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sociologie - Page 2

  • Sociologie d'état civil

    Sans doute parce qu'ils ont, pour nombre d'entre eux, mal digéré l'héritage bourdieusien, certains sociologues de gauche se sont lancés dans une invraisemblable course à l'enfoncement des portes ouvertes. Ils explorent avec constance les affres de notre société libérale et viennent régulièrement nous révéler à quel point, selon que nous soyons des beaux quartiers ou de la Seine-Saint-Denis, l'avenir n'a pas la même couleur. Le rapport à l'économie, la reconnaissance de soi, l'éducation, la violence, l'accès à la culture, la libre disposition de son corps et de sa sexualité, tous ces paramètres nous différencient, nous distinguent, nous ségrèguent.

    Mais il arrive un temps où, sur ce point, le tour de la question a été fait. Entendons par là qu'elle présente toujours un intérêt mais la multiplicité des sujets qui s'y rapportent, par souci d'originalité, finit par amoindrir la portée du discours. La catastrophe est sans doute que de toutes ces multiples études le pouvoir politique n'en fait pas grand chose. Le sociologue, et c'est regrettable parfois, s'époumonne dans le désert. Il faut dire qu'il a, depuis 68, une tendance fâcheuse au tout venant victimaire qui réduit singulièrement la validité de sa démonstration. Il suffit de voir ce qui s'écrit sur la banlieue. Mais c'est là un autre problème. Pour l'heure, il s'agit de constater que la mise en évidence des inégalités ayant été largement faite, sur les traits les plus significatifs, des sociologues vont fouiller les sujets de second, voire de troisième ordre. Sur ce point, ils ont un point commun avec l'université française en littérature qui s'épuise à retravailler Balzac pour une 5286e thèse. Dès lors, ne reste guère que des bouffonneries comme « la réception de Balzac au Turkestan », « Pots de fleurs, rideaux et damas dans La Comédie humaine », ou bien « Balzac précurseur du Nouveau Roman ». C'est amusant, non ?

    Pour revenir à la sociologie, nous apprenons donc qu'un dénommé Baptiste Coulmont, maître de conférences à l'université Paris-VIII, a fait classer les résultats de 350.000 des 580.000 candidats aux bacs général et technique de l'édition 2012. Cela suppose une logistique dont je ne cherche même pas à évaluer le coût. L'absurdité des finalités suffit à désoler tout esprit sensé. À quoi sert, en effet, une telle débauche d'énergie ? Les mentions Très Bien au bac se trouvent plus facilement chez les Madeleine, Irène, Come et Ariane. Les Marie-Anne, Anne-Claire et Gaspard tiennent eux aussi la route. Idem pour Violette, Apolline, Iris, Béatrice, Judith, Domitille, Hortense, Fleur, Daphné. Si l'on cherche des prénoms plus courants, il faut féliciter les Alice, Juliette et Louise. En revanche, finissent en queue de peloton, Sandy, Kevin, Alison, Jordan, Sofiane ou Youssef.

    La détermination des prénoms renvoie à des pratiques culturelles, sociales et économiques. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour le savoir et plutôt que de se gargariser d'un scientifisme inutile se complaisant dans la stastistique creuse, cet universitaire de salon aurait dû se déplacer dans une vingtaine de salles des profs pour qu'on lui épargne une telle débauche d'énergie. Il aurait pu, en plus, retenir quelques éléments intéressants sur la manière même dont sont perçus, par ceux qui les ont en face, les individus dont les prénoms sont déjà des signatures, si je puis dire. Et dans cette histoire, il faut être clair : Marie-Anastasie fait (peut-être) sourire mais sans plus de conséquences ; Elvis ou Johnny, eux, partent avec un handicap quasi rhédibitoire, qu'on le veuille ou non. Maître de conférence et ne pas savoir que les Dubreuil-Moncoucou ou les Du Tiroir de la Commode n'appellent pas leur fils Brandon ou Dylan, quand dans des milieux populaires, économiquement précaires, culturellement dévalorisés, on n'en trouve à la pelle, c'est grave. Il est néanmoins certain que le sieur Batipste Coulmont le savait d'emblée et que la réponse qu'il nous apporte, comme une révélation, était couru d'avance. Qu'il s'occupe à ce genre de sottes démonstrations sur son temps libre, nul ne lui en voudra. Un garçon boucher découvrit, par sa propre intelligence, les lois de la circulation du sang un demi-siècle après Harvey. C'est à l'honneur de chacun de vouloir user de sa réflexion. En revanche, de meubler le vide de la recherche avec l'aval de l'Université et d'être payé pour si peu, voilà le problème, un problème qui mériterait sans doute un regard plus sociologique.

