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  • Richard Millet (I) : exister, que diable !

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    La provocation littéraire et, croit-on, intellectuelle, prend le plus souvent, désormais, la forme du clapotis germanopratin dont la trace n'excède guère la semaine. L'information (ou plutôt son flot) ne supporte pas l'arrêt. Tel est bien le traitement auquel aura été soumis le dernier épisode de la guerre (factice) dans la République des Lettres française. Je veux ici parler du scandale Millet/Breivik (1).

    Ayant tout lu, ou presque, de cet auteur, et observé ce que le Landerneau littéraire en disait, il est, me semble-t-il, assez curieux que l'on ait guère abordé le problème autrement que par l'invective, le diktat et les raccourcis peu audacieux. Tout ce monde manque singulièrment d'ironie dans ses attaques : il n'a pas le talent du délicieux billet de Pascal Adam, c'est clair. Certes, l'ère médiatique conditionne l'accélération des temps de réponse (la fameuse réactivité) mais on pouvait attendre des écrivains (laissons de côté le marais journalistique (2)) une plus grande retenue.

    Richard Millet fait donc scandale par son éloge littéraire de Breivik. Nous reviendrons ultérieurement sur le fond. Pour l'heure, occupons-nous seulement de ce qui permet la promotion du texte, la force institutionnelle de l'auteur et la genèse des plaintes plumitives qui poussent cette fois plus loin que d'habitudes leurs jérémiades. Parce que Millet n'en est pas à son coup d'essai, et c'est justement ce glissement progressif de la parole inacceptable (du point de la doxa) qui importe, que soit possible son existence.

    À ce titre, le parcours de Millet illustre d'une manière assez éclatante les analyses de Bourdieu sur le monde littéraire considéré comme un champ de pouvoirs ouvrant à une reconnaissance et à des droits pour qui acquiert ou bénéficie d'une position spécifique. C'est sur ce plan que Millet est un cas fort significatif. Il aime à rappeler, ces dernières semaines, qu'il est un écrivain, et non des moindres : il serait même une exception, à l'entendre. Ce terme ne manque pas de sel, dans sa bouche (ou sous sa plume) tant cet emprunt (involontaire) à la théorie fumeuse de l'exception culturelle française bricolée par Lang et consorts est maladroit. Il y a là une forme assez puérile d'auto-célébration. Passons... Écrivain, aime-t-il donc revendiquer, et depuis toujours : une œuvre abondante, exigeante, s'inscrivant dans une indéniable continuité. Encore que...

    Commencée en 1983, l'entreprise milletienne fut d'abord confidentielle, jusqu'au tournant de l'année 93. Il publie alors chez P.O.L. Sa littérature explore les affres du malaise artistique, selon des voies qui n'ont guère d'originalité. L'écriture est belle, le propos désabusé, la mélancolie règne. À lire L'Angélus, La Tour d'ivoire ou L'Écrivain Sirieix, on n'explore guère plus qu'un malaise existentiel teinté de romantisme. Dans le même temps, il entreprend une œuvre polémique où l'on retrouve assez clairement cette inquiétude esthétique et morale de l'artiste au prise avec le monde contemporain : ce sont les premières versions du Sentiment de la langue. Millet y développe sa passion pour le classicisme et sa défiance devant le reniement moderniste (ou postmoderniste) pour le sérieux de l'héritage culturel et moral. Ce sont dans ces pages que la francité de l'auteur prenne corps. On pourrait écrire que sa plume est réactionnaire, que son esprit rame à contre-courant d'un mouvement qui veut brasser, mélanger, métisser et, même si ce n'est jamais ouvertement dit, revoir l'histoire et retirer à la pensée française et européenne (l'Europe étant alors conçue comme un territoire blanc, caucasien) non seulement sa prédominance mais son droit à l'originalité.

