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sociologie

  • Le reliquat

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  • La Terreur dans le discours

    "L'une des victoires du postmodernisme est d'être considéré et apprécié comme un mouvement profondément de gauche, progressiste voire contestataire. Il impose partout une image contrefaite, se déclarant bien plus libertaire que libéral. Il s'y entend comme personne pour soutenir toutes les postures et ne jamais défendre un seul combat qui évoquerait, même de loin, l'existence d'une lutte des classes. "L'indigène de la République" se substitue à l'exploité, les "queers" font l'impasse sur les luttes féministes et l'hétérosexualité devient un impérialisme à combattre. On conteste la domination de l'homme blanc abstrait, jamais celle de la marchandise concrète. Le rejet postmoderne de toute histoire révolutionnaire ne s'explique que par le refus de l'anticléricalisme de celle-ci. Sous la variante gauchiste, le "pomo" est celui qui, de façon toujours confusionniste, soutient la cause palestinienne, la jeune fille voilée et le "garçon arabe" en se référant exclusivement au passé colonial de l'Europe mais sans jamais rattacher ce passé à l'histoire des luttes de classes. C'est pourtant, du XVIIe au XXe siècle, l'histoire de la guerre sociale qui explique l'exploitation conjointe du prolétariat européen et des populations colonisées. Que le prolétariat soit absent de l'argumentation postmoderne n'est pas innocent : on y sent l'épouvantable odeur d'œuf pourri de Dieu.

    Pour Noam Chomsky, les "pomos" sont de vrais fascistes s'exprimant avec un discours de gauche. Pourtant, une vérité aussi irréfutable et si facilement vérifiable n'est pas toujours entendue, tant les "pomos" sont habiles à détourner le langage et à retourner à leur avantage les critiques de leurs adversaires. Une pareille impunité repose d'abord sur le principe de non-engagement du postmodernisme, qui se contente d'emprunter à la critique sociale l'identité de la victime. Elle repose ensuite sur une très efficace pratique du "lobbying" favorisant  l'occupation des postes clés au sein de l'université et des médias, et par l'activation de cercles plus spécialisés du pouvoir économique et politique, à l'image des "think tanks", des organismes supranationaux et de quelques départements des services de renseignements. On peut dire brièvement que ces cercles définissent les thématiques que les médias et les universitaires convertis à ces nouvelles thèses diffuseront massivement. Cette description, un rien mécaniste, ne traduit pourtant pas fidèlement  le processus, car, au final, le calcul n'y joue pas un rôle supérieur à celui du suivisme ordinaire. Les résultats de cette organisation en réseau  sont cependant exemplaires : par un mensonge sans cesse renouvelé, c'est le "pomo" qui est de gauche, progressiste, lui encore qui invente et réinvente une nouvelle conception de la liberté, de la sexualité et des corps."

               Jordi Vidal, Servitude & simulacre, Allia, 2007

  • No man's land

    Le très contemporain n'a pas d'âme. Il a des états d'âme. Sa spiritualité est indexée sur l'oscilloscope de ses humeurs. C'est sa manière d'être vivant. Il parle sans cesse de son ressenti et demande unilatéralement le respect. Il est du monde mais d'un communautarisme sournois.

    Il a un réseau et un téléphone-miroir. Il est festif et prothétique, toujours joignable, mais essentiellement furtif. Son existence est agendaire et compilatoire.

    Il est commémoratif. A chaque jour sa pensée charitable, comme une éphéméride de bonne conscience, avant d'aller donner le meilleur de soi-même, d'être un battant, un qui-en-veut.

    Il est hâlé, tatoué, marqué, tendance. Il a vendu son ombre.

  • Ovale ou rond

    Hier matin, parcourant les titres des journaux sur le web, je découvrais (quoique ce ne soit pas une découverte, tant l'affaire est récurrente) que le stade vélodrome de Marseille et que le match contre Lyon n'avait été qu'incidents et ambiance délétère. Bref, la racaille en culotte courte (avec les idées encore plus courtes) avait encore une fois des siennes. Petits voyous de cour d'école auxquels on passe tout...