     

     

    (1) Il y en a de droite : prendre la généalogie Boudon, par exemple.




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  • Bourdieu, nécessaire


    La question n'est pas ici de faire la promotion d'un livre, et en l'espèce de participer d'un petit battage médiatique dont les premiers bénéficiaires sont la maison d'édition et les ayants droit. Mais il s'agit simplement d'évoquer le retour de Bourdieu comme sujet de discussion et non plus comme épouvantail symbolique d'une pensée rétrograde, pas assez moderne, trop marxiste, manquant de poésie. Comme s'il avait fallu à un moment choisir entre lui et la nébuleuse des Deleuze et Derrida.

    Nul doute que son regard sur l'État ne peut recevoir l'aval d'une doxa qui, aujourd'hui, dans une sorte de contre-balancement à la terreur stalinienne (pour être schématique), laquelle terreur signifiait le silence de la population (et son massacre, parfois), n'a comme seule ligne de mire l'opinion publique et le droit fort particulier du consommateur ou du client. Et s'il faut parler de droit particulier, c'est parce qu'il tend vers une conception où la revendication individuelle est l'aune de la construction politique, juridique et morale de la société. Cette manière de procéder a quelque chose de machiavélique : elle met en concurrence les désirs des individus, et l'autre tient le rôle de l'empêcheur d'être heureux. Il s'agit de diviser pour mieux régner. Parce que le paradoxe d'une telle société, qui vante tellement les droits de chacun, tient à ce que cela ne supprime nullement l'État. Au contraire : celui-ci a acquis progressivement une capacité de contrôle démesurée sur les personnes et l'encartage, l'encodage, le profilage généralisés sont là pour nous le rappeler. Mais il a su se saisir d'une opportunité : l'illusion que donne le fantôme de l'opinion publique, de ses expressions contrôlées par des sondages obscurs, des enquêtes bidons, des émissions où l'on accueille des Français de la vie réelle, des interviews bâclées, dans la rue, sur le trottoir, à la sortie d'un cinéma. Il a su entretenir l'illusion de cet espace public dont Habermas s'est fait le champion. L'État s'est mis au service de ceux qui voulaient qu'il fût réduit à peu, sinon pour matraquer, compter, emprisonner, moraliser.

    Pour ce faire, l'État, ou plutôt ceux qui le pensent et l'organisent ont travaillé le double enjeu d'en faire un objet de défiance et de procès perpétuels, pour aboutir entre autres au démantèlement des services publics et à la remise en cause d'une logique de protection sociale efficace, et, dans le même temps, un ordre policier sous-jacent assez redoutable. Le tournant thatchero-reaganien des années 80 aura été, sur ce plan, essentiel. Faire de l'État une peau de chagrin répressive. Bourdieu avait très vite senti combien les apparences étaient trompeuses et qu'il fallait se méfier de ces énarques, de ces grands commis d'État parvenus qui dépeçaient la bête dont ils se nourrissaient à coup de postes lucratifs et de pantouflages à la petite semaine. Il avait, par exemple, très vite repérer ce qu'un Raffarin pouvait produire si on lui laissait la bride sur le cou. Et nous n'aurons pas été déçus, tant le personnage mal fagoté, aux formules absconses et grotesques aura été un premier ministre efficace de la transformation du modèle français en un modèle plus conforme à la doctrine néo-libérale. Il lui fut d'autant plus aisé de mettre en œuvre ce changement, cette nouvelle gouvernance qu'il bénéficiait de l'appui des media, dont les pires critiques touchaient moins le fond que la forme.

