usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

temps

  • Pas si simple...

     

    IMG_0469D.JPG

    "Il n’y a rien de plus silencieux qu’une photo, il n’y a aucun autre art qui puisse être aussi silencieux que cela. En voulant arrêter le temps, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, la photo émet du silence." 

    Ce sont les mots de Denis Roche dans une interview qu'il accorde à Pascale Mignon et Marina Stéphanoff.. L'affirmation, sous forme négative d'ailleurs, peut être discutable, et de fait discutée, mais j'y trouve un étrange point de jonction, quand je regarde cette prise (1).

    Je n'avais pas pensé à prendre ce graffiti. C'est une mienne connaissance qui me la signale en sortant de la voiture. J'ai mon appareil. Je ne cherchais rien mais les mots, certes, me plaisent. Et plus que la formule dans sa globalité, ce sont les articulations qui me séduisent : mais, car. Encore faut-il, pour s'en soucier, que l'on fasse un arrêt sur image, que, tout à coup, nous fassions la paix avec le temps. Le silence dont parle Denis Roche, je le vois comme cette suspension devenue si rare du mouvement qui, comme l'éponge mouillée sur le tableau, fait que nous passons à autre chose. La photographie saisit un instant : c'est un lieu commun, d'autant plus éculé qu'a fleuri la street photography, selon un schéma systématique et, disons-le, aporétique. Mais quel sens a cet instant quand il fige ce qui était déjà figé ? Le silence de Denis Roche, pour l'heure, n'est-il pas une autre formulation de l'attention aux choses qui se perd à force de croire que seule l'agitation est un signe de vie ?

     

    (1)Singulier balancement des mots, autour de la photo, pour laquelle on balance entre l'agressif arrachement au réel, un sursaut énergique : une prise, comme on parle d'une prise de guerre, et un repli plutôt mou sur la banalité : le cliché, comme on parle d'un poncif, et donc un déjà-vu. Si l'on opte pour cette deuxième lecture, toute photo, bien au-delà de la question du "ça a été" de Barthes, est une condensation de ce que l'on connaît et ne sert, peut-être, qu'à nous en rappeler l'existence.

     

    Photo : Philippe Nauher

  • L'effroi de la technique

    steafano biancu,horloge,temps,modenité,technicité,heidedgger,philosophie

     

     

    Certes, les heures nous sont comptées. Telle est l'essence de notre mortalité. Mais au-delà de cette irréductible soumission du corps au processus biologique (et que d'aucuns, étourdis de progrès, de science et technologie voudraient pouvoir contrer pour nous faire accéder à un semblant d'éternité), il y a le temps que nous avons cru soumettre et auquel nous nous soumettons de plus en plus. Agendas, rendez-vous, horaires, sonneries, gongs, dernière minute avant fermeture, cadrans, écrans, tic-tac, et autres beautés ordinaires de notre aliénation. Les inventions ne sont pas là pour notre seul bonheur, ni même pour nous faciliter la vie, comme le rappelle ci-dessous Stefano Biancu.

     

