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horloge

  • L'effroi de la technique

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    Certes, les heures nous sont comptées. Telle est l'essence de notre mortalité. Mais au-delà de cette irréductible soumission du corps au processus biologique (et que d'aucuns, étourdis de progrès, de science et technologie voudraient pouvoir contrer pour nous faire accéder à un semblant d'éternité), il y a le temps que nous avons cru soumettre et auquel nous nous soumettons de plus en plus. Agendas, rendez-vous, horaires, sonneries, gongs, dernière minute avant fermeture, cadrans, écrans, tic-tac, et autres beautés ordinaires de notre aliénation. Les inventions ne sont pas là pour notre seul bonheur, ni même pour nous faciliter la vie, comme le rappelle ci-dessous Stefano Biancu.

     

    L'horloge (est devenu) un instrument d'émancipation, très utile au « temps du marchand » et des commerces qui avait déjà commencé de s'affirmer à l'époque médiévale. Mayr écrit que l'horloge
    « touchait par son appel à des désirs inexprimés et des inclinations latentes. Pendant des siècles, la fonction la plus importante de l'horloge fut peut-être de servir d'instrument pour l'éducation populaire, et, en vérité, d'instruction. Pour les Européens progressistes de la Renaissance, l'horloge incarnait les meilleurs choses que l'avenir pouvait apporter : la fin de la magie et de la superstition, la rationalité dans la pensée et l'ordre dans la vie publique. »
    Tout cela a donc fait de l'horloge « un insturment pour transformer la mentalité, les attitudes et les comportements populaires ».
    Le propos de Mayr va jusqu'à montrer qu'au XVIIe siècle, la diffusion de l'horloge mécanique a contribué d'une certaine manière à la fortune de la conception autoritaire de l'ordre social propre à la philosophie et la pensée politique de l'époque. Il nous suffit de noter ici que la technique répond non seulement à des besoins techniques et instrumentaux (on connaît le mot de Heidegger selon lequel l'essence de la technique « n'est absolument rien de technique »), mais aussi au besoin originaire et fondamental que l'homme a d'humaniser le réel pour pouvoir en faire l'expérience de façon significative et sensée, pour pouvoir l'habiter.
    Cela vaut aussi pour le temps. C'est un rôle que la technique a toujours joué, mais qui devient prépondérant à l'époque moderne, alors qu'elle devient l'instance productrice de culture la plus décisive. Avec la révolution médiatique, ce rôle devient plus décisif encore. De simple instrument, la technique se transforme en effet en « milieu » : un milieu magique et totalisant, qui offre l'illusion d'abolir tout l'intervalle de temps (tout écart entre le désir et sa réalisation), en rassurant en même temps, par une prolifération qui ne laisse jamais seul, sur la permanence du réel.
    Notre expérience du monde et du temps trouve ainsi dans la technique une médiation incontournable, toujours plus décisive et totalisante ; notre orientation dans l'espace et dans le temps passe inévitablement par elle.
    « Désormais -écrit Marc Augé- nous sommes capables de définir notre rapport avec l'espace et le temps, l'élément essentiel qui définit l'essence de l'homme et de l'humanité, simplement à travers des artefacts mis au point par l'industrie et circulant sur le marché. Il s'agit pour le moins d'un bouleversement complet de la capacité des hommes à percevoir leur relation avec eux-mêmes et avec autrui. »

    Stefano Biancu, Présent. Petite éthique du temps, éditions de la revue Conférence, 2015

     

     

    Photo : Philippe Nauher