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marguerite duras

  • Woody Allen, provincial

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    Michael Murphy, Diane Keaton, Woody Allen et Mariel Hemingway

     

    Manhattan. Je l'ai vu une première fois il y a un peu plus de vingt-cinq ans. Je me souviens que j'avais ri, trouvé si spirituelle la débauche verbale, le caractère intello-vaudevillesque centré sur un personnage si peu charismatique. Peut-être était-ce un effet de jeunesse mais la maladresse dérisoire du héros me semblait attachante. Pris (mais pas trop...) entre la tentation d'une trentenaire sarcastique qui désarmorce à la minute sa tendance nombriliste et sa liaison avec une demoiselle de dix-sept ans, dont il savoure le caractère un peu sauvage (ce qui s'applique autant à la liaison qu'à la demoiselle), où se mêlent l'angoisse de l'interdit et l'exaltation narcissique, le héros de Manhattan développait une dialectique tout en trompe l'œil, dans laquelle la parole, sans cesse réactualisée, se démentait jusqu'à dévoiler la dimension aporétique de toutes ses postures.  J'y avais alors vu une distance critique, un second degré que symbolisait, en quelque sorte, le début même du film : les multiples réécritures pour introduire New York, les tentatives pour esquisser la singularité. Cela sonnait comme un avertissement sur la sincérité du langage. Manhattan, dans sa déambulation en vase clos, ses discussions interminables, tatillonnes et vaines, semblait la quintessence du spirituel (dans l'ordre du wit, de ce qui peut prendre la forme de l'humour juif, quoique pas seulement). Woody Allen, son visage lunaire, son regard toujours en alerte, son corps malingre, sa gestuelle maladroite, son débit hâché, donnait une vigueur nouvelle au anti-héros. Il avait tout pour plaire, un je-ne-sais-quoi de littéraire.

    J'ai revu le film (deux fois) il y a une douzaine d'années. Une part de la magie, et de l'esprit qui s'y rattachait, avait disparu. Demeurait un charme, par intermittence : la frimousse de Mariel Hemingway, la mélancolie de quelques discussions entre Allen et Diane Keaton, des plans sur la ville, le noir et blanc (dont on voudrait croire en même temps qu'il ne fût pas un cache-misère esthétique). Les dialogues n'avaient pas tant vieilli dans leur fond que dans leur forme : la cacophonie énervée où étaient plongés les personnages sentait le surjoué. L'intention était repérable. Manhattan, cousu de fil blanc. Il faut dire que dans l'intervalle je m'étais familiarisé avec l'entreprise Woody Allen Ltd : blagues, nombril et looser. Demandez le dépliant. Il avait, avec la constance survitaminée d'un boutiquier qui prend de l'importance, produit annuellement. Une seule collection. Toujours la même. Et Manhattan apparaissait tout à coup comme l'œuvre fondatrice contenant toutes celles qui suivraient, et Woody Allen devenait un styliste ayant eu un jour une idée (mais bonne, l'idée !) dont il déclinerait les versions les plus convenues. J'éprouvais, à revoir ce film, un étrange sentiment de déjà-vu (à prononcer à l'anglaise...), une prévisibilité épuisée : ritournelle et sclérose...

    Déjà vu, déjà filmé. Reproche un peu facile, si l'on considère que certains cinéastes, et non des moindres, ont partie liée avec la répétition (à des titres divers : Bergmann, Tarkovski, Rohmer, Godard, Tati, Fellini, Antonioni...). Mais il y a une différence fondamentale : Woody Allen est le sujet de ses films ; l'univers de ses films correspond à son univers. Et c'est en revoyant Manhattan, une dernière fois, dernièrement, vision incomplète, faut-il l'avouer, tant l'ennui et l'agacement m'avaient gagné, que l'indulgence post-adolescente a définitivement rendu les armes. Plus rien à entendre qu'un verbiage boursouflé ; plus rien à voir qu'une série de clichés dans lesquels le cinéaste joue assez sérieusement en fait l'intellectuel. Intellectuel nourri et jouissant de ses certitudes, incapable d'appréhender l'altérité car il se croit l'absolu de l'altérité. Et de me souvenir alors d'un commentaire à la hache de Marguerite Duras paru dans Les Cahiers du cinéma, en juin 1980, repris en 2006 dans Les Yeux verts. Elle vient de voir Annie Hall et son article compare Chaplin et Allen :

    "À côté de (Chaplin), Woody Allen est avare, c'est un épargnant. Il est dans une série de numéros, de scènes plus ou moins réussies, dans toute une série de gags très très joués, très calculés, très locaux, très "pris sur le vif", et en fait très élaborés. C'est, de la même façon que l'on parle de "parisianisme", le "new yorkisme" de nos années-ci. Je n'ai pas retrouvé New York Dans Annie Hall [...] Woody Allen est parfaitement bien à New York. Je ne reconnais pas en lui cette espèce de dimension illimitée, égarée, propre aux juifs [...] Woody Allen, c'est des pièces, des morceaux avec des coutures entre eux."

