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régionalisation

  • 2 h 17

    Elle avait été construite en 1864 et fut épargnée par les bombardements démocratiques qui anéantirent l'intra-muros à 80 %. Elle était monument historique. Mais il est vrai que l'on peut toujours discuter le concept et plus encore de la folie qui monumentalise tout et n'importe quoi. Nul doute que cette classification se fondait plus sur l'ancienneté du bâtiment que sur son esthétique et son originalité. Elle n'avait même pas le charme désuet des œuvres pensées dans un certain style. De toute manière la question ne se pose plus puisqu'elle a été démolie en 2005. Ce que la violence de l'Histoire n'avait pas réussi, les rigueurs de la modernité l'auront obtenu. La globalisation, c'est comme les bombes, sauf que cela ne rate pas sa cible. La ville s'en est débarrassée pour en reconstruire une nouvelle, conforme au plan d'électrification de la ligne, permettant ainsi l'arrivée du TGV dans la cité corsaire.

    J'aimais la place qu'elle occupait, dans l'alignement exact, quand on en sortait, de l'avenue Louis-Martin, que l'on pouvait, avec un peu de courage, si le bagage était léger, remonter entre les hangars portuaires, vers les remparts et la flèche magistrale de l'église Saint-Vincent. Aussi lointaine était-elle, ancrée dans les terres, elle préparait le voyageur à la magnifique ouverture sur la mer.

    Mais elle n'est plus. En ce mois d'août, une revue évoque Saint-Malo comme le nouveau Deauville à 2 h 17 de Paris. Tout est dit. Elle a rendu l'âme, parce que la ville a vendu la sienne. Comme il en est depuis fort longtemps, et malgré l'escroquerie de la décentralisation, dont la fonction première est d'assurer aux apparatchiks provinciaux une part du gâteau : places, prébendes et nominations de parade, l'aune de toute chose se niche dans cet autre intra-muros sans murailles mais avec périphérique : Paris.

    Le parisien a investi, mieux : annexé le lieu, comme il l'avait fait avec Le Touquet, Biarritz, la côte normande et une partie de la Méditerranée. La mascarade républicaine n'a rien changé à la soumission territoriale des mondanités. Le XXIe siècle prolonge le XXe, voire le XIXe. Quoique la comparaison soit exagérée et trop flatteuse pour la horde contemporaine, dont le goût et l'indélicatesse ont fait descendre d'un cran l'idée que l'on associe au style. Le frelaté est la règle et le triomphe de la tendance et des marques est une illusion de plus.

    Mais l'illusion sur le plan de la filiation historique a valeur de réalité quand elle obéit aux nécessités économiques et qu'elle génère du trafic, du flux, du gain, de l'activité. Ces exigences-là motivent toutes les autres et pour faire plaisir à leurs bons maîtres, les édiles malouins ont détruit leur gare. La nouvelle se trouve un peu plus de deux cents mètres en retrait. Elle est capable d'accueillir les TGV pour que les grandeurs parisiennes n'aient pas à se soumettre à un changement à Rennes, que le voyage soit d'une traite, et paisible. N'est-ce pas ce que l'on doit aux dominants ?

    Ce n'est pas du béton mais du verre, comme on en a désormais l'habitude : une transparence passe-partout, et des voies où court la mauvaise herbe. L'entretien n'est pas à la hauteur. Devant : une place, grande et hideuse. Le voyageur ne peut, en y accédant, sentir le frisson de la ville ancienne, au lointain, comme ce fut le cas naguère. Car, à la transparence de la nouvelle architecture, correspond l'écrasement de la perspective et de la vision périphérique. Sur la place, avec son bagage, le nouveau venu n'a pour seul horizon, là même où se dressait ce que nous avons perdu, qu'une monstruosité de béton et de verre (décidément...), qui essaie par quelques courbes faciles d'amadouer le regard, un ensemble pompeux qui abrite une médiathèque, comme si la soumission au bon plaisir des étrangers capitaux pouvait se racheter d'un semblant de culture, alors que c'est une manière sournoise de faire payer doublement l'autochtone une dépossession qui l'avilit. La gare pour happy few et la culture conditionnée en lieu de vie : une vraie modernité en fait. Une hyper-modernité, même.

    Par ce geste, Saint-Malo qui fut un temps (fort court certes) une république, à l'imitation de Venise, qui fut aussi la cité de maints navigateurs faisant souffler une verve aventureuse, Saint-Malo n'est plus qu'une banlieue parisienne. Elle peut toujours croire que cette situation n'est nullement comparable à la grande couronne, qu'elle n'est ni Livry-Gargan, ni Corbeilles-Essonne. Certes non. Elle me fait penser à ces villages de la Drôme et de l'Ardèche occupés désormais le week end par des amoureux du calme, de la nature, de l'authenticité, qui viennent se ressourcer avant de retourner à la turbulence citadine. Saint-Malo les attend, elle aussi, et cet esprit de collaboration avec les gens qui goûtent la province à condition qu'elle soit inféodée et aux ordres est répugnant.