    Mais il n'est encore pas grand chose, alors, le petit Millet, qu'un prof de banlieue, pas même agrégé (une de ses grandes misères, assurément). Il lui faut la bénédiction des institutions, et il l'obtient en 1993 par le Prix de l'Académie française. C'est à partir de ce moment-là qu'il s'extirpe de la masse des littérateurs, qu'il devient quelqu'un. Et que devenant quelqu'un, il peut se lancer plus gaillardement dans ce que d'aucuns trouvent une intempestive ratiocination nostalgique. Il infléchit le discours, revient vers la terre natale. Viendront donc La Gloire des Pythre, Les Trois Sœurs Piale et plus tard le très beau Ma vie parmi les ombres. Ces romans lui donnent une assise, un poids. Il fait entendre sa musique, fait jouer sa différence, et celui qui était peu entre dans le royaume des lettrés parisiens. Il quitte P.O.L. et son underground confidentiel pour la maison-mère, le fleuron français de la littérature : Gallimard. Non seulement comme écrivain mais aussi comme membre du comité de lecture. Il est intronisé dans le cercle fermé de ceux qui font la littérature (soit : les chefs cuistots de la tambouille éditoriale, où l'on récupère les bonnes recettes des autres, où l'on se façonne des plans marketing terribles qui n'ont plus rien à voir avec l'art, où l'on établit des rentes de notoriété comme d'autres sont éternellement sénateurs).

    Arrivé à ce point de son évolution institutionnelle, le petit Millet peut se déchaîner. À tort ou à raison, le problème n'est pas là. Mais de Lauve le Pur à Eloge littéraire de Breivik, en passant par Le Dernier Écrivain, Désenchantement de la littérature, et L'Opprobre, il multiplie les textes prétendument sulfureux. On sent la jouissance du parvenu, la roucoulade facile du provocateur protégé par son statut. Millet, ce n'est pas, sur ce point, Renaud Camus. Il hérite d'un système dont il peut dire pis que pendre, d'un monde littéraire qu'il conchie à tour de bras tout en œuvrant de l'intérieur (3). Il joue l'homme d'exception, le dernier des Mohicans mais minaude avec Sollers, quand ils se rencontrent pour une discussion compassée propre à ceux qui feignent la lutte quand ils se sont tacitement partagés le territoire (4). On pourrait à l'infini montrer que la gloire virile et résistante de Millet relève essentiellement d'un opportunisme médiatique et d'une prébende littéraire.Parce qu'il est une véritable mine d'or, cet éditeur, qui, cumulant Littel et Jenni, vaut à lui seul des millions de chiffre d'affaires. Et quand on considère, bassement peut-être, ce paramètre, on imagine fort bien que l'homme se soit senti pousser des ailes...

    Il y a en effet une corrélation très claire entre l'inflation de l'invective, le goût de la provocation, la mise en scène de soi (dont La Confession négative n'est pas la moindre des traces) et la reconnaissance du pouvoir qu'il a acquis dans la République des Lettres. C'est en considération de cette situation que le texte sur Breivik est une facilité grotesque, et une grossière escroquerie intellectuelle. Millet a fini par confesser sur i-télé, un soir (5), que ce titre était peut-être mal choisi et qu'à la relecture il y avait matière à modification. Voilà un aveu de taille, mais qu'on ne peut prendre tel quel. Trop facile. Il savait ce qu'il faisait. Il voulait faire ce qu'il faisait. Dès lors, venir s'expliquer (ou non) à la télévision n'est qu'un épisode de plus dans la stratégie de reconnaissance qui est la sienne.

    La soif de distinction (au double sens qu'induit cette détermination bourdieusienne) suppose un travail de longue haleine et l'analyse lucide des niches que l'on peut occuper dans le territoire des lettres. Millet a choisi la réaction, l'intégrisme de la langue, une passion pour le classicisme, là où, clairement, il place le temps magnifique de la Littérature, oubliant alors que la Littérature, alors, n'existait pas mais qu'il n'y avait que les Belles Lettres, erreur d'appréciation historique. Dans la stratégie qui est la sienne, le contenu prévaut moins que la posture, le fond moins que la forme. Sur ce plan, on notera l'affaiblissement progressif de l'écrivain Millet depuis qu'il a atteint les hautes sphères tant désirées. Le Sommeil sur les cendres et La Fiancée libanaise sentent la redite et la simplification. Plutôt que d'asséner à répétition ses sentences apocalyptiques, Millet, l'écrivain, ferait mieux de s'interroger sur ce qu'il a encore à écrire.