    Bourdieu avait depuis longtemps souligné la collusion des instances médiatiques avec l'appareil d'État, et pas seulement si l'on se référait à l'époque dorée du gaullisme, de Michel Droit et de l'ORTF. Époque dorée, en effet : pas seulement parce que le muselage y fut net et précis, mais parce qu'elle permit d'être un argument fallacieux pour ceux qui prétendaient nous accorder plus de liberté, sur les ondes, entre autres. À commencer par la gauche de 1981. Combien furent bénis les exemples caricaturaux de la verve gaullienne, pour signifier que l'état PS n'existait pas, que le verbe mitterrandien n'était pas du mépris mais du style, etc. Il faut se rappeler de l'acharnement de Jean-Marie Cavada, en 1996, dans "Arrêt sur image", à vouloir discréditer Bourdieu qui s'en prenait au mirage télévisuel. Il fit l'objet d'une haine dans sa critique des media que seule la vindicte des littéraires dépassa en intensité, lorsque parut en 1992 Les Règles de l'art où il remettait à leur place les partisans de l'artiste pure inspiration, sorte d'apesanteur romantique que les gardiens du temple de la Beauté et de l'Art présentaient comme la seule manière d'écrire. Il n'était pas admissible d'introduire le concept d'habitus chez l'écrivain, et la notion de champ était elle aussi inacceptable (depuis, on la trouve dans tout ce qui touche à la sociologie de la littérature, et les suiveurs de Bourdieu, à la manière d'un Lahire, n'ont travaillé qu'à la marge, mis un mot pour un autre, histoire de se signaler).

    Bourdieu est mort en 2002. Il professait au Collège de France. Personne n'a été choisi pour poursuivre dans cette institution le travail considérable qu'il avait entrepris. On eût pu penser à un Christophe Charles, par exemple. On s'est empressé de s'en débarrasser, alors qu'il faut lire Bourdieu, tout Bourdieu, jusque dans ses excès, jusque dans ses contradictions, jusque dans son Esquisse pour une auto-analyse. Il faut le lire parce qu'il est de ceux qui ont le mieux percé les enjeux de la construction sociale par delà l'économie, dans la politique culturelle initiée dès l'enfance par ce qu'il appelle la distinction, par cet habitus dont la maîtrise est une arme redoutable, redoutable car ins-ciente, redoutable jusqu'à pouvoir être plus puissante que les politiques explicites en matière éducative et sociale. Telle est la grande force du discours bourdieusien : désiller notre esprit devant un monde qui tend à nous faire croire que les choses sont ce qu'elles sont.

    Sur l'Etat


    PIerre Bourdieu, Sur l'Etat - Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 2012

  • Gérer (verbe)

    Gérer. Le maître-mot de l'homme postmoderne. Verbe si emblématique qu'on peut désormais l'employer dans sa forme instransitive : "Lui, tu vois, il gère". Assurément l'économisation du vocabulaire traduit une évolution sociologique par laquelle s'effectue un transfert progressif dans les comportements des principes organisant l'espace professionnel. La gestion, au départ considération comptable, a envahi les rapports humain au sein de l'entreprise, en particulier quand elle est imposante. Le directeur du personnel est devenu le D.R.H.. L'individu est devenu une ressource. Cela aurait pu s'entendre de façon plutôt positive, si on l'avait envisagé comme un appui vivant, une source. Mais la métaphore désignant les employés (peu importe leur place dans la hiérarchie) a réduit ceux-ci à l'état de matière, de matériau consommable et jetable. On les prend ; on les use ; on les jette ; on les gère (et si le mot n'était pas facile : on les digère).

    Gérer est le principe génératif de la société contemporaine. Il faut bien sûr gérer sa carrière, mais ce n'est qu'une partie de l'entreprise personnelle. Et gérer concerne désormais la famille, les relations professionnelles, l'éducation des gamins, la crise d'adolescence, les amours, la crise du couple , les histoires de cul, son emploi du temps, ses temps forts, ses temps faibles, ses angoisses physiques, ses variations pondérales, ses performances au cours de gym, au club de sport, ses phobies, etc.. Cela occupe toute la place et recouvre les domaines public, semi-public, privé, intime. (1)