    La mondialisation n'est pas qu'une ritournelle inter-continentale ; elle commence en fait dans le dépouillement à proximité des signes d'appartenance. Cette nouvelle gare est aussi remarquable que l'alignement des valeurs sur les chaînes hôtelières ou l'originalité ridicule (puisque pas originale du tout) des bars chic. Il ne suffit pas que l'arrogance parisienne pourrisse les ondes, suppure le politiquement correct, s'accapare les diktats de la culture et se vante de cosmopolitisme. Il faut aussi qu'elle dénature le lointain, qu'elle en fasse son jouet, dans un élan narcissique par lequel le monde entier ne peut être que son miroir. De fait, c'est tout un esprit qui s'inscrit dans cette transformation. Au-delà de la réduction des distances, par le biais des moyens techniques, ce qu'a fort bien analysé David Harvey, réduction qui redéfinit par le temps et non par l'espace les zones constitutives d'un ordre socio-politique (lequel est aujourd'hui dominé par l'ordre du temps. Time is money), cet exemple malouin (mais qui n'est plus malouin, justement, mais parisien) symbolise le transfert économique et culturel qu'opère l'usage de ces moyens techniques. Et l'on découvre alors que le bourgeois nanti du centre (de décision) a une capacité à trouver satisfaction à ses désirs dans un ordre bien plus terrible, bien plus dévastateur et homogénéisant que les puissants, très relatifs au fond, des périodes antérieures. La démocratie libérale a accouché d'une Terreur économique qui ne dit pas son nom, qui détruit (et tue aussi, mais ce sont dans des zones excentrées, quoique...) selon ses aspirations hédonistes et narcissiques.

    Pour finir, on rappellera que Le Touquet n'est qu'un abrégé : le panneau indique Le Touquet-Paris-Plage. Tout un programme. On peut suggérer Saint-Malo-Montparnasse.

  • Fief (substantif)

    Soyons grands, soyons modernes ! Regardons vers le futur, encore et toujours ! C'est, pourrait-on dire, le credo du temps, l'antienne des démocrates européistes et des vendeurs de lendemains radieux et sans frontières.

    On nous promet de l'espace, du territoire infini, du cosmopolitisme clinquant et humain. Si vous vous acharnez à aimer votre territoire (lequel n'est vôtre que par abus de langage : la propriété n'est ici que le signe de l'affection), vous êtes un passéiste, un rétrograde à l'esprit servilement paysan. À bas les crotteux et les enracinés. Tout cela sonne trop ancien régime et l'âme politique moderne regimbe.

    Il est néanmoins un détail qui surprend. Le personnel politique, de droite, du centre, de gauche, s'entend pour revendiquer son ancrage dans le pays. Rouges, roses, orange, bleus, les chœurs montent ferme pour ne pas briser le lien entre les élus et les citoyens. Tel est d'ailleurs l'argument central de ceux qui ne veulent pas d'une loi sur le cumul des mandats. Il s'agit de demeurer au cœur des choses, d'entendre les oscillations du peuple.

    Magnifiques, ces pétitions de principes, sublime, ce désir démocratique servant les intérêts fort circonscrits de barons provinciaux qui s'accaparent les fonctions, les pouvoirs, les droits, les nominations.

    Quand on considère l'affaire dans certains pays, on parle de népotisme, de confiscations démocratiques, de prébendes, etc. Ici, on appelle cette situation un fief

    Les plus nantis de la classe politique (chacun aura loisir de trouver des exemples qui lui sont proches, à toutes les mangeoires de la démocratie française) ont donc réactualisé, faut-il écrire : modernisé cette définition féodale du pouvoir. Ici et là : limites du droit et bon plaisir du baron ou de la baronne. 

    Fief : le mot est sans cesse repris dans les médias sans que cette anachronisme fasse grincer des dents.

    Le fief, donc. La valetaille et notre bon maître.

    On aimerait y trouver un abus de langage mais pour avoir vécu en plusieurs endroits du territoire hexagonal, dans des endroits particulièrement fieffés, nous savons qu'il n'en est rien. La République et ses valeurs, dont ils nous rebattent les oreilles, par quoi ils justifient fausse morale et désinformation pour masquer leurs pratiques honteuses, s'effacent devant ce qui les contente. 

    Le fief est une de ces piteuses mascarades de la démocratie, certes, mais plus encore : il est l'aveu à peine voilé d'un mépris souverain du citoyen au profit d'une roture qui se rêve poudrée et sang bleu.

    Le fief, c'est la pitoyable mesquinerie d'une troupe satisfaite se rengorgeant de toute sa fierté à célébrer les comices agricoles et les inaugurations de salles polyvalentes.

    Mais, pour parodier Céline, écrivons que le fief, c'est l'idéal aristocratique à la portée des caniches...