    Mais revenons à l'objet du délit, objet du délire pour ses vilipendeurs (sur lesquels nous reviendrons au prochain numéro). Il n'y a rien, dans les quelques pages consacrées à Breivik qui ne puissent être mis en écho de ce que cet auteur a déjà publié. Ceux qui aujourd'hui s'alarment et en appellent à la vertu de la littérature ou n'ont jamais lu Millet, ou vivaient loin des territoires hexagonaux, ou prennent la pose. La question n'est donc pas là. En revanche, le titre et la méthode ne laissent pas de surprendre. Éloge littéraire... Pourquoi Millet invoque-t-il ici la littérature ? Faut-il y voir un clin d'œil malin (?) à l'ouvrage de Thomas de Quincey publié en 1854, De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts ? Millet aurait-il une face d'humour noir cachée ? Breivik peut-il être alors un héros de roman, à défaut, dans son sens le plus étroit, romanesque ? Pourquoi pas... Il reste alors non à en percer le mystère (car de cet homme, en soi, il y a sans doute peu à apprendre) mais à en construire une identité remarquable par laquelle le lecteur pourra, dans un retour de la littérature à la vie, tirer une réflexion sur ce que sont la violence et sa légitimation. Si la littérature a sa place dans l'histoire de Breivik, c'est à condition d'en sortir, paradoxalement, de faire de Breivik une source et non pas une vérité. Or, c'est justement à cela que Millet réduit son entreprise éditoriale (6). Il ne prend pas le temps de la métamorphose du style et de l'exploration du monde et des êtres. Il se présente comme le scribe magistral et efficace (dix-huit pages pas plus : du concentré, vous dis-je...) d'une pensée dont lui seul a réussi à décrypter et synthétiser l'ampleur. Tout le brillant de la démonstration tient en cette capacité à nous épargner les 1500 pages du compendium de l'assassin norvégien. Et c'est à partir de cet exploit que Millet nous donne les clés de la violence d'Oslo : une dilution progressive de la culture européenne, l'abandon programmé d'un passé européen par le biais d'une explication essentiellement ethnique et la réduction de la grandeur européenne à son versant classique, chrétien, et blanc.

    Qu'il y ait aujourd'hui un problème majeur avec l'islam est une évidence, n'en déplaise à ceux qui voient dans ce constat les signes d'une islamophobie tout à fait fantasmatique (7), alors que l'antisémitisme ressurgit sans qu'on s'en inquiète outre mesure. Que Millet s'en alarme, c'est son droit et certaines voix peuvent le conforter : de Michel Tribalat à Gilles Kepel (lequel Kepel a singulièrement revu ses analyses si l'on se souvient de ce qu'il écrivait il y a quinze ans). Qu'il affiche haut et fort son attachement catholique, en quoi est-ce méprisable ? Or, il est clair que dans les milieux dopés à l'ouverture des frontières, du monde et, éventuellement de l'esprit, le catholique est un affreux garnement, un réac, un peine à jouir, un intégriste. Passons... Il a le goût classique : il préfère Saint-Simon aux plaisanteries de Léo Scheer, le cardinal de Retz aux œuvres complètes d'Annie Ernaux. Est-ce un crime qu'il ne se retrouve pas dans la littérature contemporaine ? Qu'il fasse comme bon lui semble. Millet n'est qu'un écrivain de plus dans la tradition littéraire des auteurs en combat avec leur temps, avec la décadence qui rôde, avec le mal qui pullule. On peut ainsi se promener de Saint-Simon à lui en passant par Chateaubriand, de Maistre, Flaubert (celui de la correspondance), Barrès, Péguy, Jouhandeau, Cioran... Ceux qu'Antoine Compagnon nomme un peu facilement parfois les anti-modernes.

    En revanche, quand il assimile, et c'est bien le fil conducteur discret de cet Éloge, l'association de la langue à l'ancienneté territoriale, à cette inscription dans l'espace, à cette généalogie immémoriale (8) c'est plus qu'agaçant. C'est absurde. La littérature est-elle réductible à l'ascendance de celui qui l'accomplit ? Millet sur ce point devrait se souvenir que des auteurs, et non des moindres : Strinberg, Nabokov, Conrad, Tabucchi, Beckett, Pessoa..., ont écrit en deux langues, voire trois, et qu'ils n'en sont pas moins des auteurs du dedans de ces langues. De même, est-il nécessaire d'être du plus profond de la francité pour en prendre une part ? Faut-il réduire la littérature au chant itératif d'une délimitation spatiale ad vitam aeternam ? Faut-il être du lieu pour avoir voix au chapitre ? Peu me chaut la judaïté suisse de Cohen, l'antériorité égyptienne d'Albert Cossery, la naissance caraïbe de Chamoiseau. Ou plutôt : elle m'importe, tant j'y entends, loin de tout exotisme, une partition nouvelle (et en même temps dans la continuité) de la langue française.