    L'horloge (est devenu) un instrument d'émancipation, très utile au « temps du marchand » et des commerces qui avait déjà commencé de s'affirmer à l'époque médiévale. Mayr écrit que l'horloge
    « touchait par son appel à des désirs inexprimés et des inclinations latentes. Pendant des siècles, la fonction la plus importante de l'horloge fut peut-être de servir d'instrument pour l'éducation populaire, et, en vérité, d'instruction. Pour les Européens progressistes de la Renaissance, l'horloge incarnait les meilleurs choses que l'avenir pouvait apporter : la fin de la magie et de la superstition, la rationalité dans la pensée et l'ordre dans la vie publique. »
    Tout cela a donc fait de l'horloge « un insturment pour transformer la mentalité, les attitudes et les comportements populaires ».
    Le propos de Mayr va jusqu'à montrer qu'au XVIIe siècle, la diffusion de l'horloge mécanique a contribué d'une certaine manière à la fortune de la conception autoritaire de l'ordre social propre à la philosophie et la pensée politique de l'époque. Il nous suffit de noter ici que la technique répond non seulement à des besoins techniques et instrumentaux (on connaît le mot de Heidegger selon lequel l'essence de la technique « n'est absolument rien de technique »), mais aussi au besoin originaire et fondamental que l'homme a d'humaniser le réel pour pouvoir en faire l'expérience de façon significative et sensée, pour pouvoir l'habiter.
    Cela vaut aussi pour le temps. C'est un rôle que la technique a toujours joué, mais qui devient prépondérant à l'époque moderne, alors qu'elle devient l'instance productrice de culture la plus décisive. Avec la révolution médiatique, ce rôle devient plus décisif encore. De simple instrument, la technique se transforme en effet en « milieu » : un milieu magique et totalisant, qui offre l'illusion d'abolir tout l'intervalle de temps (tout écart entre le désir et sa réalisation), en rassurant en même temps, par une prolifération qui ne laisse jamais seul, sur la permanence du réel.
    Notre expérience du monde et du temps trouve ainsi dans la technique une médiation incontournable, toujours plus décisive et totalisante ; notre orientation dans l'espace et dans le temps passe inévitablement par elle.
    « Désormais -écrit Marc Augé- nous sommes capables de définir notre rapport avec l'espace et le temps, l'élément essentiel qui définit l'essence de l'homme et de l'humanité, simplement à travers des artefacts mis au point par l'industrie et circulant sur le marché. Il s'agit pour le moins d'un bouleversement complet de la capacité des hommes à percevoir leur relation avec eux-mêmes et avec autrui. »

    Stefano Biancu, Présent. Petite éthique du temps, éditions de la revue Conférence, 2015

     

     

    Photo : Philippe Nauher 

     

     

  • Se bercer d'illusions

    Il y a quelques semaines, on trouvait l'affiche ci-dessous dans les rues de Lyon.

    ava gardner,catherine deneuve,cinéma,beauté,temps

     

    Catherine Deneuve était à l'honneur du dernier festival Lumière. On lui remettait un prix. Sans doute n'y aurait-il rien à en dire si on ne se souvenait que l'an dernier on honorait Martin Scorsese. Dans les deux cas, un portrait. Très classique pour le réalisateur américain, conforme à ce qu'il est désormais, avec ses grosses lunettes et ses sourcils broussailleux. Ceux qui sont venus le voir en chair et en os ont retrouvé ce qu'on leur avait vendu sur l'affiche.

    En revanche, il n'en est pas de même pour la grande Catherine. Point de respect du temps présent et de soumission à la rigueur de la réalité. Sans doute l'actrice veille-t-elle à ce que son image soit conforme à l'idée qu'elle s'en fait et aux représentations fantasmatiques auxquelles elle veut être associée. On ne lui en fait pas le reproche. Elle n'est pas la seule. C'est dans l'air du temps. Le souci de soi et les attentes narcissiques exacerbées par la société contemporaine permettent toutes les audaces, même les plus ridicules, celles qui se démasquent dans l'instant. Les assiégés du Moi, pour reprendre Christopher Lasch, se multiplient

    Il serait bon de leur dire, à toutes ces audacieuses (et aux audacieux aussi) que leur combat non seulement est vain mais qu'il enlaidit la grâce de leur passé. Elles ne sauvent rien, et surtout pas leur réputation. Leur beauté ne serait pas perdue si elles ne prenaient pas outrage d'être ainsi communes. Ava Gardner, la plus belle de toutes, l'avait, elle, très bien compris et dès la quarantaine atteinte, elle savait se faire respecter du temps en refusant de feindre qu'elle pût s'y soustraire. 