    Et elle a raison, à plus d'un titre. Tout n'est chez lui qu'astuces scéniques, frivolité, phrases/phrasé. La drôlerie n'est plus qu'une estampille. On reconnaît la  triple patte du scénariste-réalisateur-acteur : ses tics et ses pratiques. Sur ce point, l'univers de Woody Allen sent le renfermé. Son "new yorkisme", comme l'écrit si bien Duras, est un "parisianisme", c'est-à-dire l'inverse d'une ouverture : un repli identitaire avant la lettre. Mais de celui-là, il n'est pas question de médire. C'est que nous sommes dans Greenwich, sur la Cinquième, (comme on est au Rostand, au Luxembourg, ou à Saint-André-des-Arts...) ! Cela change tout. Pourtant, il n'en est rien. Manhattan pue le provincialisme chic. La ville n'est qu'un arrière-plan, un produit d'appel trompeur. Elle prend des allures de petit village branché. La violence, l'angoisse, l'underground, le clair-obscur, l'inattendu n'apparaissent pas. Une sorte de gated community du bon goût au milieu de laquelle trône le sieur Allen. Manhattan a perdu sa tendresse (et donc son sens) parce que j'avais pris, juvénile et naïf, le style de ce cinéaste pour une manière inédite de refaire/défaire le monde en ironisant sur les fragilités de l'homme. Je me suis trompé, et lourdement.  C'est un film muet, ou pour être plus juste : aphasique, comme l'est l'œuvre d'Allen. Cela aurait pu prendre des dimensions tragiques et peut-être toucher en profondeur. Mais le tragique suppose que l'on renonce à la maîtrise. Et de cela, il n'en est pas question. C'est en ce sens que je n'ai pas pu regarder ce film  plus longtemps : il y avait dans les images qui défilaient une confiance en soi du réalisateur telle que j'ai fini par me dire qu'il était profondément américain, ce garçon, oui, profondément américain, un peu comme un péquenot du Montana. Mais c'est très méchant de dire cela : il est new yorkais, vous comprenez : new-yor-kais ! Voilà le drame : il ne sait pas que le monde existe...

  • Littérature en tubes

     

     

    Arcimboldo, Le Bibliothécaire, 1566 (Château de Skokloster)

     

    Novembre est pour le monde éditorial le moment des prix. Une sorte de salon de l'agriculture de la page imprimée, où l'on va savoir si les semences ont été bonnes et la moisson grasse. Les grandes écuries (ainsi qu'on les définit désormais : les écrivains sont des chevaux sur lesquels on mise) espèrent rentabiliser leurs investissements (1), les auteurs faire fructifier leur imagination et leur vision du monde. Ainsi se pliera-t-on au raout médiatique, aux étonnements angéliques, aux émotions tremblantes, parfois même à un retour d'exil nécessaire... Tout le monde aura bien fait son travail et les livres récompensés, dont la médiocrité est parfois sidérante (2), verseront, même en cas de succès mitigé, à qui de droit une manne substantielle.

    Les collusions entre membres des jurys et les éditeurs sont tellement connues qu'il n'y a pas lieu de s'étendre ; le ridicule de certains rachats non plus (3). De toute manière ce genre de contestation vire, aux yeux de  ceux qu'elle vise, à l'attaque gratuite, à l'expression d'un ressentiment, etc, etc, etc.

    Il vaut mieux rire, être plus léger et raconter une petite histoire.

     *

    Il y a une quinzaine d'années, l'écrivain Dominique Noguez envoie à vingt maisons d'éditions françaises et francophones (et non des moindres) un manuscrit sous le pseudonyme de Virginie Lalou, intitulé Madame Beauchemin. Essayait-il de vérifier que, abstraction faite de sa notoriété, son écriture passerait le filtre des lecteurs de ces multiples entreprises culturelles, ainsi que le fit Doris Lessing avec son propre éditeur ? Auquel cas il faut reconnaître que son orgueil en eût été profondément affecté, puisque cette énigmatique Virginie essuya vingt refus, avec parfois quelques commentaires acerbes. Non, ce n'était pas de lui qu'il s'agissait, sans quoi l'aventure eût manqué d'un peu de piment. Il avait simplement repris la traduction française de Mrs Dalloway faite en 1925, en  en modifiant de très légers détails. C'est ainsi que Virginia Woolf, si elle avait encore été de ce monde, aurait appris qu'elle proposait avec ce roman un «mode narratif insuffisamment travaillé et élaboré». Une telle précision dans le reproche n'est pas inintéressante parce qu'elle considère la structure même de l'œuvre et exclut de fait la réserve que l'on pourrait apporter à la démonstration, celle des défauts de la traduction.