    La litanie milletienne du territoire n'est au fond que le revers de la médaille différentialiste. Il n'est pas contre ceux qu'il combat, dans le sens où être contre signifierait être ailleurs, dans une autre alternative : il est face à eux. Pas si loin...

    Son Éloge est un ersatz de polémique, un brouillon de pensée, une redite. Cela fait beaucoup pour si peu de pages.

     

     

     

     

     

    (1)Richard Millet, Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d'Anders Breivik, Pierre-Guillaume de Roux, 2012

     

    (2) Trois exemples suffisent (mais c'est déjà beaucoup, en fait) : la si inutile Nelly Kaprièlan dans les Inrocks du 29 août (mais on sait ce qu'elle vaut depuis ses éructations contre Renaud Camus) le réduit à un facho. Classique. L'insuffisant Edouard Launet dans le Libération du 7 septembre 2012 (mais c'est Libé...) ressert la soupe bobo de gauche indigné avec une telle légèreté de contenu qu'on se demande si le pauvre Édouard a vraiment lu Millet ou s'il ne s'est pas plutôt aligné à l'aveugle sur une discussion de café du commerce des amis de Stéphane Hessel. Le meilleur arrive avec Rue 89 qui ne trouve pas mieux, via la plume grotesque d'Aurélie Champagne, de nous pondre une lettre putative du sinistre Breivik à son ami Millet, ce qui ne manquera pas de surprendre, sur deux points. Avoir, en deux temps trois mouvements, les moyens de se glisser dans la peau de Breivik suppose ou une compréhension magnétique de l'individu et de son discours, ou un jeu parodique par quoi le méchant enfonce les portes ouvertes de son propre néant (c'est la deuxième solution, évidemment, que choisit la petite Champagne). Dès lors, la singularité de Breivik est passée à la trappe et le massacre norvégien est une histoire de tueur en série de plus. Ensuite, puisque fausse lettre il y a, on glisse donc dans le fictionnel, dans le littéraire, accréditant de facto le titre ridicule de Millet. Un partout, la balle au centre.

     

    (3)Avec un succès certain qui lui garantit l'impunité : Les Bienveillantes de Littell, L'art français de la guerre de Jenni, c'est lui. Voilà des réussites qui sonnent dans la finance, soit, mais quid de la littérature dans tout cela, vu la médiocrité de ces deux romans...

     

    (4)Dans un numéro du Magazine littéraire de décembre 2007.

     

    (5)Pour un écrivain d'exception, ainsi qu'il se définit lui-même, condescendre à répondre à la sottise journalistique estampillée Canal+ est un manque évident de lucidité. Le propre de l'exception, en ces temps de délire médiatisé, semblerait de s'en tenir aux écrits seuls, de les donner à lire pour ce qu'ils sont et de laisser le tout venant se débrouiller avec eux. Venir sur un plateau télé pour justifier ou faire de l'explication de texte est une veulerie pitoyable, à moins qu'elle ne révèle vraiment ce qui agitait Millet depuis longtemps : faire un prime-time.

     

    (6)J'emploie à dessein le mot entreprise, parce qu'il y a bien là manière de faire de peu une machine à fric, dont se félicitera en premier lieu le petit éditeur qui a eu l'audace (fichtre...) de publier une telle somme.

     

    (7)J'en veux pour preuve le délire des gauchistes au moment de l'affaire Merah et les raccourcis immédiats sur les effluves nauséabondes de la campagne électorale. Pendant une journée, ces enragés moralistes firent une battue médiatique pour trouver le coupable dans les rangs de Marine Le Pen. Pas de chance pour eux. Ce genre de comportement est stupide et dangereux. Il ne fait que renforcer le Front National qui se présente alors en victime. La victimisation ne peut pas être un discours politique, parce qu'on privilégie alors le subjectif, l'affectif, le distinctif.

