usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

beauté

  • Se bercer d'illusions

    Il y a quelques semaines, on trouvait l'affiche ci-dessous dans les rues de Lyon.

    ava gardner,catherine deneuve,cinéma,beauté,temps

     

    Catherine Deneuve était à l'honneur du dernier festival Lumière. On lui remettait un prix. Sans doute n'y aurait-il rien à en dire si on ne se souvenait que l'an dernier on honorait Martin Scorsese. Dans les deux cas, un portrait. Très classique pour le réalisateur américain, conforme à ce qu'il est désormais, avec ses grosses lunettes et ses sourcils broussailleux. Ceux qui sont venus le voir en chair et en os ont retrouvé ce qu'on leur avait vendu sur l'affiche.

    En revanche, il n'en est pas de même pour la grande Catherine. Point de respect du temps présent et de soumission à la rigueur de la réalité. Sans doute l'actrice veille-t-elle à ce que son image soit conforme à l'idée qu'elle s'en fait et aux représentations fantasmatiques auxquelles elle veut être associée. On ne lui en fait pas le reproche. Elle n'est pas la seule. C'est dans l'air du temps. Le souci de soi et les attentes narcissiques exacerbées par la société contemporaine permettent toutes les audaces, même les plus ridicules, celles qui se démasquent dans l'instant. Les assiégés du Moi, pour reprendre Christopher Lasch, se multiplient

    Il serait bon de leur dire, à toutes ces audacieuses (et aux audacieux aussi) que leur combat non seulement est vain mais qu'il enlaidit la grâce de leur passé. Elles ne sauvent rien, et surtout pas leur réputation. Leur beauté ne serait pas perdue si elles ne prenaient pas outrage d'être ainsi communes. Ava Gardner, la plus belle de toutes, l'avait, elle, très bien compris et dès la quarantaine atteinte, elle savait se faire respecter du temps en refusant de feindre qu'elle pût s'y soustraire. 

  • Par delà le temps...

    La question n'est pas de savoir ce qu'est pour chacun la beauté, le sens de la beauté, sa pure formalisation mais il y a un trouble à y réfléchir, un trouble qui jamais n'est aussi intense qu'à l'heure d'une confrontation au temps.

    Dire que le rapport que nous entretenons à ce sujet est conditionné par une représentation sociale, circonscrite au cadre par quoi nous construisons nos représentations, dire cela est enfoncer une porte ouverte. La beauté d'un visage est pour le moins le fruit d'un désir que nous projetons sans doute, mais aussi l'effet de paramètres auxquels nous nous arrêtons à peine tant, si l'on veut s'y attarder, ils nous sembleraient vulgaires : taille, forme, grain de peau, couleur de peau,... La beauté, ainsi traitée, n'est plus une abstraction, ce qui s'éprouve sans concept, mais une mathématique souterraine.

    C'est ainsi que les beautés fatales d'une époque nous sont presque toutes insondables et que celles qui forgent l'imaginaire contemporain semblent être sans équivalent. Les femmes s'extasient devant Brad Pitt et trouvent, en général, peu d'attrait à Cary Grant ; le charme de Ryan Gosling est une évidence quand celui d'un Clark Gable est dépassé. Et ce qui concerne les femmes trouve son équivalent chez les hommes : Scarlett Johanson plutôt que Rita Hayworth, Angelina Jolie et non Brigitte Bardot.

    Parfois même nous ne comprenons pas ce qui a pu séduire un société passée. La beauté est alors une énigme (1). On devine juste quelques éléments symboliques qui pourraient justifier tel ou tel engouement. L'éloignement est là devant nous.

    Quand la conscience de cet étrange travail est comme bouleversée, c'est qu'opère la magie véritable d'un visage.