    Devant une telle situation, deux alternatives possibles : ou bien les maisons d'éditions ne lisent pas les manuscrits envoyés par la poste, ce qu'elles pourront toujours justifier par l'inflation des propositions qu'on leur fait ; ou bien, et c'est évidemment beaucoup plus gênant, le degré d'incompétence des premiers filtres est tout bonnement remarquable, puisque pas un n'a reconnu un des grands romans du XXème siècle. Pour un homme aussi avisé que l'est Dominique Noguez, il ne fait guère de doute que la supercherie à grande échelle n'était pas une prise de risque inconsidérée mais la condition sine qua non pour révéler dans quel système nous étions désormais arrivés. Et ce n'est pas la pirouette de Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, écrivant à Dominique Noguez pour moquer sa naïveté à  croire "qu'en 1995 on peut se satisfaire d'un manuscrit comme Mrs Dalloway", ce n'est pas cette pirouette qui change le fond du problème, sinon qu'elle sent la vanité blessée (mais il faut bien admettre que l'affaire n'est pas glorieuse) et plus encore, qu'elle cache un élément plus décisif sans doute : l'évolution de ces maisons vers le carcan des "lignes éditoriales" qui ne sont qu'un avatar pseudo-esthétique des pratiques de détermination et de distinction dans le champ littéraire (4).

    Cette facétie n'est pas unique : un journaliste belge avait lui choisi Les Chants de Maldoror. Seul Gallimard, qui l'édite dans l'édition de La Pléiade, ne s'est pas laissé prendre mais Stock, Grasset, Le Seuil ont plongé.

    Tout cela a-t-il une réelle importance ? Il y a déjà dans l'histoire des œuvres parues tant d'injustice, de reconnaissances posthumes (Aloysius Bertrand, Lautréamont, John Kennedy Toole...) qu'il ne faut pas se formaliser des ratages contemporains. L'erreur est humaine. Nul ne le conteste. Et ce serait justement céder à une logique du "zéro défaut" fort prisée aujourd'hui dans la "culture libérale" (et les guillemets s'imposent)  que d'exiger la perfection des éditeurs... On aimerait simplement un peu plus d'humilité de la part de ceux qui pavanent dans le marécage germanopratin.

     

    (1)Sur les dérives économiques de « l'industrie du livre » (pour parler comme les penseurs de l'École de Francfort). Sur ce point le témoignage d'André Schifrin dans L'Édition sans éditeur, Paris, La Fabrique, 1999, dans le contexte américain, est édifiant.

    (2)Mais ce n'est pas le sujet de ce billet. On peut néanmoins fureter sur les étals des libraires et inspecter la fraîcheur de la nouveauté formatée pour égayer nos soirées d'automne, quand le quidam s'offre le Goncourt ou le Renaudot pour sa lecture annuelle. Quand, en 2005, on honore Bouraoui, Weyergans, Toussaint et Jauffret plutôt que le Waltenberg d'Hédi Kaddour, on se dit cependant que la messe est dite.

    (3)Comme d'attribuer le Goncourt à Marguerite Duras pour L'Amant en 1984. Elle n'est plus alors un jeune auteur qu'il faudrait aider, que je sache. Et ce roman est si éloigné dans sa qualité de ce que furent Barrage contre le Pacifique, et surtout Le Ravissement de Lol V Stein qu'il faut reconnaître que s'amender de cette manière est parfois plus grotesque encore que de s'être trompé il y a déjà fort longtemps.

    (4)Encore une fois la lecture des Règles de l'art de Bourdieu s'avère indispensable.

  • Météorologiques

     

    La pluie en été. Parce que la fenêtre ouverte. La fraîcheur. Cette association momentanée des contraires en une hostilité bienfaisante. L'orage plus encore, quand se confondent la suspension de la chaleur et le souvenir vague des ondées hivernales, de celles qui nous faisaient frémir derrière la vitre, et d'un léger mouvement de tête nous apercevions les boucles fumantes du thé ou du café. La pluie nocturne et chaleureuse, tombant droit, restant au seuil de la demeure pour ne laisser que sa respiration de fond marin (et l'on pense, quand on s'est approché du rectangle de la fenêtre, à ces courants qui soudain saisissent le corps et le réveillent de sa langueur de baignade, si bien que la pluie d'été, en bord de mer, la nuit, est un véritable retournement à même le sol de ce qui fut vécu en plein soleil dans la brassée de l'océan).

    J'aime les pluies d'été, comme le souvenir durassien d'un monde irrésolu à notre seul bonheur du moment. Les gouttes serrées comme un treillage de bruit continu plaquent au sol les voix, les musiques, les poussières, les brutales humanités. C'est la matière (boue, macadam, gravier,...) qui fait rebond, le grain de chaque centimètre carré que j'écoute et qui me pousse à me taire.