. Du moins le supposes-tu, en associant le lieu du message à celui de la perte. Ou bien il faudrait que tu arpentes le quartier pour voir si, d'aventure, d'autres billets identiques ont essaimé. Mais c'est improbable parce qu'il s'agit d'une rédaction originale (un manuscrit, pour faire littéraire) et non une photocopie. Le bord mal découpé du papier induit un acte impromptu, le produit d'une décision sur le vif, parce que l'inconnu venait de trouver ce qui avait été oublié, et donc perdu. Il a ouvert l'enveloppe (tu veux qu'il y ait une enveloppe, sans savoir pourquoi) et si cela n'avait été que publicité ou papiers sans importance, ou même des cours, il aurait laissé tomber. Mais il a été attendri par ces photographies, ce qui te pousse à l'hypothèse d'une classe du primaire plutôt qu'à des lycéens. Il s'est projeté dans ce que pouvait représenter cette perte (ou souvenu d'une propre perte, ancienne ou récente, et il voulait conjurer le sort des disparitions douloureuses). C'était d'autant plus facile qu'il passait devant la mairie du 8e, à moins qu'il n'y travaille (et tu imagines le plaisir qu'il éprouvera devant le visage ravi de celui qui viendra reprendre son bien).

    Il aurait pu donner un numéro de téléphone. Mais non. Il veut rester anonyme, ou craint de divulguer au monde ses coordonnées.

    Message sans destinateur ni destinataire nommés, ce qui suppose que les photos ne donnaient pas d'indications précises non plus. Grammaticalement, des anonymes, alors que le message en lui-même défie les règles de plus en plus appliquées de l'indifférence bien comprise.

    Tu laisses passer le tram et tu relis le message. Écriture capitale. Ni homme, ni femme. Maintenant, tu es convaincu que ce billet est unique et que celui qui a perdu les clichés ne l'a pas encore lu, sans quoi il l'aurait arraché, aurait béni son auteur et couru à la mairie. Les mots n'ont pas trouvé leur cible, comme dirait le monde communicant. Le cœur de l'un n'a pas (encore) touché la tristesse de l'autre pour la calmer, à moins que l'autre s'en moque et que ces photos n'ont aucune importance pour lui ; et peut-être que cette rencontre en différé n'aura jamais de suite tant il est évident que nous ne savons que rarement où et quand nous avons oublié quelque chose. Le perdu nous est par essence un mystère, comme certaines retrouvailles d'ailleurs : le livre qu'on cherchait depuis des années, il est là...

    Ce message mourra peut-être du temps qui passe, de l'humidité qui l'abîme, du soleil qui fait pâlir l'écriture, de la main d'un employé chargé de la propreté des arrêts. Ainsi les photos resteront-elles un temps sur une pile, dans un bureau municipal, ou dans un tiroir de l'accueil. Le vœu aura été vain.

    Tu lis donc un texte qui ne t'est pas destiné (sans que tu te sentes pourtant intrusif...), sur lequel tu ne peux agir, sauf à usurper une identité pour aller récupérer le précieux paquet. Tu n'es pas la bonne personne. Évidemment.

    Cependant, ce rectangle de papier n'est pas sans attrait pour toi, qui tiens dans les mains un appareil photo. À ce point de ta déambulation urbaine, dans ce qui en sera l'extrême géographique, à la recherche des histoires que les choses veulent bien te concéder de leur mystère, il y a cette anecdote. Tu sais que tu vas te l'approprier et qu'elle va ainsi, sous un certain angle, devenir tienne et se prolonger sous d'autres cieux.

    Ce message devient ainsi un objet trouvé qui serait resté lettre morte dans ton esprit s'il s'était agi d'un portable ou d'un animal domestique. Ce sont des photos. Tu y accroches une continuité symbolique. Tu vas faire d'un oubli un souvenir.

    Tu te places face à lui et, avant de prendre la photo, tu réfléchis à ce que tu désires emporter. Le cadrage n'est pas une affaire de technique mais de sens. Tu as d'abord envisagé un plan serré, où le billet prendrait toute la place. Le message serait tout, hors de contexte. Tu serais n'importe où et il deviendrait n'importe quoi. Pas plus qu'un jeu. Il faut que tu élargisses le plan. La vitre, les voitures, le marquage au sol comptent tout autant. Ils sont même, tu le pressens, l'essence de cette déposition, pour qu'en regardant ce qui restera on puisse imaginer justement qu'il n'en restera rien d'autre. L'espace, même flou, (ré)introduit le temps et la capacité de celui-ci (c'est même sa substance première) à délier le monde. Le flou, accentué, est même une mélodie du monde qui file sa quenouille pendant que le temps des photos perdues est, lui, une suspension. La perte est une effraction dans l'écoulement des heures, des jours, voire des semaines (avant que peut-être les clichés ne retrouvent leur propriétaire). Tu as un besoin impératif du flou, de l'arrière-plan indistinct, pour justement distinguer la question en suspens de toute cette histoire : chacun retrouvera-t-il son bonheur ? Et c'est même pire que tu ne l'imaginais quand, après, tu te rends compte que sur le message lui-même il y a un certain flou. Comme si la forme que tu inventes devait garder une empreinte de ce qui avait été écrit. 