    Et de me souvenir que quelques heures plus tôt, le dimanche en fin d'après-midi, d'une anecdote de Nouvelle-Zélande/Argentine. Pour un petit croque-en-jambe : geste d'anti-jeu sans méchanceté (1), Richie McCaw avait été expulsé dix minutes. Pour ceux qui ne le savent pas, le sieur McCaw est le recordman des sélections et des capitanats en rugby. C'est le boss des All-Blacks, ce que le journalisme sportif, dans son goût de l'hyperbole, appelle une légende, un mythe. Soyons plus mesuré : c'est une figure. Une faute, un carton jaune et McCaw, sans un mot de contestation, sans un geste d'agacement, sans un regard de colère, obtempère. Tout grand qu'il est, il se plie à la décision qui amoindrit son équipe alors même qu'elle est menée. Et pas un de ses co-équipiers pour venir protester. Transposez l'affaire chez les footeux et tout est dit...

    Il y a évidemment des explications sociologiques, culturelles et aujourd'hui politiques pour expliquer une telle différence de comportement. On les connaît, et l'exaltation de la banlieue à travers la réussite mirobolante de demi-analphabètes à la syntaxe sidérante (ce qu'on pourrait définir ainsi : parler le Ribéry...) n'est pas pour rien dans l'histoire. C'est sans doute là une des plus belles réussites de cette escroquerie prolongée de 1998 et de son drapeau Black-blanc-beur... Passons.

    Osons un autre biais pour éclairer l'outrecuidance du footeux : prétentieux et sournois, râleur et truqueur, quand le rugbyman reste un gentleman même quand, parfois, quelques claques volent entre les joueurs. Serait-ce une histoire de ballon ?

    D'un côté, le ballon rond : parfait, prévisible, avec lequel on peut jongler, étaler sa technique, montrer sa supériorité. À ce niveau, l'homme se sent fort et sûr de lui. L'erreur est ailleurs, le défaut est hors de lui et la faute incombe à deux ennemis intimes : les poteaux et l'arbitre. Les poteaux qui sont ou ronds ou trop ronds, ou trop ceci, ou trop cela ; quant à l'arbitre, inutile d'en parler.

    D'un autre côté, le ballon ovale : d'une forme improbable et inamicale (sauf à le coller au creux de ses bras, mais pas facile d'y arriver). Le rugbyman sait d'emblée que le cuir pourra être glissant et insaisissable, que toute passe est incertaine,  que l'en-avant est le lot de chacun, que le rebond est aléatoire, que le vent joue avec le ballon dans les airs.

    Le rugbyman, aussi habile soit-il, sait que l'humilité est le fondement du sport qu'il pratique. Peut-être est-ce aussi d'être souvent à terre, de goûter le gazon plus qu'il n'en faut et les forces de l'adversaire plus qu'à son tour. C'est justement à travers toutes ces attitudes et ces confrontations que s'exprime une virilité sereine et amicale que l'on ne trouve nullement dans le football. Dans un quinze qui pèse sa tonne et demie, des hommes. Dans un onze qui roule des mécaniques, des adolescents pré-pubères... 

     

    (1)c'est-à-dire qui ne pouvait pas blesser son adversaire.

  • La queue-chic et autres considérations sociologiques

    Étrange cécité que la nôtre parfois. La mienne en l'occurrence. De n'avoir pas vu qu'au commentaire sur le roman de Roland Thévenet avait succédé une humeur sur les superfétatoires qui font la queue. Sans doute l'inconscient des mots, ou quelque chose d'approchant.

    Et l'ami Marc Salet de rebondir en m'envoyant les références d'un article paru dans Le Monde, trois jours auparavant, que je ne connaissais pas et je retiens évidemment un sous-titre magnifique : "un attribut de la modernité". Le mot attribut est sublime. Décidément, Félix Sy était dans le vrai...

     

  • Moyen

     

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    Que puis-je être sinon un homme moyen, aspirant à la médiocrité dont les bornes sont définies par les mesures en tous genres, les évaluations les plus absurdes... Quoi que je fasse, où que j'aille, je ne vois que chiffres et estimations auxquels je dois consigner ma vie ou qui m'assignent là à l'effort, ici à la modération. Je suis, selon les cas, sous la barre, au-dessous de la ligne de flottaison.