     

    (8)« ...les noms propres, lesquels durent généralement plus longtemps que les corps et que le souvenir » (Le Renard dans le nom, Folio, p,13). De même : « Les mots sont la seule gloire des disparus – et le français la belle langue des morts, comme le latin celle de Dieu » (Ma vie parmi les ombres, Folio, p. 50)




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  • Sociologie d'état civil

    Sans doute parce qu'ils ont, pour nombre d'entre eux, mal digéré l'héritage bourdieusien, certains sociologues de gauche se sont lancés dans une invraisemblable course à l'enfoncement des portes ouvertes. Ils explorent avec constance les affres de notre société libérale et viennent régulièrement nous révéler à quel point, selon que nous soyons des beaux quartiers ou de la Seine-Saint-Denis, l'avenir n'a pas la même couleur. Le rapport à l'économie, la reconnaissance de soi, l'éducation, la violence, l'accès à la culture, la libre disposition de son corps et de sa sexualité, tous ces paramètres nous différencient, nous distinguent, nous ségrèguent.

    Mais il arrive un temps où, sur ce point, le tour de la question a été fait. Entendons par là qu'elle présente toujours un intérêt mais la multiplicité des sujets qui s'y rapportent, par souci d'originalité, finit par amoindrir la portée du discours. La catastrophe est sans doute que de toutes ces multiples études le pouvoir politique n'en fait pas grand chose. Le sociologue, et c'est regrettable parfois, s'époumonne dans le désert. Il faut dire qu'il a, depuis 68, une tendance fâcheuse au tout venant victimaire qui réduit singulièrement la validité de sa démonstration. Il suffit de voir ce qui s'écrit sur la banlieue. Mais c'est là un autre problème. Pour l'heure, il s'agit de constater que la mise en évidence des inégalités ayant été largement faite, sur les traits les plus significatifs, des sociologues vont fouiller les sujets de second, voire de troisième ordre. Sur ce point, ils ont un point commun avec l'université française en littérature qui s'épuise à retravailler Balzac pour une 5286e thèse. Dès lors, ne reste guère que des bouffonneries comme « la réception de Balzac au Turkestan », « Pots de fleurs, rideaux et damas dans La Comédie humaine », ou bien « Balzac précurseur du Nouveau Roman ». C'est amusant, non ?

    Pour revenir à la sociologie, nous apprenons donc qu'un dénommé Baptiste Coulmont, maître de conférences à l'université Paris-VIII, a fait classer les résultats de 350.000 des 580.000 candidats aux bacs général et technique de l'édition 2012. Cela suppose une logistique dont je ne cherche même pas à évaluer le coût. L'absurdité des finalités suffit à désoler tout esprit sensé. À quoi sert, en effet, une telle débauche d'énergie ? Les mentions Très Bien au bac se trouvent plus facilement chez les Madeleine, Irène, Come et Ariane. Les Marie-Anne, Anne-Claire et Gaspard tiennent eux aussi la route. Idem pour Violette, Apolline, Iris, Béatrice, Judith, Domitille, Hortense, Fleur, Daphné. Si l'on cherche des prénoms plus courants, il faut féliciter les Alice, Juliette et Louise. En revanche, finissent en queue de peloton, Sandy, Kevin, Alison, Jordan, Sofiane ou Youssef.

    La détermination des prénoms renvoie à des pratiques culturelles, sociales et économiques. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour le savoir et plutôt que de se gargariser d'un scientifisme inutile se complaisant dans la stastistique creuse, cet universitaire de salon aurait dû se déplacer dans une vingtaine de salles des profs pour qu'on lui épargne une telle débauche d'énergie. Il aurait pu, en plus, retenir quelques éléments intéressants sur la manière même dont sont perçus, par ceux qui les ont en face, les individus dont les prénoms sont déjà des signatures, si je puis dire. Et dans cette histoire, il faut être clair : Marie-Anastasie fait (peut-être) sourire mais sans plus de conséquences ; Elvis ou Johnny, eux, partent avec un handicap quasi rhédibitoire, qu'on le veuille ou non. Maître de conférence et ne pas savoir que les Dubreuil-Moncoucou ou les Du Tiroir de la Commode n'appellent pas leur fils Brandon ou Dylan, quand dans des milieux populaires, économiquement précaires, culturellement dévalorisés, on n'en trouve à la pelle, c'est grave. Il est néanmoins certain que le sieur Batipste Coulmont le savait d'emblée et que la réponse qu'il nous apporte, comme une révélation, était couru d'avance. Qu'il s'occupe à ce genre de sottes démonstrations sur son temps libre, nul ne lui en voudra. Un garçon boucher découvrit, par sa propre intelligence, les lois de la circulation du sang un demi-siècle après Harvey. C'est à l'honneur de chacun de vouloir user de sa réflexion. En revanche, de meubler le vide de la recherche avec l'aval de l'Université et d'être payé pour si peu, voilà le problème, un problème qui mériterait sans doute un regard plus sociologique.