    Au milieu de l'exposition sur le surréaliste américain Joseph Cornell, le visiteur découvre la photographie d'une femme par Man Ray. Elle s'appelle Lee Miller, elle-même photographe assez célèbre (2). L'œuvre de l'artiste est magnifique (plan, éclat de la lumière, etc.) mais que dire du modèle. Un modèle à la fois ancré dans son temps, un visage dont on reconnaît qu'il est caractéristique des années 30 mais qui, malgré tout, dépasse son époque, touche à une universalité des visages où l'on a envie de se noyer. Le cliché ci-dessous n'est pas celui de Man Ray mais il éveille la même densité dans l'œil.

    photographie,beauté,man ray,lee miller,surréalisme

     Il y a dans le visage de Lee Miller une présence intemporelle de la beauté, comme chez Ava Gardner ou Louise Brooks. L'effet se situe bien au-delà du registre esthétique. Chez chacune d'elles, concentrée dans leur visage se noue une histoire à la fois attendue et déjà connue. Elles ne ressemblent pas : ce n'est pas le problème. Mais face à cette énergie, le miracle de la contemplation se fait. Un éblouissement absolu, une porte secrète, un mystère dont on ne sait pas s'il faudrait à jamais le laisser tel ou cherche à en découvrir les arcanes...

     

    (1)Mais la sensualité tout autant : l'érotisme des corps n'est pas neutre, ne va pas de soi. Il est aussi le fruit d'une attente variable, d'un fantasme malgré tout défini, d'un regard situé en deçà de celui qui regarde...

    (2)Pour être honnête, son nom traînait dans sa mémoire mais à brûle-pourpoint je n'aurais pu lui donner une identité précise...

     

    Photo : Arnold Genthe

  • Feux sacrés

     

    La Nuit de l'iguane, avant d'être du Huston, c'est du Tennessee Williams, une arme sulfureuse, une tension moite. Les personnages sont à la limite de l'acceptable social, sans jamais tomber dans le glauque. Ils sont furieux : en clair, habités de désir. Richard Burton joue un prêtre banni pour fornication et reconverti en guide touristique. Ava Gardner tient un hôtel. Lui a déjà ce qui ne le quittera plus : le regard abîmé, d'un bleu fascinant, l'œil toujours au-delà de ce qui est en train de se dérouler, comme en attente de la catastrophe. Elle a quarante-deux ans. Elle n'a plus sa grâce glacée. Elle a déjà bien vécu, hors et devant l'écran. Elle ne triche pas. On la contemple, on l'écoute jouer la violence de celle qui ne renonce pas. Elle est belle, belle, très belle. Une actrice très belle, à la fois l'œil, la voix, le corps. Dans le film, sa rivale symbolique s'appelle Sue Lyon, la petite Lolita du très surévalué Kubrick, rejouant un peu le même air pathétique ; et dans un curieux dédoublement, le spectateur se dit que la réalité rejoint la fiction. Il n'y a pas photo. La lycéenne, pour autant qu'elle parvienne à ses fins, peut retourner dans sa cour de récréation car, plus que dans ses films antérieurs où sa plastique masquait  encore ce qu'elle était, Ava Gardner est sans rivale, parce que la vie, celle qui assume d'être la vie, est sans rivale...

  • Ce que peut la beauté

    File:Camille Claudel.jpg

     

     

    Cette femme, si belle, tout le monde en connaît l'identité désormais, depuis qu'elle est en couverture de l'édition de poche de la biographie écrite par Anne Delbée. Il s'agit de Camille Claudel. Elle est d'une beauté extraordinaire : la douceur du visage et la rigueur du regard, avec cette profondeur soutenue de l'œil sombre, comme une exacte inversion de cet autre regard fracassant, mais clair et comme lointain, devenu lui aussi célèbre, celui d'Arthur Rimbaud. Beauté de Camille Claudel qui trouble tant on peut habituellement faire l'expérience que celle-là ne passe pas le temps, nous tenant à distance esthétique, parce que temporelle, de ce qui fut la promesse rêveuse d'un visage.