  • 2 h 17

    Elle avait été construite en 1864 et fut épargnée par les bombardements démocratiques qui anéantirent l'intra-muros à 80 %. Elle était monument historique. Mais il est vrai que l'on peut toujours discuter le concept et plus encore de la folie qui monumentalise tout et n'importe quoi. Nul doute que cette classification se fondait plus sur l'ancienneté du bâtiment que sur son esthétique et son originalité. Elle n'avait même pas le charme désuet des œuvres pensées dans un certain style. De toute manière la question ne se pose plus puisqu'elle a été démolie en 2005. Ce que la violence de l'Histoire n'avait pas réussi, les rigueurs de la modernité l'auront obtenu. La globalisation, c'est comme les bombes, sauf que cela ne rate pas sa cible. La ville s'en est débarrassée pour en reconstruire une nouvelle, conforme au plan d'électrification de la ligne, permettant ainsi l'arrivée du TGV dans la cité corsaire.

    J'aimais la place qu'elle occupait, dans l'alignement exact, quand on en sortait, de l'avenue Louis-Martin, que l'on pouvait, avec un peu de courage, si le bagage était léger, remonter entre les hangars portuaires, vers les remparts et la flèche magistrale de l'église Saint-Vincent. Aussi lointaine était-elle, ancrée dans les terres, elle préparait le voyageur à la magnifique ouverture sur la mer.

    Mais elle n'est plus. En ce mois d'août, une revue évoque Saint-Malo comme le nouveau Deauville à 2 h 17 de Paris. Tout est dit. Elle a rendu l'âme, parce que la ville a vendu la sienne. Comme il en est depuis fort longtemps, et malgré l'escroquerie de la décentralisation, dont la fonction première est d'assurer aux apparatchiks provinciaux une part du gâteau : places, prébendes et nominations de parade, l'aune de toute chose se niche dans cet autre intra-muros sans murailles mais avec périphérique : Paris.

    Le parisien a investi, mieux : annexé le lieu, comme il l'avait fait avec Le Touquet, Biarritz, la côte normande et une partie de la Méditerranée. La mascarade républicaine n'a rien changé à la soumission territoriale des mondanités. Le XXIe siècle prolonge le XXe, voire le XIXe. Quoique la comparaison soit exagérée et trop flatteuse pour la horde contemporaine, dont le goût et l'indélicatesse ont fait descendre d'un cran l'idée que l'on associe au style. Le frelaté est la règle et le triomphe de la tendance et des marques est une illusion de plus.

    Mais l'illusion sur le plan de la filiation historique a valeur de réalité quand elle obéit aux nécessités économiques et qu'elle génère du trafic, du flux, du gain, de l'activité. Ces exigences-là motivent toutes les autres et pour faire plaisir à leurs bons maîtres, les édiles malouins ont détruit leur gare. La nouvelle se trouve un peu plus de deux cents mètres en retrait. Elle est capable d'accueillir les TGV pour que les grandeurs parisiennes n'aient pas à se soumettre à un changement à Rennes, que le voyage soit d'une traite, et paisible. N'est-ce pas ce que l'on doit aux dominants ?

    Ce n'est pas du béton mais du verre, comme on en a désormais l'habitude : une transparence passe-partout, et des voies où court la mauvaise herbe. L'entretien n'est pas à la hauteur. Devant : une place, grande et hideuse. Le voyageur ne peut, en y accédant, sentir le frisson de la ville ancienne, au lointain, comme ce fut le cas naguère. Car, à la transparence de la nouvelle architecture, correspond l'écrasement de la perspective et de la vision périphérique. Sur la place, avec son bagage, le nouveau venu n'a pour seul horizon, là même où se dressait ce que nous avons perdu, qu'une monstruosité de béton et de verre (décidément...), qui essaie par quelques courbes faciles d'amadouer le regard, un ensemble pompeux qui abrite une médiathèque, comme si la soumission au bon plaisir des étrangers capitaux pouvait se racheter d'un semblant de culture, alors que c'est une manière sournoise de faire payer doublement l'autochtone une dépossession qui l'avilit. La gare pour happy few et la culture conditionnée en lieu de vie : une vraie modernité en fait. Une hyper-modernité, même.