    Je fais la comptabilité de mes contrôles. J'ai rempli les formulaires, répondu aux questionnaires, acquiescé aux sondages. Je n'ai pas à avoir d'idées mais à déterminer une plus ou moins grande conformité à l'air ambiant ; je n'ai pas à avoir d'envies mais à répondre aux lois du marché, à ses fluctuations stylistiques qui masquent le renouvellement comme moteur des profits.

    Je suis un homme moyen. L'essence de la démocratie libérale est justement de le promouvoir, d'en faire une classe à laquelle doit aspirer le plus grand nombre. La pondération des opinions et le conformisme des comportements sont mes impératifs. Je suis l'invisible apparu au tournant du XXe siècle, quand Quetelet voulait appliquer à mon existence et à mon devenir des critères chiffrés, pour que la société ait le moins à craindre possible. 

    Je suis l'homme indicé, enquêté et donc inquiété, parce que ce que je suis censé apprendre sur moi est destiné à se retourner contre moi. Le tir croisé et nourri des armes du confort m'amoindrit, le détournement assisté d'un socratisme à fins économiques me piège. Il ne s'agit plus que je me connaisse. Le but ultime est que je sois connu de qui me reste invisible.

    L'homme moyen que je suis n'est même pas une figure de cire, mais un intervalle capable de tout contenir d'un monde neutre (parce que neutralisé). Je suis le rêve éveillé d'un enregistrement de surveillance, le souvenir d'une bande passante ; j'ai la forme d'un hologramme bleuté 3x5 mètres, dans un musée d'art moderne ; j'ai la virtualité d'une option d'achat ; je suis une décote dans un imaginaire déclinable en cinquante versions.

    Ma médiocrité est celle de la terreur réinvestie en jeux du cirque. Je suis libre de croire ou de ne pas croire ; je cherche seulement à coller à mon environnement. 

    Je suis l'homme moyen attendu au columbarium, en cendres. Je suis sans terre, sans territoire, sans tombe...

     

     

     

    Photo : Klavdij Suban

  • De l'identité et du territoire

     

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    Fayard/Pluriel a eu la belle intelligence de faire reparaître cette année La Vie liquide de Zygmunt Bauman. Ce vieux monsieur (il est né en 1925, autant dire la Préhistoire pour un monde jeuniste qui ne voit rien en deça de sa date de naissance) a le regard vif et réfléchi. Il voit dans les transformations récentes de la société le glissement d'un univers solide, organisé (avec ses défauts et ses limites) vers ce qu'il appelle un monde liquide, où dominent la vitesse, le renouvellement à tout prix, le règne du déchet, le triomphe quasi pathologique de l'incertitude. Il n'est pas tendre, à la manière d'un Jean-Claude Michéa, pour ceux qui veulent nous vendre la soupe de la postmodernité parce qu'ils en sont les premiers bénéficiaires. Il est donc redoutable quand il remet à leur place (façon de parler) ceux qui aujourd'hui célèbrent le cosmopolitisme dévoyé et libéral, dévoyé parce que libéral, libéral et élitiste. La page ci-dessous est exemplaire, en ce qu'elle éclaire sur les évolutions sociologiques (et éventuellement électorales) marquant une rupture nette entre les élites et le peuple, lequel peuple ne recouvre plus la simple engeance populo-ouvrière mais un éventail plus large du salariat, cette mer obscure qu'on appelle les classes moyennes :

    "Sur l'identité, les classes savantes, qui aujourd'hui forment également le noyau articulé et autoréfléchi de l'élite extraterritoriale globale émergeante, tendent à donner dans le lyrisme. Occupés à composer, décomposer et recomposer leurs identités, leurs membres ne peuvent qu'être agréablement impressionnés par la facilité et le coût relativement bas de réalisation de cette opération au quotidien. Les écrivains qui se penchent sur la culture ont tendance à appeler "hybridation" cette activité, et ses praticiens des "hybrides culturels".