     

     

    (1) Il y en a de droite : prendre la généalogie Boudon, par exemple.




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  • Bourdieu, nécessaire


    La question n'est pas ici de faire la promotion d'un livre, et en l'espèce de participer d'un petit battage médiatique dont les premiers bénéficiaires sont la maison d'édition et les ayants droit. Mais il s'agit simplement d'évoquer le retour de Bourdieu comme sujet de discussion et non plus comme épouvantail symbolique d'une pensée rétrograde, pas assez moderne, trop marxiste, manquant de poésie. Comme s'il avait fallu à un moment choisir entre lui et la nébuleuse des Deleuze et Derrida.

    Nul doute que son regard sur l'État ne peut recevoir l'aval d'une doxa qui, aujourd'hui, dans une sorte de contre-balancement à la terreur stalinienne (pour être schématique), laquelle terreur signifiait le silence de la population (et son massacre, parfois), n'a comme seule ligne de mire l'opinion publique et le droit fort particulier du consommateur ou du client. Et s'il faut parler de droit particulier, c'est parce qu'il tend vers une conception où la revendication individuelle est l'aune de la construction politique, juridique et morale de la société. Cette manière de procéder a quelque chose de machiavélique : elle met en concurrence les désirs des individus, et l'autre tient le rôle de l'empêcheur d'être heureux. Il s'agit de diviser pour mieux régner. Parce que le paradoxe d'une telle société, qui vante tellement les droits de chacun, tient à ce que cela ne supprime nullement l'État. Au contraire : celui-ci a acquis progressivement une capacité de contrôle démesurée sur les personnes et l'encartage, l'encodage, le profilage généralisés sont là pour nous le rappeler. Mais il a su se saisir d'une opportunité : l'illusion que donne le fantôme de l'opinion publique, de ses expressions contrôlées par des sondages obscurs, des enquêtes bidons, des émissions où l'on accueille des Français de la vie réelle, des interviews bâclées, dans la rue, sur le trottoir, à la sortie d'un cinéma. Il a su entretenir l'illusion de cet espace public dont Habermas s'est fait le champion. L'État s'est mis au service de ceux qui voulaient qu'il fût réduit à peu, sinon pour matraquer, compter, emprisonner, moraliser.

    Pour ce faire, l'État, ou plutôt ceux qui le pensent et l'organisent ont travaillé le double enjeu d'en faire un objet de défiance et de procès perpétuels, pour aboutir entre autres au démantèlement des services publics et à la remise en cause d'une logique de protection sociale efficace, et, dans le même temps, un ordre policier sous-jacent assez redoutable. Le tournant thatchero-reaganien des années 80 aura été, sur ce plan, essentiel. Faire de l'État une peau de chagrin répressive. Bourdieu avait très vite senti combien les apparences étaient trompeuses et qu'il fallait se méfier de ces énarques, de ces grands commis d'État parvenus qui dépeçaient la bête dont ils se nourrissaient à coup de postes lucratifs et de pantouflages à la petite semaine. Il avait, par exemple, très vite repérer ce qu'un Raffarin pouvait produire si on lui laissait la bride sur le cou. Et nous n'aurons pas été déçus, tant le personnage mal fagoté, aux formules absconses et grotesques aura été un premier ministre efficace de la transformation du modèle français en un modèle plus conforme à la doctrine néo-libérale. Il lui fut d'autant plus aisé de mettre en œuvre ce changement, cette nouvelle gouvernance qu'il bénéficiait de l'appui des media, dont les pires critiques touchaient moins le fond que la forme.