    Par ce geste, Saint-Malo qui fut un temps (fort court certes) une république, à l'imitation de Venise, qui fut aussi la cité de maints navigateurs faisant souffler une verve aventureuse, Saint-Malo n'est plus qu'une banlieue parisienne. Elle peut toujours croire que cette situation n'est nullement comparable à la grande couronne, qu'elle n'est ni Livry-Gargan, ni Corbeilles-Essonne. Certes non. Elle me fait penser à ces villages de la Drôme et de l'Ardèche occupés désormais le week end par des amoureux du calme, de la nature, de l'authenticité, qui viennent se ressourcer avant de retourner à la turbulence citadine. Saint-Malo les attend, elle aussi, et cet esprit de collaboration avec les gens qui goûtent la province à condition qu'elle soit inféodée et aux ordres est répugnant.

    La mondialisation n'est pas qu'une ritournelle inter-continentale ; elle commence en fait dans le dépouillement à proximité des signes d'appartenance. Cette nouvelle gare est aussi remarquable que l'alignement des valeurs sur les chaînes hôtelières ou l'originalité ridicule (puisque pas originale du tout) des bars chic. Il ne suffit pas que l'arrogance parisienne pourrisse les ondes, suppure le politiquement correct, s'accapare les diktats de la culture et se vante de cosmopolitisme. Il faut aussi qu'elle dénature le lointain, qu'elle en fasse son jouet, dans un élan narcissique par lequel le monde entier ne peut être que son miroir. De fait, c'est tout un esprit qui s'inscrit dans cette transformation. Au-delà de la réduction des distances, par le biais des moyens techniques, ce qu'a fort bien analysé David Harvey, réduction qui redéfinit par le temps et non par l'espace les zones constitutives d'un ordre socio-politique (lequel est aujourd'hui dominé par l'ordre du temps. Time is money), cet exemple malouin (mais qui n'est plus malouin, justement, mais parisien) symbolise le transfert économique et culturel qu'opère l'usage de ces moyens techniques. Et l'on découvre alors que le bourgeois nanti du centre (de décision) a une capacité à trouver satisfaction à ses désirs dans un ordre bien plus terrible, bien plus dévastateur et homogénéisant que les puissants, très relatifs au fond, des périodes antérieures. La démocratie libérale a accouché d'une Terreur économique qui ne dit pas son nom, qui détruit (et tue aussi, mais ce sont dans des zones excentrées, quoique...) selon ses aspirations hédonistes et narcissiques.

    Pour finir, on rappellera que Le Touquet n'est qu'un abrégé : le panneau indique Le Touquet-Paris-Plage. Tout un programme. On peut suggérer Saint-Malo-Montparnasse.

  • Lentement

     

    photographie,image,temps

     

     

    Il fallait d'abord s'enfermer, s'en remettre à la seule lumière rouge qui donnait au cagibi réquisitionné des allures d'antre mystérieuse où les boîtes de rangement et les vêtements relégués faisaient fantômes.

    Il y avait à côté de l'appareil où tu imposais l'Ilford blanc comme neige les deux bacs, un rouge, pour le révélateur, un bleu, pour le fixateur. Le chronomètre aussi, pour la précision et que tout ne finisse pas en un noir absolu, une gageure invisible condamnée à la poubelle.

    Le temps était là, comme une autre mesure, dans un autre monde, et à peine l'empreinte prise, ou supposée telle, la main glissait la feuille dans le bac rouge. Et lentement, surgi d'un fond magique, à chaque fois merveilleux, les premiers traits faisaient une rigole, puis deux, puis trois, enfin une hydrographie de la vie, des existences ou des choses. Un nez, une bouche en esquisse, une boucle de cheveux, un muret, le phare d'une 2 CV. Singulière illumination dont tu attendais le point ultime, ce point si difficile à comprendre, avant que tout ne noircisse. Juste ce temps intuitif bientôt qui donnait à la main la vigueur pour verser cette apparition dans le fixateur. 

    Temps d'une photographie qui pariait sur le rêve. Temps de l'hypothétique. Temps argentique où la perte était grande, les erreurs légion, quand aujourd'hui, d'un clic instantané, on voit le résultat. Désormais l'effervescence infiniment reproductible du geste, quand, il fut un temps, c'était l'hésitation de rater, et par essence, oui : un manque que nous ne pourrions jamais effacer. il y avait dans l'expérience argentique une perte inéluctable qui rendait plus sensible la moindre réussite. L'image était venue à nous, dans le cagibi, autant que nous étions allés la chercher, au dehors.