    Libérées de leurs liens locaux, et voyageant aisément à travers les réseaux de cyberconnexions, les classes savantes se demandent pourquoi les autres ne suivent pas leur exemple et s'indignent quand ils constatent qu'ils semblent réticents à le faire. Cependant, malgré toute cette perplexité et cette indignations, peut-être la circonstance que les "autres" ne suivent pas  et ne peuvent pas suivre leur exemple ajoute-t-elle aux charmes de "l'hybridité" ainsi qu'à la satisfaction et à l'estime de soi de ceux qui peuvent l'embrasser, et l'embrassent ?

    L'hybridation concerne soi disant le mélange, mais sa fonction cachée, voire cruciale, qui fait d'elle un mode d'être-dans-le-monde si louable ertrecherché, est la séparation. L'hybridation sépare l'hybride de toute ligne de parenté monozygote. Aucun lignage ne peut réclamer les droits de possession exclusive du produit, aucun groupe de parents ne peut exercer un contrôle minutieux et nocif sur le respect des critères, et aucun rejeton n'a à se sentir obligé de jurer fidélité à sa tradition héréditaire. L'"hybridation" est une déclaration d'autonomie, ou plutôt d'indépendance, avec l'espoir qui s'ensuivra de la souveraineté des pratiques. Le fait que les "autres" soient distancés, coincés dans leurs génotypes monozygotes, renforce cette déclaration et contribue à en rechercher les pratiques.

    L'image d'une "culture hybride" est un commentaire idéologique sur l'extraterritorialité accomplie ou revendiquée. Elle concerne essentiellement une liberté, bien méritée et chérie, d'entrée sans permission et de sortie dans un monde quadrillé par des barrières et découpé en souverainetés fixes du point de vue territorial. Tout comme dans les réseaux extraterritoriaux traversés et les "nowherevilles" habitées par la nouvelle élite globale, la "culture hybride" recherche son identité dans le fait de ne pas être à sa place : dans la liberté de braver et de ne tenir aucun compte des frontières qui brident les mouvements et les choix des autres, ces inférieurs -les "gens du coin". Les "hybrides culturels" veulent se sentir partout chez eux -afin d'être vaccinés contre la vicieuse bactérie de la domesticité."

     

     

  • La voix d'une seule...

    Dans Toxic Blues de Ken Bruen (lecture pas trop concentrée pour ceux et celles qui veulent échapper à l'angoisse de l'avion), le héros rappelle qu'à ses débuts Dire Straits bénéficia d'un succès public certain mais aussi d'une reconnaissance du monde de la musique pop (revues, magazines, spécialistes...). L'affaire se gâta le jour où Lady Di dévoila que c'était son groupe préféré. Dès lors, il n'était plus possible, quand on était un amateur éclairé, d'apprécier Mark Knopfler et sa bande. Ceux-ci tombaient radicalement du côté des productions easy-listening, commerciales, de celles qu'on doit mépriser.

    Pour être simple : peut/pouvait-on partager (sur un point s'entend) les goûts d'une princesse permanentée, au sourire un peu niais ? Sans doute pas, quand on se voulait décalés, underground, ou, pour le moins, hors des cadres bourgeois, etc, etc, etc.

    On en revient, mais dans un sens inversé, à la question de la distinction qu'avait abordé il y a déjà longtemps Pierre Bourdieu sur ce qui détermine nos choix et ce par quoi nous nous affirmons. Les goûts ne sont pas qu'une affaire de réflexion ou d'affect. Ils sont aussi, dans le double sens du terme, un placement sur le marché, une manière de se distinguer et d'être distingué. En clair, l'appartenance revendiquée, l'effet de démarcation et le souci de reconnaissance comptent autant que l'objet dont il est question. 

    Dans le cas présent, on retiendra que ceux qui ne veulent pas être pris dans le mainstream se sont comportés comme des petits bourgeois de base. Ils ont illustré, à leur insu, combien la singularité culturelle, dans un monde de récupération systématique, est un leurre (1). Ils ne valent pas mieux que Giscard prenant de la hauteur avec son accordéon tout en voulant faire peuple. Beaucoup de bruit pour du vent...