    Donc : toi, tu arrives, tu t'arrêtes et tu prends la décision d'en faire quelque chose. Ainsi les photos perdues (mais peut-être pas...) laissent-elles une trace dans une photo qui leur doit tout, laquelle devient par ironie le signe (peut-être) ultime de leur existence (si l'on veut croire au pire : sorties un jour du tiroir et jetées à la poubelle par quelqu'un qui les avaient rangées et se dit : "Encore là ? Maintenant, un peu de nettoyage"). La place est un croisement et tu essaies de fixer ce carrefour d'absences, de lui donner un semblant d'éternité.

    N'est-ce pas le lot de notre existence ? Cette (re)collection de signes que nous nous passons sans le savoir. Cette effraction de la vie des autres dans la nôtre, pour n'en faire rien souvent, ou parfois s'y arrêter et repartir avec un souvenir dans notre camera oscura. Il n'est pas dit qu'un jour (logarithmiquement parlant, tu es sûr qu'on te prouvera que c'est même probable), tu ne reçoives pas un message de qui a écrit sur ce bout de papier, parce qu'il aura vu ton cliché sur la Toile. Tu ne le souhaites pas, on s'en doute. Tu ne veux surtout pas qu'il perde son mystère, qu'il ait un visage, une identité, une histoire. Une histoire qui viendrait contredire la tienne. C'est d'ailleurs à ce niveau que tu perds toute empathie pour celui qui a perdu ces photos de classe. Il fallait y penser avant, pour que tu n'aies pas le désir et le plaisir d'y penser après...

     

    Peut-être est-ce la suprême invitation de cette aventure ? Qu'une part de la vie prenne sa source dans ce qui est perdu et que tu te nourrisses des abandons, des oublis, des négligences, des incertitudes, des vaines envies que tout soit conservé...

    Photo : Philippe Nauher

  • En pensant à Jacques Réda

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    Je n'y ai pas immédiatement pensé, en le faisant. Je n'ai même pas réfléchi que c'était une façon de voir le monde et de se dérober. Ou pour être plus exact, de sentir qu'il y avait à la fois un intérêt pour ce que je regardais et une forme de retranchement. La vitre. Le double vitrage du train. La paroi froide qui éloigne plus encore le monde. La fenêtre d'un train n'est pas une fenêtre comme les autres. Il ne s'agit pas de s'accouder pour regarder les passants, être dans le point fixe et contempler le théâtre. Il y a bien quelque chose qui défile mais nous défilons tout autant que lui. Nous n'avons pas le temps de nous arrêter, et ce qui nous arrête (dans l'esprit, j'entends, le détail ou le moment de vie que l'on capte) n'est déjà plus là. Nous sommes ailleurs. Tout est ailleurs. Vaste monde et perte infinie.

    Prendre des photographies à partir d'un train (à partir, dis-je, par la force des mots puisque le train est en fait déjà parti. Il est loin, toujours plus loin), c'est adopter une position (peut-être une posture) que jamais plus je ne retrouverai. Plus que tout : sentir le furtif. Et en même temps, ce furtif se fixe, et je suis comme à l'arrêt. Ainsi, pensè-je à Jacques Réda qui, dans L'Herbe des talus, rêve avec la légèreté grave qu'on lui connaît sur ces ouvertures presque intrusives d'un train au ralenti sur des pièces éclairées en bord de voie, sur ces vies qu'on ne reverra pas et qui s'offrent, d'une certaine façon.

     

    Sur cette photographie, il y a les fils, les voies, des sortes de hangars, des voitures garées. Il y a surtout ce bâtiment, en retrait, et ces fenêtres. Rien qui soit misérable ou dégradé. On peut même imaginer que la construction en est assez récente. Mais je pense alors à ces vies rythmées par l'échéancier ferroviaire et la tentation, peut-être, de se perdre, à l'une de ces fenêtres, dans le décompte, sur vingt minutes, une heure, deux heures, des convois qui filent. De ces lucarnes, la vue est laide, le panorama triste. Il n'y a alors que les trains, eux-mêmes pas toujours reluisants, qui animent un après-midi de retraite ou d'ennui. La ritournelle des sifflets et du claquement métallique. Et la vitesse, massive et rude, qui m'emporte, loin de cet endroit dont je ne connais pas le nom...

    Photo : Philippe Nauher