    Tu étais seul, plus que tu ne le seras jamais devant ton ordinateur, d'une solitude amoureuse de l'histoire que tu essayais de faire naître, et même si, parfois, après quelques années, le cliché pâlissait, ou jaunissait, faute d'avoir été bien fixé, il te restait cette mise au jour, dans le secret de la lampe rouge, mise au jour lente, fragile qui valait, pour toi, tout autant que la photo elle-même.

    Autre monde, en passe de disparaître, celui des univers séparés, sacrés, où s'appesantir dans le silence d'un monde ressuscité, clos, l'un et l'autre, quand l'heure est au grand jour, à la transparence de l'écran, au miracle fêlé de la retouche...

     

    Photo ; Philippe Nauher

  • En pensant à Jacques Réda

    photographie,jacques réda,train,vitesse,temps

     

    Je n'y ai pas immédiatement pensé, en le faisant. Je n'ai même pas réfléchi que c'était une façon de voir le monde et de se dérober. Ou pour être plus exact, de sentir qu'il y avait à la fois un intérêt pour ce que je regardais et une forme de retranchement. La vitre. Le double vitrage du train. La paroi froide qui éloigne plus encore le monde. La fenêtre d'un train n'est pas une fenêtre comme les autres. Il ne s'agit pas de s'accouder pour regarder les passants, être dans le point fixe et contempler le théâtre. Il y a bien quelque chose qui défile mais nous défilons tout autant que lui. Nous n'avons pas le temps de nous arrêter, et ce qui nous arrête (dans l'esprit, j'entends, le détail ou le moment de vie que l'on capte) n'est déjà plus là. Nous sommes ailleurs. Tout est ailleurs. Vaste monde et perte infinie.

    Prendre des photographies à partir d'un train (à partir, dis-je, par la force des mots puisque le train est en fait déjà parti. Il est loin, toujours plus loin), c'est adopter une position (peut-être une posture) que jamais plus je ne retrouverai. Plus que tout : sentir le furtif. Et en même temps, ce furtif se fixe, et je suis comme à l'arrêt. Ainsi, pensè-je à Jacques Réda qui, dans L'Herbe des talus, rêve avec la légèreté grave qu'on lui connaît sur ces ouvertures presque intrusives d'un train au ralenti sur des pièces éclairées en bord de voie, sur ces vies qu'on ne reverra pas et qui s'offrent, d'une certaine façon.

     

    Sur cette photographie, il y a les fils, les voies, des sortes de hangars, des voitures garées. Il y a surtout ce bâtiment, en retrait, et ces fenêtres. Rien qui soit misérable ou dégradé. On peut même imaginer que la construction en est assez récente. Mais je pense alors à ces vies rythmées par l'échéancier ferroviaire et la tentation, peut-être, de se perdre, à l'une de ces fenêtres, dans le décompte, sur vingt minutes, une heure, deux heures, des convois qui filent. De ces lucarnes, la vue est laide, le panorama triste. Il n'y a alors que les trains, eux-mêmes pas toujours reluisants, qui animent un après-midi de retraite ou d'ennui. La ritournelle des sifflets et du claquement métallique. Et la vitesse, massive et rude, qui m'emporte, loin de cet endroit dont je ne connais pas le nom...

    Photo : Philippe Nauher

  • La queue-chic et autres considérations sociologiques

    Étrange cécité que la nôtre parfois. La mienne en l'occurrence. De n'avoir pas vu qu'au commentaire sur le roman de Roland Thévenet avait succédé une humeur sur les superfétatoires qui font la queue. Sans doute l'inconscient des mots, ou quelque chose d'approchant.

    Et l'ami Marc Salet de rebondir en m'envoyant les références d'un article paru dans Le Monde, trois jours auparavant, que je ne connaissais pas et je retiens évidemment un sous-titre magnifique : "un attribut de la modernité". Le mot attribut est sublime. Décidément, Félix Sy était dans le vrai...