    Gérer, dans ces conditions, a deux conséquences majeures. En premier lieu, il implique que l'individu se place dans une perspective de négociations, de compromis pour que tout puisse se passer avec le moins d'affrontements possibles. Il s'agit bien d'engager des stratégies afin que les heurts, les souffrances, les conflits, les accrochages, tout ce qui entacherait une vision idéalisée des rapports à autrui (et, dans une certaine mesure, à soi puisque l'incapacité à gérer serait un signe de faiblesse). Rapports idéalisés dont on a vu la traduction, par exemple, dans le système d'un enseignement livré à des pédagogistes fous, à des post-soixante-huitards délirants (dont la figure de proue est Philippe Meirieu), ces tenants du "apprendre à apprendre" qui posaient en principe l'égalité du maître et de l'élève et l'échec du seul ressort du maître, incapable qu'il aurait été de gérer la singularité des chers têtes blondes (ou brunes, ou rousses, à mèches, à rastas, à crête...). Il fallait gérer, paraît-il. De même dans l'éducation familiale. Autre délire de l'enfant-roi et de la "tyrannie juvénile" (2) dont on voit les effets sur des parents à la fois délégitimés, faibles et culpabilisés (3).

    Cette brutale inconséquence déshabille les pouvoirs intermédiaires qui permirent longtemps de constituer l'individu pour le laisser à moitié nu, dans ses revendications d'autonomie avec lesquelles il se leurre. Car gérer, s'il induit la destitution de l'adulte, prépare l'adolescent (ou le jeune (4)) à être la victime future (mais un futur proche, très proche) d'un système libéral où le revers de la "gestion de soi" est, imparablement, la médiocrité tapie au creux de ses erreurs. Or, qui peut se garantir de la maîtrise absolue ?

    C'est là qu'apparaît la deuxième conséquence. Puisque tout se gère, que tout doit se gérer, qu'il s'agit même de l'efficience remarquable, plus que l'épanouissement de soi, plus encore que la construction d'une pensée critique, que celui qui n'est désarçonné par rien est le meilleur d'entre tous, il est prévisible que cette situation, demandant tellement d'énergie et d'attention, finisse par vider l'individu de son contenu propre. On peut déjà en voir les effets sur ces parvenus des classes moyennes supérieurs, ces cadres-hussards gris de la course à la croissance. Jusque dans les années 90, ils nous chantaient, dans un but assez clair de distinction d'avec la classe ouvrière, la vertu de la cutlure d'entreprise, d'un engagement de tous les instants, d'un esprit de compétition. Ils géraient et cela les rendait beaux et forts. Mais le flux s'est tendu. La gestion est paradoxalement devenue de plus en plus violente. Ils commencent à en payer le prix et à tous les niveaux : début d'une faillite sociale, désillusion personnelle, épuisement physique et psychique. Tout ce qui attend les générations à venir. Il va leur falloir gérer. Gérer à perte, bien sûr, tant le système qui s'est mis en place et se perfectionne les appauvrira, les précarisera.

    Le but d'une telle logique est de transférer sur l'individu toute la charge conflictuelle qu'il aura à résoudre, alors même que la société néo-libérale organise sur le plan macro-économique une férocité de tous les instants.  À ce jeu-là, et lorsqu'on y ajoute l'atomisation d'une sociabilité isolant de plus en plus chacun d'entre nous, il est certain que nous serons toujours en déficit psychique et marqués par un sentiment étouffant d'échec, broyés par un système qui fonctionnera d'autant mieux qu'il nous ignorera le plus possible. (5)

    (1)Mais cette confusion ne doit pas étonner à partir du moment où les nouvelles formes de reconnaissance individuelle (la télé comme réalité, la vie mise en scène comme réalité) a accéléré l'indifférenciation des plans.

    (2)Ce qui, au passage, est la formule choisie par Platon pour définir le devenir démocratique, dans La République.

    (3)Ce qui nous vaut, alors, les grandes phrases d'une démagogie droitière sur les parents devant payer pour la faute de leurs enfants.

    (4)"Le jeune" : mot sans consistance, pour une réalité indécise mais tellement utile en ces temps de démagogie politique.

    (5)Ce petit billet doit beaucoup à un texte remarquable et terrible d'Alain Ehrenberg, La Fatigue d'être soi, paru en 1998 et dont la lecture, certes rébarbative parfois, est indispensable.

  • Perec et ce qui nous attendait

    Perec est un grand écrivain et Les Choses. Une histoire des années soixante, son premier ouvrage paru en 1965, une exploration magistrale des mutations du monde moderne, une autopsie (il n'y a pas d'autre mot) de l'aliénation progressive de l'individu à une extériorité par laquelle il se compose une vie à défaut de pouvoir construire une existence. Il s'en explique avec Pierre Desgraupes dans une interview.