    Encore la peinture a-t-elle bien moins failli en la matière, établissant à ce titre son infinie supériorité en comparaison de la photograhie. L'histoire de la peinture est longue de ces êtres chez lesquels notre bonheur tient aussi à ce qu'on y trouve une sorte d'éclat universel, une infinie délicatesse qui va bien au delà des variables canons de la beauté. De l'Annonciation de Simone Martini (XIIIe siècle), où la douceur de l'ange fait face à l'étonnement sublime de la Vierge, à l'Adèle de Klimt (XXe) en passant par la Madone de Bellini exposée à l'Académia (XVIe), celles du Caravage (fin XVIe), ou le portrait de Madame Rimsky-Korsakov de Winterhalter (XIXe). Choix subjectif, étroit et donc un peu ridicule, j'en conviens. Devant chacune de ces apparitions (fictives puisque ce n'est pas l'identité au modèle qui nous importe mais la confrontation à une altérité dont nous pressentons que l'artiste a su la transfigurer en une sorte d'éternité sensuelle et proprement magique), nous passons outre le temps pour ne conserver que l'expérience de la reconnaissance des profondeurs dont le quotidien nous éloigne. Ces femmes (mais il en est de même pour les hommes...), nous oublions le paysage dans lequel ellee évoluent, nous oublions même leurs atours : nous n'en gardons que l'envie désespérante de ne pas avoir pu les rencontrer un jour, de n'avoir pas été l'Ange, le dédicataire, le serviteur, mais plus encore le peintre contemplatif (quoique les termes soient, je crois, antinomiques).

    La photographie, quant à elle, ne peut jamais (ou quasiment : le cliché plus haut en est le démenti) atteindre à la profondeur dont je parlais. Si je m'arrête devant un portrait de Louise Brooks, de Jean Harlow, de Jane Russel, et même Rita Hayworth ou Marylin Monroe (laissant de côté la beauté glacée et désincarnée des top-models, maintes fois retouchées, aussi fictives que les portraits peints mais dans un autre ordre où il ne s'agit pas de retrouver l'essence de l'être : plutôt de gonfler, de boursoufler l'apparence et le vide.), je n'arrive jamais à faire abstraction du temps. Je vois dans la coupe de cheveux, le maquillage, la moue ou l'impavidité, l'ancrage du visage dans son époque. Je me dis : c'était une beauté à ce moment-là, et plus rien ne peut se produire. Je les contemple et même s'il n'y a que ce visage, dans un cadrage resserré, il traîne avec lui son cortège daté d'apparat. A-t-il perdu de son attrait ? Pas totalement, bien sûr, et même, souvent, il est désirable, mais infiniment moins que celui de la jeune femme que je viens de croiser, belle sans le savoir parfois, et que je ne reverrai jamais (où l'on se remémore alors Baudelaire, À une passante)

    Mais Camille Claudel... Justement, elle, dans cette frontalité un peu abrupte, ce sourcil marqué et cette chevelure négligée (loin du sauvage étudié des gravures de mode), cette tension d'éternité, cette suspension de la féminité telle qu'on a décidé de nous la vendre depuis la mode est devenue un appareillage commercial, féminité de pacotilles, elle a ce qui en fait un être des plus magnétique. Elle nous regarde et nous oublie, projette son œil au delà de cette attente ; elle est encore dans la juvénilité du non-consentement à l'ordre de la représentation (soumission qui fut pourtant acquise bien vite par celui qui posait, dans sa conscience magistrale de vouloir être à l'éternité : qu'on se reporte au cliché le plus connu de Baudelaire qui joue son air de vampire urbain cynique jusqu'à la caricature.). Elle nous tient en respect, non à la manière d'une star vivant dans l'instant de sa gloire, mais par la puissance  de ce regard qui nous ignore, de ces traits démentant la sagesse du vêtement. Son identité s'impose ; elle est de chair. Nous ne la voyons pas d'ailleurs ; nous la rencontrons. Rencontre parlante, encore une fois parlante, toujours parlante, malgré la désormais célébrité du cliché, et qui me détourne de ce pourquoi je voulais d'abord écrire ce papier. Il faut savoir parfois ne pas se déprendre de ses fascinations.