     

  • La Localisation

     

    temps,informatique,langage,espace,communicaton

     

     

    Il y a quelques jours, j'envoie un texto à une mienne connaissance pour un rendez-vous dans un bar : nous partageons un certain goût pour les bières. Il est matin et l'affaire est prévue à 17 heures. Rien ne presse. N'empêche : pas de réponse. La rencontre tombe à l'eau (si j'ose dire...). 

    Le lendemain, je le rencontre et il m'explique qu'il n'a reçu mon message qu'à 18 heures 07 (une exactitude ferroviaire...). Nous mangeons ensemble, avec une tierce personne à qui nous racontons l'anecdote, certes fort commune et sans grand intérêt.

    Et celle-ci, connaissant les cinq cents mètres qui nous séparent, s'amuse : huit heures pour une telle distance ! Le progrès peut battre, en ses pires moments, plus que des records de lenteur, atteindre des degrés inouïs d'absurdité... Mais elle redevient sérieuse, pour se demander où se nichait le message, pendant tout ce temps.

    Certes, quelque cerveau informatique nous expliquerait ceci ou cela, donnerait à l'incertitude une formalisation logique qui bouclerait l'anecdote en un simple incident, une retenue, un blocage, une fausse route, une erreur de circuit. Toute raison est bonne, sans doute.

    Mais pour l'esprit vagabond et passablement obtus devant la science du binaire et des flux, il reste le mystère de mots qui flottent dans le temps et l'espace, qui se promèneraient seuls, qui en rencontreraient d'autres, fileraient à droite, ou à gauche, insaisissables, presque rebelles. Des mots batifoleurs, des insoumis de l'ordre. Pourquoi pas ?

    Plus sérieusement (c'est-à-dire : plus poétiquement) : des mots détachés de soi et qui, loin de se perdre définitivement, prennent le chemin buissonnier et errent, comme nous errons nous-mêmes, parfois, à ne pas vouloir finir ce qu'on attend de nous. Il y a toujours une mélancolie à imaginer une phrase à la dérive, une magie transitoire et éphémère.

    Oui, éphémère, car huit heures, c'est bien peu, dans le fil d'une vie, et d'autres bières nous attendent, et puisqu'il est question de temps, je n'oublie que l'une des préférées de cette mienne connaissance est L'Angélus...

     

    Photo : Ralph Gibson

  • Philosophie du formol

     

    Pol Ubeda.jpg

    "Puisque tout ce qui passe est éliminé à jamais, les modernes ont en effet le sentiment d'une flèche irréversible du temps, d'une capitalisation, d'un progrès. Mais comme cette temporalité est imposée à un régime temporel qui va tout autrement, les symptômes d'un désaccord se multiplient. Ainsi que Nietzsche l'avait remarqué, les modernes ont la maladie de l'histoire. Ils veulent tout garder, tout dater, parce qu'ils pensent avoir rompu définitivement avec leur passé. Plus ils accumulent les révolutions, plus ils conservent ; plus ils capitalisent, plus ils mettent au musée. La destruction maniaque est payée symétriquement par une conservation tout aussi maniaque. Les historiens reconstituent le passé détail après détail avec d'autant plus de soin qu'il s'est englouti à jamais. Mais sommes-nous aussi éloignés de notre passé que nous voulons le croire ? Non, puisque la temporalité moderne est sans grand effet sur le passage du temps. Le passé demeure donc et même revient. Or cette résurgence est incompréhensible aux modernes. Ils la traitent alors comme le retour du refoulé. Ils en font un archaïsme. "Si nous n'y prenons garde, pensent-ils, nous allons revenir au passé, nous allons retomber dans les âges obscurs." La reconstitution historique et l'archaïsme sont deux des symptômes de l'incapacité des modernes à éliminer ce qu'ils doivent pourtant éliminer pour avoir l'impression que le temps passe."

    Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes, 1991 (1997)


    Photo : Pol Ubeda.