    Bourdieu avait depuis longtemps souligné la collusion des instances médiatiques avec l'appareil d'État, et pas seulement si l'on se référait à l'époque dorée du gaullisme, de Michel Droit et de l'ORTF. Époque dorée, en effet : pas seulement parce que le muselage y fut net et précis, mais parce qu'elle permit d'être un argument fallacieux pour ceux qui prétendaient nous accorder plus de liberté, sur les ondes, entre autres. À commencer par la gauche de 1981. Combien furent bénis les exemples caricaturaux de la verve gaullienne, pour signifier que l'état PS n'existait pas, que le verbe mitterrandien n'était pas du mépris mais du style, etc. Il faut se rappeler de l'acharnement de Jean-Marie Cavada, en 1996, dans "Arrêt sur image", à vouloir discréditer Bourdieu qui s'en prenait au mirage télévisuel. Il fit l'objet d'une haine dans sa critique des media que seule la vindicte des littéraires dépassa en intensité, lorsque parut en 1992 Les Règles de l'art où il remettait à leur place les partisans de l'artiste pure inspiration, sorte d'apesanteur romantique que les gardiens du temple de la Beauté et de l'Art présentaient comme la seule manière d'écrire. Il n'était pas admissible d'introduire le concept d'habitus chez l'écrivain, et la notion de champ était elle aussi inacceptable (depuis, on la trouve dans tout ce qui touche à la sociologie de la littérature, et les suiveurs de Bourdieu, à la manière d'un Lahire, n'ont travaillé qu'à la marge, mis un mot pour un autre, histoire de se signaler).

    Bourdieu est mort en 2002. Il professait au Collège de France. Personne n'a été choisi pour poursuivre dans cette institution le travail considérable qu'il avait entrepris. On eût pu penser à un Christophe Charles, par exemple. On s'est empressé de s'en débarrasser, alors qu'il faut lire Bourdieu, tout Bourdieu, jusque dans ses excès, jusque dans ses contradictions, jusque dans son Esquisse pour une auto-analyse. Il faut le lire parce qu'il est de ceux qui ont le mieux percé les enjeux de la construction sociale par delà l'économie, dans la politique culturelle initiée dès l'enfance par ce qu'il appelle la distinction, par cet habitus dont la maîtrise est une arme redoutable, redoutable car ins-ciente, redoutable jusqu'à pouvoir être plus puissante que les politiques explicites en matière éducative et sociale. Telle est la grande force du discours bourdieusien : désiller notre esprit devant un monde qui tend à nous faire croire que les choses sont ce qu'elles sont.

    Sur l'Etat


    PIerre Bourdieu, Sur l'Etat - Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 2012

  • Littérature en tubes

     

     

    Arcimboldo, Le Bibliothécaire, 1566 (Château de Skokloster)

     

    Novembre est pour le monde éditorial le moment des prix. Une sorte de salon de l'agriculture de la page imprimée, où l'on va savoir si les semences ont été bonnes et la moisson grasse. Les grandes écuries (ainsi qu'on les définit désormais : les écrivains sont des chevaux sur lesquels on mise) espèrent rentabiliser leurs investissements (1), les auteurs faire fructifier leur imagination et leur vision du monde. Ainsi se pliera-t-on au raout médiatique, aux étonnements angéliques, aux émotions tremblantes, parfois même à un retour d'exil nécessaire... Tout le monde aura bien fait son travail et les livres récompensés, dont la médiocrité est parfois sidérante (2), verseront, même en cas de succès mitigé, à qui de droit une manne substantielle.

    Les collusions entre membres des jurys et les éditeurs sont tellement connues qu'il n'y a pas lieu de s'étendre ; le ridicule de certains rachats non plus (3). De toute manière ce genre de contestation vire, aux yeux de  ceux qu'elle vise, à l'attaque gratuite, à l'expression d'un ressentiment, etc, etc, etc.

    Il vaut mieux rire, être plus léger et raconter une petite histoire.