    Dire Straits n'en a pas pâti. Knopfler a accumulé les millions. Mais ce revirement m'amuse.

    Même si l'on rétorquera qu'il ne pouvait pas en être ainsi, on jubilera à l'éventualité qu'un normal président ait un jour glissé son irréductible passion pour Dominique A., ou que son bling-bling prédécesseur, plutôt que Barbelivien et Bruni, n'ait eu d'oreilles que pour Noir Désir. Un Hollande ou un Sarkozy un tantinet alternatif, indie ou grunge. Juste pour embarrasser Libé, les Inrocks et toutes les poubelles du même genre...


    (1)À lire, malgré tous ses défauts de construction et ses raccourcis, Joseph Heath et Andrew Potter, Révolte consommée. Le mythe de la contre-culture, ed. Naïve, 2005 

  • Notule 16

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    Ce n'est pas d'être un plus lucide sur le monde qui rend la vie plus sombre. Au contraire : on sait à quoi s'en tenir. La désillusion, aussi, peut être vitaminée. Voici un premier échantillon...

     

     

    1-Bruce Bégout, Lieu commun. Le motel américain, Allia2003

     

    2- Eric Hazan, LQR. La propagande du quotidien, Raisons d'agir, 2006

     

    3-Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal, Flammarion, 2007

     

    4-Zygmunt Bauman, S'acheter une vie, Editions Jacqueline Chambon, 2007

     

    5-Hal Foster, Design & Crime, Les Prairies ordinaires, 2008

  • Edward Hopper, la note sensible...

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    Edward Hopper, Room in New York, 1923, Lincoln, University of Nebraska, Sheldon Memorial Art Gallery


    James a été promu il y a six mois, en novembre, chez Carter & Webster. Il est devenu sous-chef du service contentieux. il a des responsabilités. Gina et Margaret étaient vertes. Elle s'en souvient. Elle s'en est réjouie, et maintenant l'amertume a pris le dessus. Elle n'aurait pas cru que cela fût possible.

    Il rentre plus tard le soir. Le travail, dit-il. Il est fatigué mais n'en dit pas plus. Ce qu'il traîte est très compliqué. Un baiser furtif en lui demandant ce qui est en train de cuire. Ce sera prêt dans vingt minutes. En attendant il est dans son journal et sur le piano qu'ils ont enfin acheté en février, pour qu'elle renoue avec une passion de son enfance, dans la demeure familiale d'Albany, elle frappe une note, une seule, qui meurt lentement.

    Les grands applats de couleur, chez Hopper, ont une dynamique terrible. Ils sont des personnages de la narration, lui permettant de sublimer l'écrasement social et culturel qu'il met en scène. On connaît l'histoire, on connaît sa fin. Les pans de peinture anéantissent l'espace, l'agglomère. L'air n'est pas irrespirable, il n'est pas sûr qu'il y en ait encore. Pas sûr que James (ou Paul, ou Robert) puisse entendre la note de Martha (ou Jane, ou Nancy). Edward Hopper étouffe toute entente et toute conversation (sinon un bavardage insipide). Et comme si l'intérieur sans intériorité ne suffisait pas, il ajoute le cadrage, l'encadrement, l'ouverture sur rien, la beauté morbide de l'aquarium.

    Tout, dans l'appartement, est neutre et discipliné. Tout y est construit sur un mode passif-agressif qui aboutit le plus souvent à l'installation lente de la dépression, parfois à la violence extrême. Pour l'heure, la vie tient mais qui sait de quoi sera fait demain.

    Ce qui fascine, dans cette peinture, réside en ce qu'elle dévoile un envers  particulier de l'Amérique, un envers à l'endroit : l'artiste ne va pas chercher ses sujets dans le ghetto, dans la misère profonde, dans le désœuvrement social et culturel. Au contraire. Il s'agit de prendre le commun apparemment triomphant, le propre, le net, le montrable collectifs et d'en évaluer la vacuité.

    L'actualité de Hopper, et sa grandeur, viennent de cet instant fixé, de ce qu'il nous oblige à regarder le monde, mi-voyeur, mi-coupable par omission, comme une histoire fracassante...