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    Il y a une quinzaine d'années, l'écrivain Dominique Noguez envoie à vingt maisons d'éditions françaises et francophones (et non des moindres) un manuscrit sous le pseudonyme de Virginie Lalou, intitulé Madame Beauchemin. Essayait-il de vérifier que, abstraction faite de sa notoriété, son écriture passerait le filtre des lecteurs de ces multiples entreprises culturelles, ainsi que le fit Doris Lessing avec son propre éditeur ? Auquel cas il faut reconnaître que son orgueil en eût été profondément affecté, puisque cette énigmatique Virginie essuya vingt refus, avec parfois quelques commentaires acerbes. Non, ce n'était pas de lui qu'il s'agissait, sans quoi l'aventure eût manqué d'un peu de piment. Il avait simplement repris la traduction française de Mrs Dalloway faite en 1925, en  en modifiant de très légers détails. C'est ainsi que Virginia Woolf, si elle avait encore été de ce monde, aurait appris qu'elle proposait avec ce roman un «mode narratif insuffisamment travaillé et élaboré». Une telle précision dans le reproche n'est pas inintéressante parce qu'elle considère la structure même de l'œuvre et exclut de fait la réserve que l'on pourrait apporter à la démonstration, celle des défauts de la traduction.

    Devant une telle situation, deux alternatives possibles : ou bien les maisons d'éditions ne lisent pas les manuscrits envoyés par la poste, ce qu'elles pourront toujours justifier par l'inflation des propositions qu'on leur fait ; ou bien, et c'est évidemment beaucoup plus gênant, le degré d'incompétence des premiers filtres est tout bonnement remarquable, puisque pas un n'a reconnu un des grands romans du XXème siècle. Pour un homme aussi avisé que l'est Dominique Noguez, il ne fait guère de doute que la supercherie à grande échelle n'était pas une prise de risque inconsidérée mais la condition sine qua non pour révéler dans quel système nous étions désormais arrivés. Et ce n'est pas la pirouette de Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, écrivant à Dominique Noguez pour moquer sa naïveté à  croire "qu'en 1995 on peut se satisfaire d'un manuscrit comme Mrs Dalloway", ce n'est pas cette pirouette qui change le fond du problème, sinon qu'elle sent la vanité blessée (mais il faut bien admettre que l'affaire n'est pas glorieuse) et plus encore, qu'elle cache un élément plus décisif sans doute : l'évolution de ces maisons vers le carcan des "lignes éditoriales" qui ne sont qu'un avatar pseudo-esthétique des pratiques de détermination et de distinction dans le champ littéraire (4).

    Cette facétie n'est pas unique : un journaliste belge avait lui choisi Les Chants de Maldoror. Seul Gallimard, qui l'édite dans l'édition de La Pléiade, ne s'est pas laissé prendre mais Stock, Grasset, Le Seuil ont plongé.

    Tout cela a-t-il une réelle importance ? Il y a déjà dans l'histoire des œuvres parues tant d'injustice, de reconnaissances posthumes (Aloysius Bertrand, Lautréamont, John Kennedy Toole...) qu'il ne faut pas se formaliser des ratages contemporains. L'erreur est humaine. Nul ne le conteste. Et ce serait justement céder à une logique du "zéro défaut" fort prisée aujourd'hui dans la "culture libérale" (et les guillemets s'imposent)  que d'exiger la perfection des éditeurs... On aimerait simplement un peu plus d'humilité de la part de ceux qui pavanent dans le marécage germanopratin.

     

    (1)Sur les dérives économiques de « l'industrie du livre » (pour parler comme les penseurs de l'École de Francfort). Sur ce point le témoignage d'André Schifrin dans L'Édition sans éditeur, Paris, La Fabrique, 1999, dans le contexte américain, est édifiant.

    (2)Mais ce n'est pas le sujet de ce billet. On peut néanmoins fureter sur les étals des libraires et inspecter la fraîcheur de la nouveauté formatée pour égayer nos soirées d'automne, quand le quidam s'offre le Goncourt ou le Renaudot pour sa lecture annuelle. Quand, en 2005, on honore Bouraoui, Weyergans, Toussaint et Jauffret plutôt que le Waltenberg d'Hédi Kaddour, on se dit cependant que la messe est dite.

    (3)Comme d'attribuer le Goncourt à Marguerite Duras pour L'Amant en 1984. Elle n'est plus alors un jeune auteur qu'il faudrait aider, que je sache. Et ce roman est si éloigné dans sa qualité de ce que furent Barrage contre le Pacifique, et surtout Le Ravissement de Lol V Stein qu'il faut reconnaître que s'amender de cette manière est parfois plus grotesque encore que de s'être trompé il y a déjà fort longtemps.

    (4)Encore une fois la lecture des Règles de l'art de Bourdieu s'avère indispensable.